Fin de siècle

Un siècle chasse l’autre. Les enjeux de ce passage périlleux sont rarement appréhendés dans leur épaisseur, tant le discours politico-médiatique est dominé par le temps court de la tactique électorale et la frivolité des petites phrases dominicales. Dans un dernier texte à valeur de testament, L’Énigme française (Le Monde du 23 septembre), François Furet prend de l’altitude par rapport aux péripéties de la dissolution et des élections législatives en les situant dans une perspective historique plus vaste. Il touche alors du doigt le tragique de l’action politique au seuil du XXIe siècle : tragique de l’impuissance politique face à la domination de l’économisme et tragique de l’intellectuel hésitant entre la figure dominatrice du philosophe-roi et le retrait désabusé des affaires de la cité. Ce texte sombre, plongeant ses racines dans les déchirements de notre histoire collective et dans les blessures d’un projet individuel, doit être lu comme l’expression d’un profond malaise fin de siècle.

Il y a dans ces pages de l’amertume et une profonde tristesse à devoir constater que le « socialisme », au sens le plus vague et le plus confus du terme, a tout de même survécu à l’effondrement des régimes bureaucratiques qui prétendaient l’incarner. En rappelant la gauche au gouvernement, les électeurs français auraient ainsi réfuté l’hypothèse d’une victoire définitive du capitalisme.

C’est accorder aux bulletins de vote une portée excessive. Il était prévisible, en revanche, que la disparition de son double bureaucratique laisserait à nu un système capitaliste sans alibi ni prétexte d’une grande menace : « Plus il est triomphant, plus il est détesté », note Furet. Il ne paraît donc plus aussi sûr que nous soyons condamnés, comme il l’affirmait dans les dernières lignes de son livre Le Passé d’une illusion, « à vivre dans le monde où nous vivons ».

Avec lucidité mais à regret, il admet que « la critique des méfaits du capitalisme a gagné une virulence supplémentaire, à la fois parce qu’elle dénonce un mal dont la visibilité est universelle et parce qu’elle est libérée du devoir complémentaire de célébrer un socialisme policier ». C’est parfaitement exact. Au lieu de suivre la logique des contradictions et des conflits qui en résultent, François Furet fait comme si les résistances, les révoltes, les luttes relevaient d’un pur théâtre d’ombres idéologiques et de la manipulation de l’opinion.

Enfermée dans l’espace mental délimité par la confrontation obsessionnelle avec le communisme stalinien, sa lucidité d’historien se brise sur un présupposé fataliste qui immobilise l’histoire dans l’éternité marchande : la critique socialiste s’efforcerait en vain de « séparer démocratie et capitalisme, [de] garder l’une et [de] chasser l’autre, alors qu’ils forment ensemble une même histoire », une unité indissoluble, l’horizon indépassable de notre temps.

Tout ce qui contredit cette vérité révélée procéderait par conséquent de l’aveuglement ou de l’étroitesse des intérêts particuliers. Ainsi, les événements de décembre 1995 se réduisent à « une addition de mouvements sociaux corporatifs, indifférents dans les faits aux ravages du chômage » : sentence définitive sourde aux nouvelles solidarités alors en germe et à l’exploration d’autres possibles.

L’apologie de l’ordre existant mobilise le florilège ordinaire de la « pensée confisquée » par le prêt-à-penser libéral : dénonciation du corporatisme archaïque des grèves, évidence assénée sans argument que la solution du chômage « passe avant tout par une diminution du coût du travail », exaspération devant une France pleine « d’ignorance narcissique de l’économie ».

Au terme d’un itinéraire individuel qui l’avait conduit du communisme stalinien au libéralisme économique, l’intellectuel se cadenasse dans la tour d’ivoire d’un savoir désabusé. Le libéral manifeste alors une défiance paradoxale envers la démocratie dont il se voulait le champion. Il s’agace de voir des politiques obligés de tenir compte d’électeurs obtus, au lieu de se fier seulement à « l’intelligence technique ». Il s’impatiente devant « une scène politique envahie par la démagogie » et fait une leçon professorale à ces Français « si intoxiqués de démagogie qu’ils n’entendent plus d’autre langage ».

Entre le fantasme platonicien du philosophe-roi et la dictature de l’expertise technocratique, le rêve saint-simonien d’une technique neutre et toute-puissante, à l’écart des passions, des intérêts sociaux, des antagonismes politiques, n’est pas loin. En attendant que « les élites » saint-simoniennes soient débarrassées de ce peuple têtu, qui ne se rend pas à la première sommation éclairée, l’intellectuel en proie à la blessure narcissique se retire pour lécher ses plaies sur l’Aventin d’hier et de toujours, à l’abri des parasitages populaires. Ce retrait signe l’abdication devant les incertitudes inhérentes à une délibération démocratique, à l’invention fragile d’espaces communs et de liens d’égalité à partir d’une société hétérogène et inégale, sans garantie définitive ni fondement absolu.

Derrière les maximes du libéralisme militant, on retrouve ainsi, en guise de pensée, les idées reçues du moment, adossées à une ontologie, une anthropologie, et une philosophie de l’histoire assez pauvres. Une ontologie : une vision exclusive du réel, sourde à la diversité des réalités vécues et subies par des gens trop ordinaires, à ce qui n’est pas seulement contrainte mais aussi « part non fatale du devenir ».

Une anthropologie : une représentation tronquée de la « nature humaine » réduite par la vulgate libérale au calcul et à l’intérêt. Une philosophie déterministe de l’histoire dont le cours a la forme du destin (baptisé selon le cas modernisation, mondialisation, ou globalisation), indifférente à l’intervention des hommes. Il y a pourtant longtemps, au cœur des tourments du siècle, que Walter Benjamin ou Maurice Merleau-Ponty ont mis l’accent – contre l’évolutionnisme économiste d’un marxisme vulgaire ! – sur les sinuosités et les fractures du développement historique, sur les logiques contradictoires qui y sont à l’œuvre, sur la pluralité de sens et de possibles qui s’y jouent.

Attachés à une vision du monde ouverte à la pluralité, au mouvement et aux conflits, nous ne parions pas quant à nous sur moins de démocratie, mais sur davantage, par un travail incessant contre les monopoles du pouvoir et du savoir, contre la professionnalisation de la politique, contre les exclusions qui minent les maigres acquis des démocraties réellement existantes.

Au terme d’un siècle si chargé de désastres, on ne peut certes plus parler d’un avènement de la Raison et d’une marche du Progrès comme avant. L’un sans l’autre, le pessimisme de la raison et l’optimisme de la volonté sont également aveugles : le premier devant les potentialités émancipatrices qui émergent d’un ordre asservi, le second devant les possibles triomphes de barbaries toujours renouvelées. La froide brutalité de l’universalisation marchande qui travaille à se soumettre la planète, le déchaînement fanatique des appartenances de clochers et de chapelles, la propagation des réflexes racistes et xénophobes, gagnent bien chaque jour du terrain. Mais où trouver les ressources et la force de s’arracher cette tunique de Nessus qui nous brûle la peau ?

Contrairement à ce que semblait penser François Furet, l’histoire passée de la libération sociale n’est pas porteuse de catastrophes totalitaires inéluctables. De la lutte des opprimés(e)s, des si souvent vaincu(e)s, affleurent des images d’une émancipation qui peut devenir effective dans de nouveaux contextes. « Dans le passé, nous trouverons des chemins pour l’avenir », risque le sous-commandant Marcos. À condition, toutefois, de décrasser nos esprits, de défaire les mauvais plis, de secouer les habitudes paresseuses qui nous écartent des sentiers impromptus ouverts à la traversée de situations inédites.

En France, la politique de la gauche officielle reste empêtrée dans l’hégémonie du social-libéralisme. François Furet le dit fort bien à sa manière : elle « n’a jamais tant parlé d’un choix de société que depuis que ce choix n’existe plus », et Lionel Jospin serait « condamné au même vide d’idées » que François Mitterrand, qu’il n’effacerait que pour mieux « s’installer dans ses traces ». Ce vide apparent à pourtant un contenu : celui, précisément, de la soumission à la norme libérale, aux diktats du fétiche monétaire, aux lois implacables de la compétitivité, aux impératifs de la flexibilité, dont François Furet se fait lui-même le chantre.

Les mouvements sociaux de ces dernières années (renouveau syndical, mobilisations contre le chômage et l’exclusion, diffusion de la critique écologique, luttes des femmes, mouvements antiracistes et antifascistes, pour le droit au logement, contre le sida) ont enrayé cette rhétorique de la résignation. Peuvent-ils faire force de leurs particularités et de leurs limites respectives en travaillant à l’invention d’un nouvel outil politique ?

À l’échelle internationale, les zapatistes de tous les pays, qui relèvent la tête et entrent en résistance, peuvent-ils converger dans leur diversité et entrouvrir la porte d’un avenir différent ? La capacité à conjurer les périls qui obscurcissent l’horizon dépend pour une large part d’une réponse positive à ces deux questions : une réponse en forme de pari, qui n’ignore pas le tragique divorce entre le probable et le possible, mais s’attache à le surmonter.

Dans une telle perspective, ceux et celles qui font profession intellectuelle ont autre chose à faire que de se retirer dans leur for intérieur ou de s’ériger en avant-garde éclairée. Ils ont à tenir simplement leur place, à fournir des ressources aux luttes et aux débats, sans prétention à diriger ou à trancher, en s’inscrivant dans « les misères du présent » où se joue la possibilité sans certitude de la transformation sociale.

Daniel Bensaïd, Philippe Corcuff1
Le Monde, 15 octobre 1997

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  1. Philippe Corcuff est maître de conférences à l’Institut d’étu­des politiques de Lyon.
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