Fragments pour une politique de l’opprimé : événement et historicité

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« L’hérésie aussi est une forme d’impatience. »

Georges Steiner, Épreuves

La part non fatale du devenir : événement et historicité

1. L’événement est de retour

Il fut un temps, pas si lointain, où il semblait disparu, englouti dans la majesté imperturbable des structures, noyé dans les nappes lentes du temps long historique. Suivant une sorte de loi des alternances idéologiques, il est de retour. On guette à nouveau ses apparitions furtives. Comme si sa soudaineté intempestive pouvait nous délivrer des contraintes sans surprise d’une gestion économique et d’une administration prosaïque sans alternatives.

2. La tragique incertitude du sport

Ce retour de l’événement semble parfois hanté d’une nostalgie, celle d’un sens perdu du possible. Il y a là sans doute l’une des raisons des passions populaires pour le jeu de hasard et l’épreuve sportive. Plus l’événement politique et historique se banalise en fait divers médiatique et journalistique, plus le besoin de contingence s’investit dans ses simulacres quotidiens, dont « l’incertitude du sport » constitue la forme privilégiée.

3. Un parfum de miracle

malev.jpg4. L’événement laïcisé

Ce renversement de la nécessité d’airain structurale ou historique par la liberté de la contingence événementielle se prévaut volontiers d’emprunts approximatifs aux théories physiques contemporaines ou à la paléontologie néodarwinienne (celle de S.J. Gould dans La Vie est belle) : la bifurcation et la catastrophe ont le vent en poupe. Ces disciplines peuvent en effet inspirer une critique des modèles mécaniques appliqués aux « sciences de l’esprit » ou de la société. À condition toutefois de rappeler que le chaos des physiciens demeure un chaos déterministe. Bien qu’imprédictible, l’événement historique demeure lui aussi déterminé. C’est ce qui le différencie du miracle. Alors que ce dernier relève de la grâce ou de la foi, le rapport entre événement et historicité fonde la possibilité d’une connaissance historique rationnelle.

Événement politique et temporalité historique

5. L’événement d’une histoire profane

Une compréhension profane de l’événement présuppose une représentation profane de l’histoire. Elle implique que soit révoqué tout fétichisme historique – celui de l’Histoire sujet et de ses verdicts, celui du Progrès à sens unique, celui du Tribunal de l’Histoire en guise de Jugement dernier. Elle s’inscrit dans une histoire qui n’est plus ni l’accomplissement programmé d’un germe originel, ni la poursuite téléologique d’un but prédéterminé. Elle exige donc une rupture radicale avec l’idée d’une genèse, d’une filiation ou d’un engendrement, dont le dernier avatar serait la conséquence obligée de ses antécédents.

6. « L’histoire ne fait rien » (Engels)

Ce sont les hommes qui la font à travers la production et la reproduction de leurs conditions d’existence, à travers leurs luttes et leurs conflits. La rupture de Marx et d’Engels avec les philosophies spéculatives de l’histoire, consommée dans La Sainte Famille et L’Idéologie allemande, signifie aussi une rupture envers toute idéologie génétique selon laquelle la genèse résulte d’une préformation. Tout gland, dit Gramsci avec humour, rêve qu’il est destiné à devenir chêne ; pourtant, 99 % d’entre eux serviront de nourriture aux cochons pour finir mortadelle et saucisson. De même, tout œuf s’imagine destiné à devenir poule ou coq de combat, mais bon nombre finissent tout simplement en omelette.

7. « La part non fatale du devenir »

L’incertitude de la lutte, c’est aussi ce que Dyonis Mascolo appelle « la part non fatale du devenir », cette trouée de liberté dans l’enchaînement monotone des travaux et des jours. Sa temporalité immanente n’est pas celle, homogène et vide, de l’horloge. Elle n’est pas non plus celle de l’instant précieux, détaché, sans passé ni futur, de toute détermination. La lutte est rythmée par la respiration profonde du capital, par les nœuds et les ventres de sa reproduction, par la récurrence de ses crises. L’événement improbable se faufile dans ces fractures et ces brisures du temps, par la porte entrouverte de ses arythmies.

8. Le secret de l’événement

C’est alors, dit Péguy, comme « la première » d’une pièce de théâtre, une sorte inaugurale « d’entrée en matière de temps » : « Rien n’est mystérieux, écrit-il dans Clio, comme ces points de conversion profonds, comme ces bouleversements, comme ces renouvellements, comme ces recommencements profonds. C’est le secret même de l’événement. » Mais ce mystérieux secret devient déchiffrable et intelligible du fait qu’historiquement nous en sommes les auteurs et non simplement les jouets.

9. L’universalité perdue…

La rupture avec la philosophie hégélienne de l’histoire signifie, chez Marx comme pour l’école historique allemande de Ranke et Droysen, le rejet d’une Histoire universelle spéculative dont la marche triomphale est fixée de l’extérieur. Mais une histoire rigoureusement immanente à la dynamique des rapports sociaux a-t-elle encore un sens ? N’est-elle pas condamnée à disparaître dans l’esthétisation de ses époques et de ses fragments sans lien logique ni signification d’ensemble ? Si ce qui fait un historien, « c’est qu’il veut comprendre la totalité du contexte de l’histoire de l’humanité » (Gadamer), un historien sans histoire universelle est-il encore simplement pensable ?

10. Et retrouvée ?

Pour l’école historique allemande, la résistance à la philosophie de l’histoire et le refus de penser téléologiquement l’histoire du monde en fonction d’un état terminal est la condition même de la théorie herméneutique de l’histoire. Son « livre obscur » s’interrompt toujours avant la fin et il ne présente que des « unités relatives ». Mais les auteurs de l’école historique – Ranke en particulier – sentent bien la contradiction : l’histoire ne peut avoir de sens que dans un horizon d’universalité où le particulier de l’événement, au lieu de se réduire à un éclat solitaire sans lendemain, est déterminé à partir du tout. Mais ce tout n’est plus une construction spéculative a priori. Il est un devenir à l’œuvre dans la recherche historique elle-même, « un universel fragmentaire », dirait Gabriel Tarde. Ce qui suppose que l’aventure temporelle de l’espèce, son « devenir dans le périr », ait sa propre continuité et sa propre productivité.

11. Penser l’histoire

Comment donc penser l’unité de l’histoire du monde dans ses différences ? « Toute action, dit Ranke, qui fait authentiquement partie de l’histoire du monde, qui ne se réduit jamais à une simple négation, et qui cherche à développer dans l’instant fugitif du présent quelque chose pour l’avenir, comporte en elle-même une sensation vive et immédiate de sa valeur indestructible. » Cette sensation propre à l’événement, qui le distingue de l’anecdote ou de la péripétie, est ce qui le rend inoubliable, ainsi que le dit Kant à propos de la Révolution française.

12. L’universalisation de l’histoire

Il ne s’agit plus alors d’Histoire universelle au sens philosophique d’une transcendance qui gouvernerait ses acteurs, mais de l’universalisation historique de l’histoire, de son devenir universel, à travers l’universalisation concrète des conditions de production, d’échange, de communication. Cette universalisation s’accorde avec la liberté de l’agir et la part événementielle de décisions où quelque chose se décide vraiment, dont la signification se révèle dans des effets dont l’évaluation variera selon l’échelle de temps. Ainsi compris, l’événement n’est pas un miracle surgi de nulle part, mais un « moment historique » ou une crise qui fait époque.

13. Les scènes de la liberté

« Admettons donc, écrit encore Ranke, que l’histoire ne puisse avoir l’unité d’un système philosophique ; elle n’est cependant pas sans cohérence interne. Nous avons sous les yeux une série d’événements qui se suivent et se conditionnent réciproquement. » Non point suivant une nécessité mécanique absolue. Ce qu’il y a de grandiose au contraire – et probablement de tragique –, « c’est que l’histoire s’attache aux scènes de la liberté » : « À chaque instant, quelque chose de nouveau peut commencer » et « rien n’est uniquement là en vue d’autre chose ». En dépit des ruptures et des discontinuités, n’en subsiste pas moins « une profonde cohérence interne qui pénètre tout et dont personne n’est tout à fait indépendant » : « Ce qui est né constitue le lien avec ce qui naît » ; et ce lien non arbitraire est « également objet de connaissance ».

14. L’histoire déprimée

À partir de sa rupture avec les philosophies spéculatives de l’histoire, Marx emprunte une voie différente de l’école historique. Si l’histoire est l’histoire de la lutte des classes, elle est forcément ouverte à l’issue indécise des combats.

Il imagine ainsi une nouvelle écriture profane de l’histoire dont l’introduction aux Manuscrits de 1857-1858 fournit les clefs sous forme de notes de travail. Mais si tout se décide selon la lutte, quelle est la part de la nécessité, quel est son rapport à la contingence sans lequel l’histoire en tant que telle deviendrait impensable. Dans la lutte, le présent commande en permanence le passé et l’avenir. On peut donc considérer que Benjamin tire la conséquence logique du renversement opéré par Marx, lorsqu’il proclame, contre toute tradition historiciste, que « la politique prime désormais l’histoire ». Reste à savoir ce qui reste de cette histoire déprimée.

15. Une sécularisation menacée

Ayant abandonné la question pour se consacrer à la critique de l’économie politique, Marx juxtapose une forte pensée politique et historique de l’événement (une pensée pénétrante des guerres et des révolutions) et une théorie scientifique du système (et de ses lois tendancielles). Entre les deux, ça « jointe » mal. D’où, la tentation d’inscrire artificiellement la singularité événementielle dans le grand récit du progrès ou du sens de l’histoire, au prix d’une rechute toujours possible dans la téléologie spéculative. D’où encore, la tentation de colmater la brèche en investissant les acteurs de la lutte d’une mission ou d’une vocation par lesquelles la nécessité historique reprend en main la contingence politique.

16. L’aléatoire de la rencontre

Pourtant, dit Gramsci, on ne peut prévoir que la lutte, et non pas son issue. Car chaque rencontre – historique ou amoureuse – est aléatoire, insiste Althusser. Elle aurait aussi bien pu demeurer un « rendez-vous manqué » ou une dérencontre. Contrairement à ce que prétend l’idéologique génétique du progrès, la production capitaliste n’est pas « engendrée par le mode de production féodal » selon le régime de la genèse ou de la filiation. Il surgit de la combinaison non absolument nécessitante – d’une rencontre aussi peu nécessaire que celle du parapluie et de la machine à coudre sur une table d’opération – entre l’argent capitalisé, la force de travail « libre », et l’innovation scientifique et technique. Cette combinaison seulement plausible, au mieux, probable, certainement pas fatale, relève d’une nécessité hypothétique ou conditionnelle qui détermine l’événement.

17. L’intelligence politique de l’événement

Cette détermination ne devient cependant pleinement intelligible qu’a posteriori, en fonction des conséquences durables qui différencient l’événement fondateur du fait-divers. Mais l’appréciation de ces conséquences elles-mêmes varie avec l’échelle de temps, de sorte que le chantier historique ne puisse jamais finir.

Le journalisme secrète ainsi, par obligation professionnelle, sa dose quotidienne de simulacres événementiels. Son actualité toujours recommencée anéantit ainsi à la fois l’événement et l’historicité dans les fragments désaccordés d’un temps pulvérisé.

La politique est au contraire « l’intelligence aiguë » des événements saisis dans leur perspective historique (Merleau-Ponty). Le chapitre des embranchements et des bifurcations est son objet spécifique. Son analyse concrète est celle de la situation concrète ou de la conjoncture, du moment propice (le kairos) des stratèges, de la discordance des espaces et des temps et de leur combinaison singulière dans une configuration de forces déterminée.

Nécessité historique et contingence politique

18. L’exception et la règle

Marx pense la politique du double point de vue de l’opprimé (à distance de l’État) et de l’événement (l’irruption du possible). Il ne la pense guère – on lui en fait assez reproche – sous l’angle de l’institution. Il est en cela tributaire d’un temps où les formes contemporaines de la représentation sont encore balbutiantes, forcé, dit encore Althusser, de penser dans un « horizon déchiré entre l’aléatoire de la rencontre et la nécessité de la révolution ».

La révolution est bien ici le nœud énigmatique de la nécessité historique et de la contingence événementielle. L’accent mis unilatéralement sur les moments paroxystiques et décisoires du conflit, sur une sorte de politique de l’extrême, a cependant un prix. Il tend à télescoper, à fusionner indistinctement les instances de la politique, de l’histoire, du droit, à confondre leurs temporalités respectives, dans un état d’exception sans règle ou d’extase permanente.

Brisant la tension constitutive entre nécessité et contingence, la politique tend alors à se réduire à un état d’exception sans règle ou d’extase événementielle permanente. C’est l’une des caractéristiques d’un réel gauchisme, dont on trouve l’expression au lendemain de la Révolution russe dans le volontarisme effréné (la production arbitraire de l’événement) et l’extrapolation des conditions particulières de la guerre civile.

19. L’épreuve de la contingence

Agir en général et agir politiquement en particulier n’expose pas seulement à la contingence de l’action. L’action elle-même génère de la contingence. Hegel conçoit cette expérience comme une épreuve : comment rendre compte de la contingence ? Par la ruse de la raison. Pour lui, la contingence est en effet unité du possible et de l’effectif : le possible est un moment de la contingence effective ou de l’effectivité contingente, ce qui « revient au même » écrit Bernard Mabille. La contingence n’est donc pas un terme, mais une relation entre la fragilité du possible et la consistance de l’effectif : est contingente en général, dit Hegel, « quelque chose qui n’a pas le fondement de son être en soi-même ».

20. L’énigme irrésolue

C’est cette contingence pleinement reconnue et assumée, irréductible à une ignorance ou à une illusion, qui est à l’œuvre dans l’événement historique. Elle ne se confond pas avec le « cher hasard » de Schelling qui libère de la servitude du but ; ni avec l’aléatoire, qui admet l’évaluation du plus et du moins, alors que la contingence est ou n’est pas (Marcel Conche). L’épreuve de la contingence en histoire est une douloureuse expérience de la déraison et du non-sens. Il s’agit donc pour Hegel de penser l’histoire à la fois comme domaine de la contingence temporelle et comme déploiement de la raison. Nous en sommes toujours à ce défi irrésolu.

21. La contingence nécessaire

Hegel conçoit la nécessité absolue comme unité de l’être et de l’essence. Elle n’est pas « au-dessus » ou « au-delà » de la contingence, mais nécessité de la contingence même. L’équivalent de la possibilité effective (concrète), par opposition à la possibilité abstraite sans contenu qu’est le non-impossible, c’est la nécessité effective ou conditionnelle : toute possibilité ne doit pas nécessairement s’actualiser ! Parce qu’elle recule d’horreur devant la contradiction dialectique, la logique formelle de l’entendement ne peut accepter l’idée de la contingence au sens fort. Elle ne reconnaît que des hasards bénins et domptables, et ignore les hasards sauvages de la contingence effective.

22. La rationalité de l’événement

Il y a pour Hegel une contingence naturelle dont le dépassement exige la prise en charge de la nature en nous, en tant que contradiction non résolue : le dépassement de la contingence corporelle (la finitude et la mort) passe ainsi par sa spiritualisation. La prégnance de la contingence naturelle n’en continue pas moins à imposer des limites aux efforts de la science et de la philosophie1. La contingence historique pose un problème différent : comment concilier la contingence des faits et la rationalité impliquée dans le concept même d’histoire ? La présence de la raison dans l’histoire s’exprime en termes de processus, de devenir, de développement, de réalisation, d’explicitation, de croissance. Le but (le projet) ne se confond pas avec la fin, car l’idée même d’un terme définitif anéantirait l’épreuve irréductible de la contingence. L’histoire doit rester au contraire « l’acte par lequel l’esprit se façonne sous la forme de l’événement ». Une histoire sans contingence événementielle serait dont, à proprement parler, impensable.

23. Une temporalité spécifiquement historique

L’histoire prend donc forme intelligible dans « la trame changeante des événements ». Elle surmonte la contingence sans l’annuler par la reconnaissance de sa consistance. Comme chez les Mégariques, c’est l’actualisation de l’agir qui prouve la possibilité. Alors que la combinatoire est condamnée à la répétition infinie de ses éléments, l’« instant sensible » d’Épicure, le kairos des sophistes, la bifurcation de Blanqui, le Jeztzeit de Benjamin poursuivent cet avènement improbable du véritablement nouveau dans la structure. Ils requièrent une idée de la temporalité historique distincte de la temporalité « absolue, vraie, mathématique » de la physique newtonienne.

24. Le matérialisme de la rencontre

Ce n’est pas dans le temps que tout se produit, mais le temps même est, selon Hegel, « ce devenir, cette production et cet anéantissement ». Non ce en quoi tout surgit, mais ce surgir et ce disparaître. La « détresse de la logique historique » (Max Weber) ou le « calvaire de l’histoire » (Bernard Mabille) consistent donc dans « l’extrême distension de l’Idée éternelle dans la fragile ponctualité dès maintenant(s) ».

De quelle nécessité historique l’événement politique est-il donc la manifestation contingente ? Sa causalité diffère de la causalité mécanique de la même façon que sa temporalité diffère de la temporalité physique. Ses lois insolites sont – au mieux – des lois tendancielles « qui se contredisent elles-mêmes ». Ainsi, la crise est l’événement qui contredit la nécessité économique : ses conditions sont déterminées mais son irruption événementielle (krach, banqueroute, panique boursière) est imprévisible. C’est pourquoi elle produit sa propre contingence en déployant un nouvel éventail de possibles. De même, les guerres et les révolutions sont des possibilités effectives qui auraient pu ne pas advenir. Leur actualisation suppose la « déviation infinitésimale » qui détraque la machinerie causale, écrit Althusser, dans « le courant souterrain du matérialisme de la rencontre ».

25. Le tragique révolutionnaire

La mesure de l’événement comme tel, la conscience de sa portée – révolution ou simple putsch par exemple – dépend donc de la manière dont s’articulent nécessité historique et possibilité politique, dont la contingence agit sur la loi comme contingence concrète d’une nécessité concrète.

Si Octobre est bien le nom propre d’une révolution, si le 14 juillet n’est pas une simple « journée » comme il y en eut tant, mais le « zéroième anniversaire » (Péguy) d’une révolution, c’est que la crise d’un système y croise (y rencontre) une intervention contingente. Nul n’était requis, dit encore Péguy, à prendre la Bastille. Et rien ne dit que, sans le retour de Lénine et ses Thèses d’avril, la séquence entre février et octobre 1917 n’aurait pas suivi un autre cours.

Cette part non fatale de l’événement contredit l’idée d’une révolution comme nécessité absolue. Mais « une transcendance relative » est-elle encore compatible avec l’impératif absolu de l’action ? C’est le défi auquel est confrontée toute politique qui se veut résolument profane. Merleau-Ponty, qui définit la politique comme « collision au cœur de l’histoire », de l’éventuel, qui est multiple, et de l’actuel, qui est unique, en conclut : « Il y a de l’imprévisible. Voilà la tragédie. »

26. Une tragédie de la liberté

Cette tragédie est celle de la liberté. Il s’agit en effet de penser ensemble la nécessité de la contingence et la puissance de la liberté. Car, chez Hegel déjà, la tâche de l’esprit n’est pas de se faire une raison (de justifier sa propre résignation) mais de se libérer. Encore faut-il que cette liberté ne sombre pas dans le caprice. Ce qui délivre la contingence de l’absurde, ce n’est pas la nécessité mais bien la liberté en tant qu’elle unit dans son épreuve la vérité de la nécessité et l’assomption de la contingence. Cette dernière apparaît alors comme un moment constitutif nécessaire du drame de la liberté2. Si le héros classique agit d’un jet, en vertu d’une passion, délivré de toute hésitation, s’il est partout lui-même tout entier, le militant moderne vit la faiblesse tragique d’une action dont le résultat peut contredire le but recherché.

27. Une herméneutique matérialiste

C’est pourquoi la connaissance historique, contrairement à la prétention d’attribuer à Marx une révolution copernicienne fondatrice de la science historique, ne saurait être qu’une herméneutique matérialiste : changer le monde, c’est aussi – encore et toujours – l’interpréter. Le dialogue inquiet entre la politique et l’histoire, la fragilité assumée des jugements politiques et historiques sont alors un antidote aux tentations dogmatiques. À condition de ne pas renoncer à l’action au nom d’un relativisme désespéré ou d’une indifférence blasée. On est embarqué. Il faut parier. Au risque de se perdre.

L’événement fétichisé

28. Le procès de l’événement

Tendu vers l’horizon qui lui donne un sens, l’événement révolutionnaire noue ainsi la soudaineté de l’acte qui brise le temps (l’interruption benjaminienne de la catastrophe) à la durée processuelle de la reconstruction. Il articule continuité et discontinuité, rupture et mouvement, dans un procès révolutionnaire (tout comme il y a un processus amoureux scandé de rencontres et de scènes). La politique s’inscrit dans cette tension entre la contingence déterminée et la détermination nécessaire, entre le pouvoir constituant de l’acte et la résistance de l’institué, entre l’inconditionnalité de la loi orale et la conditionnalité des lois écrites.

29. La science et la morale contre la politique

Ce rapport contradictoire, dans lequel se meut l’action politique, est menacé d’anéantissement par la tentation de fétichiser l’événement après avoir fétichisé l’histoire. Chez Badiou, « la fidélité à l’événement où le peuple se prononce » abolit la question de la représentation. Chez Tony Negri, l’action du pouvoir constituant laisse peu de place à une pensée de l’institution. Chez Bourdieu même, la vérité scientifique du sociologue ne saurait se compromettre avec la politique des doxosophes. Le fruit de l’événement tombe ainsi de l’arbre de l’histoire. Le refus de la contradiction constitutive de l’agir politique conduit, bon gré mal gré, à sacrifier les vérités relatives de la politique aux vérités absolues de la morale ou de la science. Sa soif de pureté ne relève plus en effet de l’historicité mais de la certitude morale ou scientifique.

30. La vérité de l’événement

Badiou est le représentant le plus cohérent et le plus systématique de cette forme extrême de résistance à la politique marchande. Alors que l’opinion est – depuis les sophistes – affaire de marché, la politique est pour lui affaire de vérité. Contre tout relativisme sceptique et contre tout accommodement consensuel, il revendique « des jugements politiques comme jugements de vérité ». Le surgissement événementiel de la vérité engage inconditionnellement, mais son universalité requise ne devient lisible sous la forme d’un savoir que rétroactivement. Elle se donne d’abord dans la subjectivisation d’une expérience. Toute vérité surgit donc comme singulière et toute victoire locale est universelle. Cette élévation sans médiation de la singularité événementielle à sa diffusion universelle supprime la tension entre l’universel et le particulier sur laquelle opère le jugement politique en tant que jugement réfléchissant.

31. La grâce événementielle

Cette révélation révolutionnaire et cette élévation du vrai s’apparentent au miracle. D’où la référence à saint Paul et au chemin de Damas, qui nous aident, dit Badiou, à saisir le lien entre « la grâce événementielle et l’universalité du vrai ». Car la vérité est bien de l’ordre de la grâce et non de l’histoire ; de même que la révolution est le « pur commencement » qui « doit arriver pour qu’il y ait autre chose ». Alors que les « moments prophétiques » de Kant conservent une dimension historique en postulant une « finalité sans fin », cet événement absolu, déraciné de ses déterminations historiques, ne relève plus de la politique mais de la théologie. Dès lors, le dogme n’est jamais bien loin.

32. L’apôtre, le prêtre et les fidèles

La vérité ne veut pas d’histoire. L’historicité abolie dans l’éternel présent de l’événement resurgit subrepticement chez Badiou sous la forme de la fidélité. Car la « pure fidélité à la possibilité ouverte par l’événement » transforme l’illumination atemporelle du vrai en processus de vérité. Ce devoir de fidélité caractérise la vocation même de l’apôtre. Le parallèle entre l’apôtre et le militant est explicite. Le théorème premier du militant serait « qu’aucune vérité n’est solitaire ou particulière ». Cette figure du militant est dès lors hantée par un idéal de sainteté et constamment menacée de dégénérer en prêtrise : « Une sainte plongée dans une actualité telle que celle de l’Empire romain, ou aussi bien celle du capitalisme contemporain, ne peut se protéger qu’en créant, avec toute la dureté nécessaire, une Église. Mais cette Église transforme la sainteté en prêtrise. » Et le prêtre n’est plus un apôtre de la vérité, mais un fonctionnaire de la foi. Il est la négation bureaucratique de l’événement. La régénérescence ne peut alors venir que de nouveaux miracles et de nouveaux saints.

33. L’événement bureaucratisé

Le divorce de l’événement et de l’historicité rend en effet la politique impensable. Ainsi, pour Sylvain Lazarus comme pour Alain Badiou, l’histoire se résume à des séquences, ouvertes par le nom propre de l’événement inaugural, purement discontinue. Une séquence s’épuise et cesse, sans que l’on sache bien comment et pourquoi. Par effet d’inertie ? Par simple usure du temps ? L’idée d’une bureaucratisation cléricale de la vérité événementielle fournirait du moins une piste. Les révolutions seraient vraies comme mouvement (comme événement), soulignait Merleau-Ponty, et fausses comme « régimes ». Leur institutionnalisation nierait ce qu’elles inventaient comme mouvement. Pour Karl Mannheim déjà, l’ordre institutionnel n’était que le « résidu maléfique » de l’espérance utopique. Mais ces alternances récurrentes de l’ouverture événementielle et de sa clôture bureaucratique tendraient à réserver la politique à quelques instants rares et privilégiés.

34. La politique confisquée

Cette tentation d’esthétisation de la politique est bien présente chez Rancière, qui développe une opposition radicale entre la politique et ce qu’il appelle (en s’inspirant de Foucault) « la police », et chez Negri, pour qui le pouvoir constituant constitue l’essence exclusive de la politique dans son opposition à l’étatique. Réduite à l’événement, au surgissement de la vérité, ou à la manifestation du pouvoir constituant, la politique est alors de l’ordre de la rareté et de l’intermittence : il y a des moments miraculeux de politique entre de longues nappes de police et de pétrification étatique. Rancière parle ainsi de l’acteur politique comme d’un « sujet à éclipses » et de la politique comme d’un « accident provisoire » ou d’une « manifestation ponctuelle » dans les formes de domination. La conséquence ultime en serait que le seul fait d’entrer dans le débat, d’accepter la controverse, suffirait à se compromettre avec le jeu trouble de l’opinion et avec les connivences consensuelles. Il en résulte logiquement que la seule politique authentique est réservée aux artistes et aux philosophes.

35. Élitisme théorique et moralisme pratique

Le divorce radical entre événement et historicité conduit alors à une atrophie de l’espace public, et à un risque de disparition de la politique, laminée entre la vérité du philosophe (ou du sociologue) et la souffrance des masses (ou la misère du monde) symétrique à celui de sa négation marchande. Sur ces ruines peut germer un populisme élitaire qui ne laisse guère de moyen terme entre la vérité autoritaire de la théorie et le service faussement modeste du peuple. L’autosuffisance proclamée du mouvement social peut alors se traduire pratiquement tantôt par un vulgaire lobbying dans les coulisses du monde politique réellement existant, tantôt par un inquiétant volontarisme qui consiste à dessiner arbitrairement l’homme nouveau sur la page blanche, chère, jadis, au grand timonier.

36. Esthétique de la défaite

Conscient du péril, Badiou tente de renouer avec l’historicité, non par le déploiement de l’action dans le devenir, mais par l’impératif catégorique de fidélité qui s’énonce : « Il faut continuer. » Cette obligation inconditionnelle ne vise plus une victoire quelconque ou des résultats pratiques. Elle relève d’une pure subjectivisation paulinienne de l’espérance : « Nous nous glorifions même dans les afflictions, sachant que l’affliction produit la patience, la patience la fidélité éprouvée, et la fidélité éprouvée, l’espérance. Or, l’espérance ne trompe pas. » (Épître aux Romains.) Cette dimension subjective qui a pour nom espérance est « l’épreuve surmontée », « fidélité à la fidélité et non représentation de son résultat à venir ». La boucle se referme ainsi sur l’absolu de l’événement. Le sens tragique de la politique s’évanouit ainsi entre une esthétique narcissique de la défaite et une surenchère religieuse de la croyance.

37. La politique évitée

Récuser le travail dans les plis et les replis de la contradiction ; refuser d’inscrire une pratique politique concrète dans la tension productrice entre vérité et opinion, entre volonté et jugement, entre subjectivité révolutionnaire et conditions déterminées, entre élan constituant et inertie instituée, entre représentant et représenté, entre philosophe et sophiste ; prétendre fonder une politique de l’événement universalisable sans médiations ni représentation aboutit soit à un pur volontarisme (qui est la forme propre du gauchisme), soit (et plus vraisemblablement tant est forte la tentation du renoncement) à un subtil évitement – esthétique ou philosophique – de la politique. On pourra toujours dire que c’est encore une forme de politique, tant il est vrai qu’on n’échappe pas aussi aisément à la logique de sa lutte.

Permanences de la révolution

38. Révolution ininterrompue

De Marx à Trotski, la formule de la « révolution en permanence » vise à penser le lien entre l’événement et l’historicité, la rupture et la continuité, l’instant de l’action et la durée du processus. Cette pensée est celle d’un événement répété, d’un commencement toujours recommencé. La « permanence » figure ainsi, dit Merleau-Ponty, la « continuité ininterrompue de la révolution ». Il souligne aussi fort justement que la représentation de l’histoire chez Trotski est étrangère aussi bien à la téléologie historique qu’au déterminisme historique classique : la raison historique n’intervient pas comme une divinité qui conduirait l’histoire du dehors. Comme celui de la sélection naturelle, le procès historique, ainsi que son rapport à l’événement, relève d’une immanence radicale.

39. Théologie et stratégie

Merleau-Ponty se demande néanmoins si ne subsisterait pas dans l’énoncé théorique de la « révolution permanente » un reste de croyance en une fin annoncée de l’histoire. Tout dépend de la manière dont ce concept s’articule à une théorie de l’histoire. S’il s’inscrit dans une philosophie génétique, la « révolution permanente » peut se révéler le faux nez d’une croyance en un devenir rigoureusement programmé entre l’origine et la fin. Les notions dialectiques ambiguës de « dépassement » ou de « transcroissance », ou celle d’une révolution « dont chaque étape est contenue en germe dans l’étape précédente » (la révolution permanente), peuvent accréditer une telle interprétation. Mais, à l’inverse d’un évolutionnisme mécaniste (illustré par la succession chronologique des modes de production dans la vulgate stalinienne), la « révolution permanente » peut aussi revêtir un sens programmatique et politico-stratégique : celui du lien nécessaire (au sens de nécessité hypothétique et conditionnelle) entre révolution démocratique et révolution sociale (libération nationale et édification socialiste) ; celui d’une extension spatiale (l’horizon de la révolution mondiale) et temporelle (« qui s’étend nécessairement sur des dizaines d’années ») du processus révolutionnaire ; celui, enfin, d’un approfondissement culturel, d’une « lutte intérieure continuelle » du pouvoir constituant démocratique contre l’autorité bureaucratique instituée.

40. L’art du contretemps

Dès 1905, le concept stratégique de révolution permanente apparaît logiquement complémentaire à la notion de « développement inégal et combiné ». Il implique une temporalité politique en rupture avec le temps homogène et vide du progrès, un art du contretemps et de la non-contemporanéité qui exploite les riches possibilités de la discordance des temps.

41. « Le chapitre des bifurcations »

Si la révolution en permanence peut tenir en échec les prédictions de l’oracle ou la force du destin ; si elle est par définition ouverte et inachevée au même titre que l’histoire dont elle est la part productive et inventive ; si victoire et défaite sont à ce point mêlées qu’il est difficile de démêler les ruineuses victoires des « victorieuses défaites » ; et si, comme l’écrit Blanqui, « seul le chapitre des bifurcations reste ouvert à l’espérance », alors le dernier mot n’est jamais dit. L’erreur n’est pas un crime, la discorde une trahison. Faute de Jugement dernier ou de Tribunal de l’Histoire, l’appel est toujours ouvert. La pluralité (qui ne saurait se réduire à une diversité sans différences) et la libre confrontation s’imposent alors comme principes démocratiques pour s’efforcer en permanence, sans garantie d’y parvenir, de départager les vérités relatives à l’œuvre dans le pari de l’agir.

42. L’actualisation des possibles

Résumons : 1. L’histoire ne fait rien : elle est le produit immanent déterminé, mis en perspective temporelle, des luttes et des rencontres ; 2. La politique prime l’histoire : le présent saisi comme embranchement, bifurcation, carrefour des possibles brise l’enchaînement d’un passé prédestiné et d’un avenir programmé pour redistribuer le sens du passé et du futur ; 3. Le temps de la politique est un temps brisé, où se nouent continuités et discontinuité, acte et processus, et où l’événement (le possible messianique) fait irruption par la porte étroite des crises. L’art de la politique est alors le génie du moment propice, de la conjoncture, de l’opportunité à saisir, où se décide l’actualisation des possibles.

43. Le pari de l’agir

Ce travail toujours recommencé d’actualisation des possibles a pour envers l’abandon d’autres possibles inexplorés. C’est pourquoi l’agir politique revêt la forme d’un pari mélancolique. La raison d’agir se console cependant du fait qu’en rallumant les conflits et les confrontations des premiers commencements, elle donne une nouvelle chance aux vaincus de toujours et réveille des possibilités écartées. Il sauve ainsi la possibilité qu’il en soit autrement, ouvre l’éventail des faits inaccomplis et, du même coup, remet en question la nécessité de l’ordre effectivement advenu, le fait accompli du « possible qui, entre tous, s’est trouvé réalisé3 ».

44. Opérateur stratégique

Quelle qu’en soit la forme conjoncturelle et éphémère, l’agir politique collectif (parti, organisation, mouvement) apparaît alors comme l’opérateur stratégique, la boîte à vitesses susceptible d’articuler le temps politique de l’événement et le temps historique du processus, les conditions objectives et leur transformation subjective, les lois tendancielles et les incertitudes de la contingence, la contrainte des circonstances et la liberté des décisions, la sagesse des expériences accumulées et l’audace de la nouveauté, l’événement et l’historicité.

ESSF, 2003
www.danielbensaid.org

Documents joints

  1. Voir Bernard Mabille, Hegel, l’épreuve de la contingence, Paris, Aubier, 1999, p. 309.
  2. Ibid., p. 269.
  3. Bourdieu, Raisons pratiques.
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