Armée : libérez les 15 !

À Pau, Bigeard a exposé en chiffres le bilan provisoire de sa bataille contre les comités de soldats : il en existait, selon lui, quatre-vingt dont vingt auraient été détruits, rayés de la carte, « coulés » comme à la bataille navale. Restent soixante…

La guerre-éclair déclarée par le gouvernement au mouvement des soldats a un double objectif : démanteler les comités et briser le soutien que leur apporte le mouvement ouvrier.

En effet, malgré les réticences et les dérobades, l’essor et l’activité des comités de soldats ont imposé aux partis ouvriers et aux syndicats de prendre leur défense. En juillet dernier, la Convention pour l’armée nouvelle (animée par le Parti socialiste, chez les cadres notamment) annonçait la création d’une « branche Appelés ». Après le coup de gueule de Chirac à l’Assemblée, Jean-Michel Catala apportait, à l’occasion d’une conférence de presse, le soutien de la Jeunesse communiste « au mouvement des comités de soldats (L’Humanité du 29 novembre). Enfin, dans une tribune au Monde, Jeanine Marest, secrétaire confédérale de la CGT, reconnaissait que les « comités de soldats peuvent jouer un rôle positif ».

Le fait est donc là. Les uns ou les autres peuvent ergoter sur la nature des comités de soldats, préciser que leur soutien va aux comités de masse et non aux « comités révolutionnaires ». Ils reconnaissent leur existence et leur représentativité ; ils en prennent la défense.

Pourtant l’attaque du gouvernement commence déjà à faire sentir ses effets. Chaque nouvelle prise de position apporte de nouvelles nuances et annonce de possibles reculades. Sitôt rentré des États-Unis, Mitterrand explique qu’il ne faut pas tomber dans une querelle de mots, qu’il y a comités et comités, et que les comités tels qu’il les entend ressembleraient plutôt aux clubs de soldats que les réformes annoncent et dont le Parti communiste fait sa principale revendication. Pour répondre aux vœux de Mitterrand et ne pas en rester aux confusions terminologiques, il faudrait être plus précis. Pour sa part, Bigeard s’est empressé de mettre les points sur les i : la hiérarchie serait disposée à envisager toute forme de concertation ou participation ; mais point de délégués des soldats. « Pourquoi les élire ? », s’écrie Bigeard, puisque tout soldat peut aller se plaindre à Bigeard, puisque tout soldat peut aller se plaindre à son supérieur qui reste, comme au bon vieux temps le père du régiment.

L’intolérable aux yeux des Bourges, Chirac et compagnie, c’est le caractère subversif des comités : atteinte au moral des armées, à la Défense nationale, à l’indépendance nationale…

Mais au nom de quelle Défense nationale parlent-ils ? Chaque fois que l’État-major a eu à choisir entre l’ennemi extérieur et « l’ennemi intérieur », il a dirigé ses coups contre le second. En 1871, il n’a pas hésité à faire cause commune avec l’armée de Bismarck contre les communards insurgés. En 1940, l’armée était mobilisée contre le péril rouge, davantage que contre le nazisme. Il faut remonter aux soldats de l’an II pour pouvoir citer une armée victorieuse… mais c’était l’armée d’une République révolutionnaire, dont les officiers étaient élus par la troupe, par des comités de soldats, en quelque sorte !

Quant à l’indépendance nationale, nous répondons que nous sommes pour toutes les indépendances nationales. Que nous étions pour l’indépendance nationale des Vietnamiens et des Algériens, à une époque où Bigeard en personne la combattait les armes à la main. Et que nous sommes aujourd’hui pour l’indépendance nationale des Antilles occupées militairement par l’armée de Bourges et de Bigeard.

Au demeurant, les défaites d’Algérie et d’Indochine n’ont pas peu contribué à la démoralisation de l’armée qui alarme à présent les généraux. Ce ne sont pas las comités qui démoralisent l’armée, mais le fait d’être privé de tout droit, le fait d’être soumis à une discipline abêtissante, le fait d’être commandé par des tortionnaires qui suscite la mobilisation légitime du contingent.

Aujourd’hui, à 18 ans, les soldats sont majeurs, y compris aux yeux de la loi bourgeoise. En s’organisant dans l’armée, ils refusent que leurs droits, qui sont ceux de tous les travailleurs, soient mis entre parenthèses.

Avec les conscrits inculpés de Besançon, ils exigent le droit de se défendre en constituant une organisation syndicale unitaire liée au mouvement ouvrier.

Face à cette exigence, les objections avancées par les directions réformistes du mouvement ouvrier apparaissant de plus en plus dérisoires.

Dans France Nouvelle, Louis Baillot invoque, au nom du PCF, la « situation passagère » des conscrits et le fait qu’ils n’aient pas de patrons, mais seulement des chefs. De tels arguments n’ont jamais été avancés par le PCF pour nier à l’Unef tout caractère syndical, alors qu’ils pourraient s’appliquer point par point aux étudiants… Dans Le Monde, Jeanine Marest ajoute, au nom de la CGT, que les soldats ne proviennent pas de la même classe (et les étudiants ?) et surtout que la situation « pluraliste » du mouvement syndical ne pourrait que diviser le contingent qui a le plus grand besoin d’unité. Nous y voyons au contraire un argument supplémentaire en faveur de l’unification syndicale au sein d’une centrale unique et démocratique. En tout cas, rien n’empêche de commencer à mettre cette unité en pratique dans les casernes par la création de sections syndicales unitaires parrainées en commun par la CGT, la CFDT et la Fen.

Baillot concluait la semaine passée son article dans France Nouvelle contre la perspective d’un syndicat de soldats par cet argument stupéfiant : le principal danger serait que Bigeard « devienne président du syndicat des conscrits ».

Bigeard ne semble pas aussi optimiste quant à ses chances de promotion syndicale. En tout cas, il a ouvert le feu sur les comités de soldats.

Quinze appelés sont déjà inculpés. Quatorze emprisonnés. D’autres inculpations semblent devoir suivre.

La mobilisation la plus large et la plus rapide est nécessaire pour défendre le droit des soldats à s’organiser dans la lutte pour leurs revendications, aux côtés de la classe ouvrière.

Rouge, 5 décembre 1975
www.danielbensaid.org

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