Correspondance avec Jean-François Vilar (septembre 1993)

Nous avons retrouvé plusieurs courriers de Daniel Bensaïd envoyés à Jean-François Vilar1. Ne pouvant nous transmettre sa propre correspondance, il nous a néanmoins autorisés à publier ces quelques lettres. Nous espérons que d’autres correspondances pourront venir enrichir le site… Le genre se perd malheureusement un peu trop en ces temps où la « vitesse » prime !

Cher Jean-François,

Ta lettre vagabonde m’est parvenue avec pas mal de retard. Pas assez cependant pour excuser une réponse aussi tardive. J’ai été occupé par Risoul, j’ai pensé t’y voir. Puis j’ai traîné.

J’irai aussi à sauts et à gambades, en tâchant de ne pas perdre le fil.
D’abord, ce qui relève du malentendu.

Je comprends bien que le récit et la fiction ont leurs logiques propres. Dans son énoncé même, un « salon du livre antifasciste » annexe (involontairement sans doute) le livre à l’idéologie mercenaire. Sans doute un salon antifasciste du livre serait-il un moindre mal si le télescopage des mots ne les rendait imprononçables. Comme les difficultés à dire sont toujours révélatrices d’autre chose, j’ajoute que ce principe de labellisation classificatoire réveille le mythe d’un antifascisme minimaliste, de type Amsterdam Pleyel, dont l’appel estival des intellectuels à la vigilance constitue une autre manifestation.

Également d’accord, lorsque tu assignes une fonction exploratoire (si ce n’est du roman, ce serait une autre question) à l’écriture de fiction émancipée d’une servitude instrumentale. Tu es trop prudent en plaçant cette fonction en sursis (« pour un temps »). Ce temps durera longtemps. Aussi longtemps que, transformer le monde, ce sera encore l’interpréter. Cette exploration revêt simplement une actualité particulière dans un moment d’affaissements et de surrections, de désillusions et de tâtonnements, bref de remue-ménage propice à la floraison de genres non discursifs. En tout cas, je ne vois là ni repli ni désertion politique. Même quand la distance envers les tribunes est revendiquée à la manière de Bailly : sa Pandora et sa Description d’Olonnes sont plus critiques que mille platitudes politiques.

Je crois comprendre aussi le rôle spécifique de la mémoire et de l’histoire en Tchéco et dans les pays où l’on ne savait pas, comme tu le rappelles, de quoi demain le passé serait fait. Mais le danger semble déjà grand de voir simplement la mythologie stalinienne s’inverser, anges et démons échanger leurs rôles, sans que l’intelligibilité historique y gagne le moins du monde. Peut-être l’ampleur du désastre impose-t-elle une autre manière de penser l’histoire et sa temporalité. J’ai été frappé à ce sujet par les quelques textes de Guefter que j’ai pu lire en français (ainsi que par un article inédit de Véronique Garro). Il retrouve parfois littéralement, sans jamais l’avoir lu, des formules de Benjamin sur l’histoire. J’attends avec curiosité ses essais qui devraient paraître chez Verdier.

Quant à Rose Selavy et aux obsèques de Naville, j’ai seulement été irrité de ce que j’ai cru percevoir dans le papier de Rouge : un ton de pieux reproche envers les manquements éventuels à un devoir de fidélité.

L’essentiel de ta lettre est ailleurs. Il tourne évidemment autour de la guerre yougoslave et de la manière dont elle met à l’épreuve notre jugement et notre comportement.

1. L’incapacité originelle de notre courant à penser la singularité du système nazi, « plus exactement le nazisme et son irrationnel ». Il y a sans doute trop longtemps que je n’ai pas relu ces vieux textes. Mais je n’en ai pas le même souvenir que toi. « Pour Trotski, Naville, écris-tu, le nazisme n’est qu’une domination de classe un peu plus musclée qu’une autre. » J’aurais plutôt cru que cette réduction du régime d’exception à une variante ordinaire de la dictature de classe était le fait des staliniens. Il me semblait que les Écrits sur l’Allemagne en particulier insistaient sur la spécificité et les périls de cette forme inédite de domination au point de fonder une politique elle aussi tout aussi spécifique de résistance à la résistible ascension.

2. J’en reste donc à l’idée qu’il y a plutôt une capacité originelle à se frayer une voie à travers les « broussailles de la folie et du mythe » pour pister le rationnel du nazisme. C’est sans doute insuffisant. Et tous les développements symboliques, psychanalytiques, culturels ultérieurs ne semblent nullement dérisoires. Mais je pense aujourd’hui comme hier que la première urgence demeure de faire éclater ce noyau rationnel sous l’enveloppe apparemment impénétrable de l’irrationalité. La guerre de Bosnie requiert sans doute une pluralité d’éclairages et d’interprétations. Mais la démission est déjà là quand on met d’abord l’accent sur son irrationalité de « guerre d’un autre âge ». Sans doute faut-il inventer une « multi-intelligibilité » selon laquelle un tel conflit ne serait pas réductible à tel ou tel facteur explicatif. Mais il reste avant tout un conflit contemporain dont les ressorts sont compréhensibles dans l’histoire de la Yougoslavie et des Balkans, dans l’horizon géopolitique de la crise actuelle, dans les redistributions territoriales et étatiques qu’elle annonce. L’effet « portier de nuit » (le grossissement horrifié-fasciné de l’irrationnel) tend trop souvent dans nos médias à briser les pauvres fils d’intelligibilité dont nous disposons et à dépolitiser en conséquence (j’y tiens, et ce n’est pas à toi que ce reproche s’adresse) la critique pour la réduire à une protestation éthique.

Accessoirement : si je partageais ta conviction selon laquelle « le nazisme nous échappe quasi totalement » (en tout cas plus que le stalinisme), je regarderais encore plus à l’utiliser comme référence analogique.

3. Bien sûr, toutes ces précautions et nuances se mesurent à l’aune de la décision politique. Je ne pense pas du tout que nos positions (là je parle de la Ligue) soient dans leur évolution exemptes de reproches ou de défauts. Je te demande seulement de te souvenir qu’une opinion collective ne bouge pas au rythme des convictions individuelles.

Alors, indulgence pro-Serbe ? Honnêtement, je ne le pense pas. Le problème aurait pu se poser. Les penchants que tu as relevés dans la Nouvelle Alternative traduisent sans aucun doute une influence grecque. Tu sais que la gauche et l’extrême gauche grecque (on peut le regretter) ont un autre point de vue géopolitique qui fait de l’intervention américano-turque le principal péril dans la région. D’autres, peu suspects de philostalinisme tardif comme Moshe Lewin, m’ont surpris, non en soutenant Milosevic tout de même, mais en s’arc-boutant abstraitement à l’unité yougoslave contre le danger d’explosion nationaliste et d’expansionnisme germanique. Cela n’a jamais été notre position puisque nous avons soutenu dès le premier jour le droit des Croates, Slovènes à un État indépendant, même si nous étions contre la façon dont s’est faite la reconnaissance de ces indépendances sans garanties préalables pour les minorités respectives. Or, le soutien effectif au droit à l’autodétermination était bien dans l’affaire la pierre de touche.

On a en revanche beaucoup reproché à Catherine en particulier (et à ses articles du Monde diplomatique) ses dénonciations de la coresponsabilité serbo-croate dans la purification ethnique (au moment où Finkielkraut, BHL et consorts avaient pour Tudjman les yeux de Chimène). Catherine a toujours eu la prudence d’insister sur l’asymétrie dans l’ampleur de la purification, des camps, etc., tout en soulignant la logique convergente des intérêts politiques. Ici encore, la rationalité a eu ses vertus. La question semble désormais entendue. Le livre noir de Reporters sans frontières, le livre de Rupnik, les témoignages de la Croix-Rouge, les articles de Catherine Lutard, etc. apportent assez d’arguments probants. Il me semblerait plus juste de reconnaître que sur ce point décisif nous avons eu raison avec quelques longueurs d’avance que de continuer d’affirmer comme tu le fais que « Rouge tente d’exonérer les Serbes ».

4. Il aurait fallu, il faudrait encore dénoncer la non-intervention. Si je ne craignais de jouer sur les mots, je dirais plutôt qu’il fallait dénoncer l’intervention effective au lieu de réclamer une intervention imaginaire. J’entends par intervention imaginaire l’intervention humanitaire qui aurait eu pour stricte mission la libération des camps. Je te rappelle à ce propos que nous n’avons jamais, à ma connaissance, réclamé le retrait des troupes de l’Onu, etc. Simplement, le véritable problème c’était l’intervention réellement existante dont tout le dispositif tendait à garantir la partition de la Bosnie, version Vance-Owen revue et corrigée. Si tu veux, on peut appeler ça un Munich. À l’inconvénient près que l’analogie est une nouvelle fois plus qu’approximative. En l’occurrence, les grandes puissances qui parrainent le partage ne capitulent pas devant Milosevic, elles organisent un redécoupage d’une région de l’Europe en fonction des intérêts et des rapports de force de l’après-guerre froide. C’est là l’enjeu principal. Il n’enlève rien à l’intolérable des camps, mais de leur point de vue, ce ne sont que l’écume d’une redistribution autrement importante. C’est d’ailleurs pourquoi il n’a jamais été sérieusement question d’envisager une intervention pour ouvrir les camps.

5. Je suis plus surpris, vu notre passé commun, par ta poussée de realpolitique et ta dérision envers le soutien à un mouvement anti-guerre « inexistant » en Serbie. Minoritaire, infime, sans doute. Mais la démarche réaliste en la circonstance est particulièrement dérapante. Était-il réaliste de choisir en 1915-1916 l’opposition zimmerwaldienne « quasi inexistante » à la guerre ? Était-il réaliste de maintenir une orientation internationaliste (presque inexistante) avec le travail honorable auprès des soldats allemands contre la déferlante d’à chacun son boche ? Plus près du sujet, est-il vraiment réaliste de défendre une Bosnie pluriethnique qui se réduit comme une peau de chagrin, ou n’est-il d’issue que de « choisir son camp » réalistement dans un affrontement ethnique. Bien sûr, il y a une difficulté majeure dans tout cela : celle à tracer sa voie en fonction de critères de classe qui ne se manifestent pas et paraissent dissous dans l’ethnie ou la nation. Il faut pourtant en chercher le fil, si ténu soit-il, régionalement et internationalement. Sinon, il n’y a plus de bornes à l’irrationalité que tu redoutes à juste titre.

6. Enfin, tu découvres que nous sommes pour « des armes pour les milices pluriethniques bosniaques ». En effet. Mais tu as aussitôt la question soupçonneuse : Qui ? Individuel ou collectif ? Depuis quand ? Je comprends parfaitement que tu n’épluches pas Rouge et les communiqués ou résolutions confidentiels. Je reconnais volontiers que la position en question ne fut ni immédiate ni spontanée. Disons qu’elle découle assez logiquement de la tribune publiée par Catherine dans Le Monde après son voyage de Noël à Sarajevo. En tout cas, j’étais à l’époque d’accord avec elle. Puis ce fut repris en position collective de la IVe [Internationale] et de la Ligue (non sans opposition) en février, si ma mémoire est bonne. Ces précisions, j’insiste, ne justifient pas nos retards et hésitations (les interrogations sur les raisons de cet embarras restent parfaitement légitimes). Elles devraient au moins permettre d’éviter les faux débats. Ceci dit, j’avoue trouver curieuse ta disposition à me donner personnellement quitus tout en maintenant le soupçon sur le collectif qu’est une organisation. À moins que je ne projette sur toi des comportements vaguement ressentimentaux que j’observe dans mon plus immédiat entourage. J’y vois une sorte de fétichisme inversé. Les déceptions ne sont-elles pas proportionnelles à ce que nous avons exigé d’une communauté militante un peu mythique. Ne vaut-il pas mieux laïciser un peu cette action collective sans mystique de groupe, avec ses ratés, ses démissions, ses lenteurs, qui sont en fin de compte le résultat faillible d’une dynamique transindividuelle ?

Ceci renvoie à une question (qui n’est peut-être pas la tienne mais qui me tient à cœur). Celle d’un engagement a-religieux. On n’en a jamais fini avec la part de croyance qui est en nous. J’en suis bien convaincu. Mais on doit pouvoir la faire reculer pied à pied. S’engager absolument en vertu de convictions relatives. J’espère que c’est possible. Et cela devrait avoir des conséquences. Par exemple, je suis incurablement « léniniste » à ma manière au sens où, sans être très esprit d’équipe (l’expérience du quotidien t’aura permis de le constater), je n’ai jamais aimé non plus jouer en solo. Je reste donc profondément attaché en attendant un mieux hypothétique à un « engagement organisé ». Mais je suis aussi pour relativiser le sentiment d’appartenance avec ce qu’il véhicule de discutablement identitaire. Lors de l’université d’été, plusieurs ont remarqué un rapport assez peu répandu dans les orgas entre ceux du dedans (les militants en titre sinon en carte) et ceux du dehors. Il existe une histoire, un langage, une culture peut-être communs, tels que, sans tomber dans les complaisances et les complicités nostalgiques, il n’y a pas non plus de rapports d’excommunication : les désaccords peuvent être vifs et non sans conséquence, la figure du renégat reste cependant l’exception plutôt que la règle.

[J’en étais à peu près là d’une lettre inachevée lorsque nous nous sommes croisés sous la flotte battante près du cirque d’Hiver. J’en étais là sans bien savoir comment conclure, ni si j’allais envoyer le courrier, tant j’ai le sentiment d’une discussion biaisée.]

L’affaire Yougoslave n’est bien sûr pas un prétexte. Mais c’est aussi, comme d’ailleurs la Tchéco, une manière de discuter d’autre chose, sans bien savoir quoi. Une manière peut-être de dire où nous en sommes de nos bagages et l’incertitude de notre présent. Tu me renvoies le reproche de dissoudre la politique dans l’éthique en me prêtant une pose esthétique. Je ne crois pas. Mais je ne vais pas me justifier. Ce qui est vrai, c’est que ces dernières années, mon rapport au temps (aux différentes temporalités) s’est radicalement modifié. Je n’en reste pas moins convaincu, comme le dit Benjamin, que « la politique prime l’histoire ». Façon de dire que le présent commande le passé comme l’avenir (et que nous ne sommes pas d’abord des êtres pour la mort). Comme je n’ai aucun goût pour l’introspection (plutôt une défiance sans doute suspecte), je ne puis que constater mon emploi du temps. J’aurais parfois envie d’autres « priorités », mais le fait est que je me cogne la campagne Maastricht, la campagne électorale du XXe, l’université d’été, plus d’autres babioles encore plus prosaïques.

J’en conclus que mon surmoi politique prime encore et que je ne me suis pas laissé aller à l’esthétique de la défaite.

Ce qui est vrai, et ce serait peut-être là qu’il faudrait creuser, c’est que nous avons tous dû réviser notre conception post-soixante-huitarde du « tout politique ». Ainsi, j’ai lu le projet de mémoire d’habilitation de l’ami Brossat. C’est une occasion comme une autre pour lui de se demander le pourquoi et le comment de notre évitement systématique de la philo (au sens universitaire du terme) alors que nous étions censés philosopher professionnellement. En discutant aujourd’hui même avec Maspero, j’ai eu le même sentiment : pourquoi a-t-il étouffé sous l’éditeur politique le besoin littéraire d’écrire qui l’habite. Nous avons peut-être cru que la fin de la philosophie, de la littérature, etc., signifiait leur dissolution dans la politique activiste. Et nous découvrons (c’est du moins mon cas), que transformer le monde c’est encore et toujours le transformer. Qu’en conséquence, il y a place pour une pensée (je ne l’appellerai pas philo) des frontières, des seuils, des limites, des passages entre politique, morale, esthétique, science… Qu’il y a une manière de creuser en permanence la distance entre une pratique et sa critique interne où tout le dispositif entre en jeu, y compris la position (plutôt que la posture esthétique). Il faut réapprendre à circuler. Pour faire sérieusement sans se prendre au sérieux.

Mais ce n’est peut-être pas la question… Dans le doute, j’interromps là ce qui pourrait s’enrouler indéfiniment. En attendant de pouvoir trinquer dans un troquet du coin,

Bien affectueusement,

Daniel

Paris le 12 septembre 1993

Documents joints

  1. Jean-François Vilar a été militant de la LCR et journaliste à Rouge. Ecrivain, il est l’auteur, entre autres, de plusieurs « romans noirs » : C’est toujours les autres qui meurent, Fayard noir, janvier 1982 (rééditions poche : J’ai lu, 1986 ; poche, 1997) ; Passage des singes, Presses de la renaissance, décembre 1983 (réédition poche : J’ai lu, 1985) ; État d’urgence, Presses de la renaissance, janvier 1985 (réédition poche : J’ai lu, 1987) ; Bastille tango, Presses de la renaissance, décembre 1986 (rééditions poche : J’ai lu, 1988 ; poche, 1998) ; Djemila, Calmann-Levy, coll. SOS Racisme, mars 1988 (réédition poche : Pocket, 1989 ; Folio policier 2011) ; Les Exagérés, Seuil, coll. Fictions & Cie, février 1989 (réédition poche : Points Roman Seuil, 1990) ; Nous cheminons entourés de fantômes aux fronts troués, Seuil, mars 1993, réédition poche, collection Points, novembre 2014.
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