Conférence à Lisbonne

De la domination

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Est-il – encore – possible de « briser le cercle vicieux de la domination ? »

Ainsi s’interrogeait Marcuse en 1964 dans L’Homme unidimensionnel. Cette question n’a cessé de se poser depuis, avec de plus en plus d’insistance et d’inquiétude au fur et à mesure que s’imposait la contre-réforme libérale. Des Commentaires de Debord sur la Société du spectacle (1988), au Simulacres et simulations de Baudrillard, le ton est devenu de plus en plus crépusculaire.

Aujourd’hui, à lire certains auteurs, ou leurs interprètes, la réponse semble définitivement non. Le cercle vicieux serait bouclé et bien bouclé, selon une logique de la reproduction parfaite tirée d’un certain Bourdieu, selon [l’]absolutisation du biopouvoir foucaldien radicalisé par Agamben, du fétichisme et de la réification selon Holloway, ou encore de la domination dans la tétralogie que lui consacre Michel Surya.

Il n’y aurait plus d’alternative ? Margaret Thatcher avait donc raison ? Ne resterait alors de recours qu’une pensée théologique de l’événement inconditionné, surgi de rien, apparenté au miracle religieux, qu’une esthétique de la résistance héroïque, ou qu’un combat d’arrière-garde dans les interstices et les failles d’une société marchande en voie d’uniformisation.

poste9.jpgLe développement des luttes sociales depuis 1994 et sa cristallisation dans le mouvement altermondialiste rassemble ces divers refus dans ce que j’appelle un moment utopique, comme il en est dans les périodes de réaction au lendemain des grandes défaites des politiques d’émancipation. Moment utopique au sens où Henri Lefebvre définissait l’utopie comme « un sens non pratique du possible » ; où Debord en parlait comme d’une « expérimentation de solutions aux problèmes actuels sans se préoccuper de savoir si les conditions de leur réalisation sont immédiatement données ». La rhétorique de « l’Autre » est l’expression adéquate de ce moment : un autre monde, une autre Europe, l’autre campagne. Le rêve d’une altérité espérée mais indéterminée, dont on pressent la possibilité sans pouvoir en dessiner les contours, ni surtout les moyens de l’atteindre.

I. L’homme unidimensionnel

On a parfois attribué une influence directe au livre de Marcuse, L’Homme unidimensionnel, sur les mouvements de 1968. Pour ce qui est de la France en tout cas, c’est inexact. Le livre, paru en 1968 en français, n’a été lu qu’après la grève générale assez distraitement, et de façon critique. En revanche, il participe d’un archipel littéraire (avec La Critique de la vie quotidienne de Lefebvre en 1961, Les Choses de Pérec en 1965, La Société du spectacle en 1967, les rééditions de Paul Nizan par Maspero), représentatif de ces années de fermentation.

Après la vingtaine d’années de croissance d’après-guerre (qu’on n’appelait pas encore « glorieuses ») et de transformations sociales, Marcuse constatait « une réification totale dans le fétichisme total de la marchandise ». Totalité accomplie donc de l’aliénation marchande par l’identification immédiate de l’individu avec la société, par « l’introjection » des valeurs marchandes dans la formation même du désir, par la désublimation ou la tolérance répressive.

Il en résultait selon Marcuse une neutralisation de la raison critique réduite au profit de la communication fonctionnelle, et de la portée subversive d’un art marchandisé. Il en résultait aussi un effondrement de l’histoire comme « domaine du possible » dans l’avènement d’une « société close » qui réalise « la forme pure de la domination » par l’anéantissement des « alternatives historiques » et même « l’espace romantique de l’imagination ». Ce diagnostic semble alors confirmé par le triomphe provisoire de « l’idéologie structuraliste » qui ne conçoit de connaissance sérieuse que des grands équilibres et des grandes architectures, et non des transitions et des passages.

II. L’alternative introuvable

Avec ce refoulement de la pensée historique c’est la possibilité même de la politique qui se trouve menacée. Car, Debord l’a souvent souligné de diverses manières, penser politiquement (ou stratégiquement), c’est penser historiquement. Malgré son analyse du cercle vicieux, Marcuse semble vouloir s’accrocher désespérément à un principe espérance, en cherchant de nouveaux points d’appuis et de nouvelles issues au cercle vicieux qui menace de se refermer : savoir distinguer les vrais des faux besoins, découvrir les nouveaux sujets de la contestation, repérer dans la technique de nouvelles puissances d’émancipation.

1. Marcuse l’affirme à plusieurs reprises catégoriquement : « Nous pouvons distinguer de vrais et de faux besoins », et échapper ainsi à « l’enfer des faux besoins » qui sont ceux de la société de consommation.

– Mais qui, en matière de besoin, décide du vrai et du faux, quelle expertise ? Tentation normative et autoritaire devenue explicite dans un certain fondamentalisme écologiste.

– Glissement progressif de la thématique des besoins à celle du désir, comme besoin social irréductiblement individualisé et subjectivé à renfort d’emprunts à la psychanalyse. Léon Walras opposait déjà la théorie de la valeur désir à celle de la valeur-travail (pas au sens de Sarkozy, mais de Marx). Ironie de l’histoire, les machineries désirantes allaient se révéler isomorphes à la montée en puissance du nouvel individualisme possessif et concurrentiel de la contre-réforme libérale. Perspicace, Pérec comprend d’ailleurs fort bien que l’on peut être possédé par son désir, autant qu’asservi à ses besoins : « L’immensité de leurs désirs les paralysait », écrit-il des deux personnages des Choses, car ils désiraient toujours plus qu’ils ne pouvaient acquérir. Et Balzac déjà, dans l’Histoire des Trente, percevait dans la transformation de l’amour en désir un effet de la société marchande et de la vénalité généralisée.

2. À la recherche du sujet perdu de l’émancipation. Quand « la domination envahit toutes les sphères de l’existence privée et publique, elle intègre toute opposition réelle et absorbe toutes les alternatives historiques ». Il n’y a plus alors pour le système capitaliste « de véritable extérieur ». Dans la société de consommation et d’abondance, la classe ouvrière elle-même ne campe plus sous les murs de la cité interdite. Elle est liée au système aliéné des besoins. Il faut donc chercher « un sujet historique essentiellement nouveau » dans « les conditions de vie inhumaines de ceux qui sont en bas de la pyramide sociale – les marginaux et les pauvres, ceux qui ne sont pas employés parce qu’on ne peut pas les employer, les races de couleur persécutées, les pensionnaires des prisons et des maisons psychiatriques ». Mais de nombreux facteurs empêchent l’émergence de ce nouveau sujet de sorte qu’il est déjà unidimensionnel ! Le cercle est décidément parfaitement vicieux. Marcuse s’en sort en pariant sur les faibles chances que « se rencontrent à nouveau la conscience humaine la plus évoluée et la force humaine la plus exploitée ».

3. L’alternative s’énonce ainsi : « Ou bien la société industrielle avancée est capable d’empêcher la transformation qualitative de la société…, ou bien il existe des forces et des tendances capables de passer outre et de faire éclater la société… » On ne peut pas attendre de réponse claire, car, « par le truchement de la technologie, l’économie, la politique, la culture s’amalgament dans un système omniprésent qui dévore ou qui repousse toutes les alternatives ». « La rationalité technologique est devenue la rationalité politique ». L’opposition se réduit alors à chercher les alternatives « à l’intérieur du statu quo ». Il existe pourtant des tendances… L’automation ! Si elle s’étend, la nature des forces productives en sera changée. L’automation complète signifierait le passage vers une nouvelle civilisation. Illusions sur le potentiel de développement de l’automation soviétique administrée qui deviendrait en mesure de menacer le système concurrentiel occidental. Effet spoutnik ! L’État, le Parti, le Plan devraient alors disparaître (s’éteindre dans l’automation et l’abondance ?).

4. La branche optimiste de l’alternative reste fondée sur le mythe progressiste ambivalent de l’abondance qui prolonge et extrapole à l’infini la croissance de l’onde longue, et fonde la possibilité rationnelle du dépérissement non seulement de l’État mais de la politique au profit de la simple administration des choses. Certes, « dans la société d’abondance, la classe ouvrière est liée au système des besoins et non à sa négation ». Et les personnages de Pérec « sombrent dans l’abondance » ou constituent un « îlot de pauvreté sur une mer d’abondance ». Mais pour peu que l’on rétablisse les vrais besoins contre les faux, l’abondance deviendrait la condition et la garantie d’un monde apaisé et rassasié (Mandel). Mais la croissance (quantitative) n’a rien ou peu à voir avec le développement (« croissance sans développement », Lefebvre) et encore moins avec l’abondance.

III. Du spectacle au simulacre

1. L’esthétique agonise et ne peut être sauvée que par une vision (et une praxis) unifiée de l’art et de la politique. L’urbanisme anéantit le théâtre stratégique de la ville insurrectionnelle (la Commune) et la ségrégation spatiale annonce le reflux de la révolte vers les zones et les périphéries au risque de sa transformation en révolte spectaculaire : ambivalence de Watts, où il veut lire la consumation par le feu de la société de consommation, et des banlieues de 2005. Quand le Capital accumulé peut devenir image, l’histoire devient spectacle et l’idéologie « absolument dominante ». La séparation et la fragmentation l’emportent partout contre la totalité dialectique.

2. Vient alors le moment utopique de l’éclipse de la raison stratégique. Mais alors que le spectacle laisse encore place à une conscience critique en 1995, nous sommes arrivés « au-delà de toute désaliénation » (Baudrillard, Le Crime parfait), dans un monde « ivre d’une illusion » où le réel est asphyxié par son simulacre, stade suprême de la réification. Le spectaculaire s’abolit dans la simulation qui ne peut plus distinguer le vrai du faux (comme chez Marcuse) mais se situe déjà « au-delà du vrai et du faux ».

3. Baudrillard – Lyotard est passé par là – radicalise l’opposition entre besoin et désir, aussi étranger l’un à l’autre que la jouissance à la consommation. Pour lui, le système des besoins est strictement déterminé par le système de production. Ne peut lui échapper qu’une subjectivité absolue désocialisée.

4. Baudrillard perçoit l’avènement d’une « destructivité » qui « fera regretter le temps où la violence avait un sens », Cette « bonne vieille violence guerrière, patriotique, passionnelle, rationnelle au fond, sanctionnée par un objectif ou une cause » ; ou encore celle, individuelle, du révolté qui relevait encore de l’esthétisme individuel et pouvait être considérée comme un des beaux-arts ». Place donc à une violence qui n’est plus proprement ludique, sacrée, rituelle, idéologique, mais structurellement liée à l’abondance, et, par conséquent toujours irréversible, imminente, fascinante pour tous : « De temps en temps, au sein de notre univers clos de violence et de quiétude consommée, cette violence nouvelle vient réassumer aux yeux de tous une partie de la fonction symbolique perdue, très brièvement, avant de se résorber elle-même en objet de consommation ». Lien entre violence et non-violence modernes. Les uns ressaisissent la violence latente de la société pour la pousser au paroxysme, les autres en poussent la passivité secrète jusqu’à la démission et à la désertion. Thème de la ligne de fuite, du néonomadisme, de l’exil de la ville en ruine vers de nouveaux déserts.

5. Marcuse pensait encore en termes de projet : « J’ai souvent répété le terme projet parce que c’est celui qui convient le mieux au caractère de la pratique historique. Il désigne un choix déterminé, l’appréhension d’une manière parmi d’autres de comprendre, d’organiser et de transformer la réalité. » Même si toute société établie a tendance à « préjuger des projets possibles », chaque société est confrontée à l’éventualité d’une « pratique historique qualitativement différente ». Le terme de « choix déterminé » met en évidence cette « incursion de la liberté dans la nécessité historique ». Dans le monde postmoderne et post-historique du simulacre, cet espace du possible est aboli. Le nihilisme passif ou cynique l’emporte alors sur le nihilisme critique de la pensée à coups de marteau.

IV. Travailler la contradiction

1. Le stade suprême (mais pas forcément ultime) de la séparation c’est la schizophrénie sociale généralisée, la division de l’individu contre lui-même que constate un ancien directeur du Crédit lyonnais (Jean Peyrelevade dans Le Capital total) : le dialogue entre « deux êtres abstraits », l’actionnaire et le consommateur désincarnés », ou encore entre l’homme privé et l’homme public, le gréviste et l’usager (Barthes), le salarié actionnaire qui se licencie lui-même pour faire grimper les actions de son entreprise ! « Le citoyen et l’actionnaire sont deux êtres différents vivant dans des galaxies distinctes ». C’est du Peyrelevade, et c’est beau comme du Debord.

2. Il y a une autre approche critique possible de la privatisation et de la marchandisation générale du monde. Un monde sans dehors, sans l’extériorité que recherchait Marcuse. La destruction de ce monde est en son sein, immanente. Il faut s’installer dans la contradiction, la travailler de l’intérieur. Ni exil, ni exode de nouveaux nomades. Quand Bourdieu était tenté d’absolutiser la logique de la reproduction et de l’habitus (la domination masculine), Passeron (ou les féministes) lui opposaient les pratiques sociales qui font vivre la contradiction dans la reproduction. Démarche différente entre Brossat et Jameson. Pour le premier, le « nihilisme allégé » de la « démocratie culturelle » l’emporte : l’expansion de la sphère culturelle et consensuelle est inversement proportionnelle au rétrécissement du conflit politique. À ce constat de la domination triomphante il répond par une réhabilitation héroïque ou désespérée de l’art (contre la culture) et de la philosophie comme dernier refuge de la politique. Jameson au contraire travaille à l’intérieur de la contradiction en essayant d’articuler le tournant culturel aux métamorphoses du capital et de son mode d’accumulation à la lumière de Mandel ou d’Arrighi.

3. Ces approches différentes ne sont pas sans conséquences sur la façon de concevoir les forces de résistance et de transformation. À la veille de la plus grande grève ouvrière de l’histoire de France, Marcuse désespérait de la lutte des classes et cherchait l’espoir dans les marges et les périphéries. Une vision dépolitisée de Mai 68, réduite à une modernisation structurelle, pourrait sembler lui donner raison. Pour Debord, la généralisation de l’aliénation se traduisait au contraire par une extension du prolétariat, mais au prix d’une dissociation de la conscience et de la condition, de la critique artiste et de la critique sociale (selon Boltansky) aggravée depuis en dissociation du social et du sociétal. Pour lui, « l’immense majorité des travailleurs qui ont perdu tout pouvoir sur l’emploi de leur vie, dès qu’ils le savent, se redéfinissent comme prolétariat ». La classe se définit alors unilatéralement par sa conscience et non plus par sa condition. Les éclipses de la conscience deviennent alors des éclipses de la lutte elle-même. [Pour Beaud et Pialoux au contraire : passage incomplet.] L’aliénation devient ainsi, contrairement à la résistance à l’exploitation, le vrai critère d’opposition : « Là où était le ça économique doit venir le je ». Comme chez Marx dans la critique de la philo du droit, il s’agit d’une réponse philosophique spéculative à une énigme stratégique. Debord postule un sujet « par nature hors du spectacle », oubliant ce qu’il établit lui-même quant au fonctionnement inconscient de l’économie marchande généralisée qui « pousse à combattre l’aliénation sous des formes aliénées ». Sinon, on comprend mal comment le prolétariat peut se faire berner si longtemps. Brossat renonce aux concepts de classe, pour emprunter à Foucault et Glucksmann, le concept de la plèbe comme nouveau sujet hirsute, en extériorité irréductible au système. La plèbe du nouvel empire, c’est pourtant aussi le pain (le revenu minimum) et les jeux du cirque (télévisés) de l’empire. Jameson au contraire cherche à déchiffrer les métamorphoses de la lutte des classes isomorphes à celles de l’accumulation du capital et de son mode de domination.

4. Les partis ont mauvaise presse. Pour de bonnes et de mauvaises raisons. Mais ils sont pourtant un élément nécessaire de la réponse, dans la mesure où ils sont porteurs d’une mémoire collective et d’une expérience de la durée contre le temps pulvérisé en présents éphémères ; dans la mesure aussi où ils tendent à une « nouvelle cohérence » (Debord), ou totalisation dialectique, contre la séparation et la fragmentation généralisées. Nul besoin pour cela de la notion d’avant-garde qui, esthétique ou politique, appartient au paradigme en crise de la modernité politique. L’IS se proclamait « avant-garde de la vérité ». Le terme impliquait l’affirmation d’une nouveauté comme la frontière entre le moment du pur pronostic arbitraire sur l’avenir et le moment de la reconnaissance de cette nouveauté. L’avant-garde était, pour Debord, « le début de la réalisation d’une nouveauté, mais elle n’en est que le début ». Elle était donc appelée/condamnée à disparaître avec la pleine manifestation de la nouveauté et presque aussitôt à son vieillissement, dans la mesure où « elle décrit et commence un présent possible ». La première réalisation d’une avant-garde, c’est donc l’avant-garde elle-même, de même que le résultat le plus important de la Commune, c’est sa propre existence. Au sens traditionnel, celle qui est censée marcher en tête de la troupe, au contraire, l’avant-garde est entrée dans une crise finale et va vers sa disparition en raison de l’inflation organisée de fausses nouveautés dans des avant-gardes passées hâtivement et partout saluées comme l’originalité de notre temps. Mais la politique est l’art des médiations et de la totalité médiée, les partis font partie de ces médiations nécessaires.

5. Penser stratégiquement c’est penser historiquement, et non pas cracher sur l’histoire. Penser stratégiquement, et non sociologiquer l’événement, ou le penser culturellement. Le « culturellement nous avons gagné » de Cohn-Bendit. Rhétorique de parvenu. Penser l’événement non comme miracle surgi de rien mais comme historiquement conditionné, comme articulation du nécessaire et du contingent, comme singularité politique.

Manuscrit incomplet, daté du 18 avril 2008

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