De quoi le communisme…

1. Les mots ne sont pas sortis indemnes des tourments du siècle passé. Socialisme, révolution, anarchie même ne se portent guère mieux que « communisme ». Le socialisme s’est compromis avec le national ; il a trempé dans l’assassinat de Liebknecht et Rosa Luxemburg, dans les guerres coloniales et les collaborations gouvernementales au point de perdre tout contenu à mesure qu’il gagnait en extension. Une campagne idéologique méthodique est parvenue à identifier aux yeux de beaucoup la révolution à la violence et à la terreur. Mais de tous les mots hier porteurs de grandes promesses et de rêves vers l’avant, celui de communisme a subi plus de dommages du fait de sa capture par la raison bureaucratique d’État et de son asservissement à une entreprise totalitaire.

2. On peut donc dire, des mots de l’émancipation comme des animaux de la fable, qu’ils n’en sont pas tous morts, mais que tous ont été gravement frappés. Mais on n’invente pas un lexique par décret. Le vocabulaire se forme dans la durée, à travers usages et expériences. La question est donc se savoir, parmi tous ces mots blessés, s’il en est – et le mot communisme tout particulièrement – qui valent la peine d’être réparés et remis en mouvement.

3. De toutes les façons, face à la nécessité de nommer « l’autre » – nécessaire et possible – de l’immonde capitalisme, c’est le mot de communisme qui est sans conteste celui qui conserve le plus de sens historique et de charge programmatique explosive. Celui qui évoque le mieux le commun du partage et de l’égalité, la mise en commune du pouvoir, la solidarité opposable au calcul égoïste de la concurrence généralisée, le droit à l’existence opposable au droit de propriété, les biens communs de l’humanité opposables à la privatisation du monde.

4. Le nom d’une autre mesure du monde, d’un autre critère de richesse, d’une autre conception du développement, de l’espace et du temps, au-delà de la mesure misérable et de la démesure de la course dévastatrice à la consommation et à la production pour la production et le profit

5. Contrairement à une légende réactionnaire qui présente le communisme comme le sacrifice de l’individu à la collectivité anonyme, le Manifeste le définit comme « une association où le libre développement de chacun est la condition du libre développement de tous ». Ainsi conçu, il apparaît comme la maxime du libre épanouissement individuel. On ne saurait le confondre, ni avec les mirages de l’individualisme impersonnel, uniformisé par le conformisme publicitaire, ni avec l’égalitarisme grossier d’un socialisme de caserne. L’espèce humaine puise dans le développement des besoins et des capacités singuliers de chacun et de chacune les ressources de son propre développement universel. Réciproquement, le libre développement de chacun ne se conçoit pas indépendamment du libre développement de tous. Car l’émancipation n’est pas un plaisir solitaire.

6. La question de la propriété traverse ainsi de part en part Le Manifeste communiste : « Les communistes peuvent résumer leur théorie dans cette formule unique : suppression de la propriété privée. » Dans « tous les mouvements », ils « mettent en avant la question de la propriété de la propriété, à quelque degré d’évolution qu’elle ait pu arriver, comme la question fondamentale du mouvement ». Sur les dix points programmatiques succincts qui concluent le premier chapitre, sept concernent directement les formes de propriété :

– l’expropriation de la propriété foncière et l’affectation de la rente foncière aux dépenses de l’État ;
– l’instauration d’une fiscalité fortement progressive (et non simplement proportionnelle) ;
– la suppression de l’héritage des moyens de production et d’échange ;
– la confiscation des biens des émigrés rebelles ;
– la centralisation du crédit dans une Banque nationale publique ;
– des moyens de transport et la mise en place d’une éducation publique et gratuite pour tous (principe du service public) ;
– la création de manufactures nationales et le défrichage des terres incultes.

Ces mesures tendent toutes à établir le contrôle de la démocratie politique sur l’économie, le primat du bien commun sur l’intérêt égoïste, de l’espace public sur l’espace privé. Il ne s’agit pas d’abolir toute forme de propriété, mais « la propriété privée d’aujourd’hui, la propriété bourgeoise », « le mode d’appropriation » fondé sur l’exploitation des uns par les autres. Dans une formule à première vue énigmatique, Le Capital oppose ainsi la propriété individuelle à la propriété privée : « L’appropriation capitaliste, constitue la première négation de cette propriété privée qui n’est que le corollaire du travail indépendant et individuel. Mais la production capitaliste engendre elle-même sa propre négation avec la fatalité qui préside aux métamorphoses de la nature. C’est la négation de la négation. Elle rétablit non la propriété privée du travailleur, mais sa propriété individuelle, fondée sur les acquêts de l’ère capitaliste, sur la coopération et la possession commune de tous les moyens de production, y compris le sol1. »

La démocratie, la commune

Le mouvement dépasse/supprime l’ordre établi ; dialectique but/mouvement. Pas une idée, pas un modèle, une hypothèse stratégique sans cesse soumise à l’épreuve de l’expérience et de la pratique.

Dès 1843, dans un article sur Les Progrès de la réforme sociale sur le continent, le jeune Engels (il a tout juste 20 ans) voit le communisme comme « une conclusion nécessaire que l’on est bien obligé de tirer à partir des conditions générales de la civilisation moderne ». Un communisme logique, en somme, un « nouveau communisme », produit de la révolution de 1830 où les ouvriers « retournèrent alors aux sources vives et à l’étude de la grande révolution, et ils s’emparèrent vivement du communisme de Babeuf ». Avant 1848, ce communisme spectral, sans programme précis, hante l’air du temps sous les formes « mal dégrossies » de la secte des Égalitaires ou des rêveries icariennes de Cabet. En Allemagne, il surgit d’abord comme « communisme philosophique » (sic).

Au début des années 1840, pour le jeune Marx, le communisme (de Cabet, Demazy, Weitling) n’est encore qu’« une abstraction dogmatique », une « manifestation originale du principe de l’humanisme ». Le prolétariat naissant s’était « jeté dans les bras des doctrinaires de son émancipation » et des « sectes socialistes », des esprits confus qui « divaguent en humanistes » sur « le millenium de la fraternité universelle » comme « abolition imaginaire des rapports de classe ». Des expériences de 1848 à celle de la Commune, le « mouvement réel » qui tend à abolir l’ordre établi prend forme et force. Le mouvement réel dissipe ainsi les « marottes sectaires » et tourne en ridicule « le ton d’oracle de l’infaillibilité scientifique ». Autrement, dit, le communisme, qui fut d’abord un état d’esprit, voire « un communisme philosophique », trouve avec la Commune sa forme politique. En un quart de siècle, le communisme a donc accompli sa mue : de ses modes d’apparition initiaux, philosophiques et utopiques, à la forme politique enfin trouvée de l’émancipation.

« Et puis, il y a les communistes, ceux qui vivent l’idée communiste, qui est une passion, qui en vivent et qui la font vivre » (Mascolo, À la recherche d’un communisme de pensée, Fourbis, p. 113). Honte et malheur à ceux qui cessèrent d’être communistes en cessant d’être staliniens et qui, de ce fait ne furent communistes qu’aussi longtemps qu’ils furent staliniens (paraphrase Mascolo, p. 272)

Publication et date· inconnues

Documents joints

  1. Karl Marx, Le Capital, Paris, Éditions sociales, Livre I, tome III, chapitre XXXII. Dans ce chapitre au ton prophétique, Marx entrevoit lucidement les tendances, amplement vérifiées depuis à la concentration du capital et à la socialisation contradictoire des grands moyens de production. Mais l’incertitude de la lutte paraît s’anéantir dans le formalisme logique de la « négation de la négation » aux allures de fatalité naturelle. Devant les interprétations mécanistes auxquelles ces formulations ont donné prise, Engels a dû préciser dans L’Anti-Dühring que Marx n’entendait pas « démontrer par là la nécessité historique ». La négation de la négation ne représente dit-il qu’une « loi extrêmement générale » qui « ne dit rien du tout du processus de développement particulier » : « Il est clair, conclut-il, que si la négation de la négation consiste en ce passe-temps enfantin de dire alternativement d’une rose qu’elle est une rose et qu’elle n’est pas une rose, il n’en ressort rien que la niaiserie de celui qui s’adonne à ces ennuyeux exercices. »
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