Internationalisme et altermondialisme

Marx est sans aucun doute celui qui, dès le Manifeste communiste de 1848, a su saisir à l’état naissant la logique de la mondialisation capitaliste : « La grande industrie a créé le marché mondial, préparé par la découverte de l’Amérique. Le marché mondial accéléra prodigieusement le développement du commerce, de la navigation, des voies de communication […] Par l’exploitation du marché mondial, la bourgeoisie donne un caractère cosmopolite à la production et à la consommation de tous les pays. Les vieilles industries nationales ont été détruites et le sont encore chaque jour. Elles sont supplantées par de nouvelles industries […]. À la place des anciens besoins satisfaits par les produits nationaux naissent des besoins nouveaux, réclamant pour leur satisfaction les produits des contrées et des climats les plus lointains. Ce qui est vrai de la production matérielle ne l’est pas moins des productions de l’esprit. »

Partant de ce constat, qui devance le développement de la mondialisation victorienne de la deuxième moitié du XIXe, Marx ne se contente pas d’en décrire journalistiquement le phénomène. Tout l’objet de sa « critique de l’économie politique » vise à en percer le secret. Pour surmonter les contradictions intimes qui le rongent, le capital est sans cesse contraint d’élargir ses espaces d’accumulation et d’accélérer le rythme de ses rotations. Tendant à faire marchandise de tout, il dévore l’espace et endiable le temps.

Déchaînée par la contre-réforme libérale et la dérégulation financière des années quatre-vingt/
quatre-vingt-dix, la mondialisation contemporaine présente bien des analogies avec celle du règne victorien et du second Empire. La révolution technologique des télécommunications, des vols supersoniques et des satellites répond, toutes proportions gardées, à celle du chemin de fer, du télégraphe, et de la révolution à vapeur ; les recherches génétiques, aux découvertes de la chimie organique ; les innovations en matière d’armement, à l’avènement de ce qu’Engels qualifia « d’industrie du massacre » ; le scandale d’Enron ou la crise des subprimes, au scandale de Panama ou à la banqueroute du Crédit immobilier. L’emballement spéculatif nourri par les artifices du crédit entretient l’illusion théologique de l’immaculée conception, de l’argent qui fait de l’argent, des retours sur investissement de 15 % pour une croissance de 3 %, aussi prodigieux que la multiplication biblique des pains. L’argent, alors, « devient folie, mais folie comme moment de l’économie déterminant la vie des peuples » (Marx, Manuscrits de 1857-1858). Jusqu’à ce que, dans et par la crise, la réalité rappelle à l’ordre la fiction.

On a souvent souligné l’ambivalence de Marx, écartelé entre son admiration envers le dynamisme du capital et son indignation face à sa barbarie sociale. Ce tiraillement est l’expression d’une contradiction réelle. Si « la bourgeoise ne peut exister sans révolutionner en permanence les moyens de production », cette transformation est porteuse de potentialités émancipatrices, au premier rang desquelles une réduction drastique du temps de travail contraint. Mais, corseté par les rapports sociaux d’exploitation et de domination, ce progrès est sans cesse anéanti par son envers destructeur : « Ici progrès, là, régression » (Le Capital). Cette même ambivalence est aujourd’hui à l’œuvre dans ce qu’on appelle mondialisation. C’est pourquoi les mouvements de résistance rassemblés dans les Forums sociaux se définissent non pas comme « antimondialistes » mais comme « altermondialistes » : non contre la mondialisation tout court, mais contre la mondialisation concurrentielle et marchande, pour une mondialisation solidaire et sociale.

De même que la mondialisation victorienne avait favorisé, à l’occasion notamment des grandes Expositions universelles de Londres et de Paris, une internationalisation du mouvement ouvrier naissant et la création en 1864 de la Ire Internationale, de même la mondialisation néolibérale suscite une globalisation planétaire des résistances. La genèse du mouvement altermondialiste en témoigne, du soulèvement zapatiste du 1er janvier 1994 aux Forums sociaux mondiaux de Porto Alegre, Mumbai ou Nairobi, en passant par les manifestations de Seattle contre le sommet de l’Organisation mondiale du commerce en 1999. Par rapport à l’internationalisme du XIXe siècle, ce nouvel internationalisme fait face, non plus seulement à des capitalismes nationaux, mais à des multinationales et à un capital financier réellement mondialisé. C’est ce qui explique l’émergence d’un internationalisme agraire représenté par Via Campesina, qui rassemble des agriculteurs de plus de cinquante pays, confrontés aux mêmes multinationales agroalimentaires ou aux mêmes grands semenciers internationaux comme Monsanto ou Novartis.

À la différence de la Ire Internationale, où cohabitaient organisations mutuellistes, coopératives, syndicales, et politiques, le mouvement altermondialiste s’est défini jusqu’à ce jour comme exclusivement « social », veillant à maintenir les organisations politiques dans ses marges. Cette division des rôles peut s’expliquer par de multiples raisons : une méfiance légitime, au vu des expériences passées, envers l’instrumentalisation politique des mouvements syndicaux et associatifs, la défaite des espérances d’émancipation au XXe siècle, le scepticisme quant à la possibilité de passer de la résistance sociale à la contre-offensive politique. Si compréhensibles que soient ces raisons, elles n’en nourrissent pas moins une « illusion sociale » (symétrique à « l’illusion politique » – selon laquelle la conquête des libertés civiques serait le dernier mot de l’émancipation – que Marx reprocha à certains de ses contemporains), opposant la pureté de la lutte sociale aux impuretés de la lutte politique. Le mouvement altermondialiste, loin de constituer un nouveau sujet homogène, est pourtant un espace (le terme de forum est fort approprié) traversé de différents projets stratégiques et politiques.

Le prochain Forum social mondial aura lieu cette année à Belem (Brésil), au cœur d’une Amérique latine en éruption. La question politique s’invitera inévitablement dans les débats, ne fût-ce que pour tirer le bilan comparé des expériences brésilienne, bolivienne, vénézuélienne, équatorienne, pour débattre l’alternative bolivarienne aux projets impérialistes, pour discuter de la souveraineté énergétique et alimentaire, ou encore des moyens de faire face aux tentatives de déstabilisation en Bolivie. Toutes questions sur lesquelles la mobilisation sociale ne peut être dissociée des rapports de force politiques et des enjeux gouvernementaux.

La Ire Internationale a duré dix ans seulement. Elle n’a pas survécu à l’épreuve stratégique de la Commune de Paris. Le mouvement altermondialiste, si l’on date sa naissance symbolique des manifestations de Seattle, approche de sa dixième année. Il se trouve à un tournant de sa jeune histoire. Son avenir dépend désormais de sa capacité à aborder franchement, et non à esquiver derrière un consensus de façade, les défis politiques de la guerre, de la crise écologique, de la crise sociale, autrement dit de passer, sans se diviser ou se disperser, de la résistance à l’alternative.

Paru sous le titre « Prémisses de l’altermondialisme… et de sa critique » dans Le Magazine littéraire, n° 479, octobre 2008
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