Un penseur toujours actuel ?

Karl Marx : inventaire après relectures

Marx, le retour ? Deux philosophes, Daniel Bensaïd et Henri Maler1, revisitent l’œuvre marxiste. Sans révérence, mais non sans convictions, leurs ouvrages proposent un Marx contemporain.

Bernard Lefort : Pourquoi écrire sur Marx aujourd’hui ? L’effondrement du « socialisme réel » n’a-t-il pas sanctionné la faillite d’une « vision du monde » et des « marxismes » ?

Daniel Bensaïd : Pourquoi écrire sur Marx ? Pour au moins trois raisons. D’abord parce qu’il est d’une aveuglante actualité : toute son œuvre critique consiste à déchiffrer les hiéroglyphes de sociétés soumises aux rapports marchands. Il a saisi leur dynamique et ses dangers presque à la naissance, lorsque le capital n’était encore dominant qu’à l’échelle de l’Europe et des États-Unis. Aujourd’hui, cette réalité est effectivement devenue planétaire. Ensuite parce que le moment est propice. Les bouleversements mondiaux de ces dernières années ont touché de plein fouet les orthodoxies « marxistes » des partis et des États. Cela permet de porter sur Marx un regard nouveau et paradoxalement tourné vers l’avenir. Il ne s’agit pas de jouer les gardiens du temple mais, au contraire, de reprendre, sous les chocs du présent, des pistes qu’il avait ouvertes et qui furent trop vite abandonnées. Enfin, parce que le libéralisme, loin de représenter une réponse aux défis de notre temps, apparaît lourd de catastrophes menaçantes. Développer l’esprit de résistance et ressusciter l’espérance ne se fera pas sans solides fondations critiques. De ce point de vue, il m’apparaît que Marx est un point de départ obligé.

Henri Maler : Les peuples d’Europe de l’Est se sont en effet affranchis du stalinisme. La pensée de Marx aussi… Seul le « marxisme-léninisme-stalinisme » se présentait comme une « vision du monde » : nous en sommes libérés. Pour résister au marxisme stalinisé et combattre les régimes qu’il couvrait de son autorité, nous avons parfois été obligés d’opposer un « vrai Marx » à ses défigurations et à inventer des orthodoxies alternatives. Ce moment est dépassé, et c’est pourquoi l’inventaire de la pensée de Marx est à l’ordre du jour. Cet inventaire ne peut se borner à affirmer que Marx serait prisonnier de son siècle, alors que nous, nous serions libérés par le nôtre. Marx est encore notre contemporain. Autant le retour à Marx, du point de vue même de Marx, n’aurait aucun sens, autant le détour par Marx reste indispensable. Les marxismes critiques – qui se tournent vers la réalité qu’ils espèrent transformer et se retournent le cas échéant contre eux-mêmes pour mieux se comprendre et se modifier – n’ont jamais été sans défaut. Ils n’ont pas failli. Ils ont subi de lourdes défaites, mais ils sont loin d’avoir été définitivement vaincus. Le communisme critique non plus.

B.L. : Vos livres respectifs témoignent d’un intérêt renouvelé pour l’œuvre de Marx. Mais n’est-ce pas une démarche isolée ? Les intellectuels n’ont-ils pas délaissé, à quelques exceptions près, ce travail de « philosophie critique » ?

H.M. : Les virtuoses du renoncement ne s’y trompent pas : ils enterrent dans le même caveau tous ceux qui se sont glissés dans la succession de Marx, et toutes les autres formes de pensée critique. À commencer par ceux-là mêmes qui ont pensé à l’écart de Marx, mais jamais sans lui : hier Foucault et Deleuze, et aujourd’hui Derrida ou Bourdieu, pour ne citer que les plus connus. Sans doute, les détours par Marx d’aujourd’hui sont plus souterrains que les recours par Marx qui occupaient jadis les devants de la scène. Les recherches qui passent par Marx, ou qui se consacrent à lui, sont plus vigoureuses que jamais, plus aventureuses aussi. Elles sont en même temps exposées à des dérives erratiques, et plus ouvertes à des renouveaux hérétiques. La pensée critique, je le crois, n’a pas abdiqué devant la mode.

D.B. : La notion d’« intellectuel » est assez vague. D’une part, elle évoque inévitablement l’engagement civique, de Zola à Sartre ou à Foucault. Si on cherche des équivalents aujourd’hui, on n’en trouvera guère, car la sociologie même des intellectuels a considérablement évolué, et il serait dérisoire de réduire la catégorie aux signataires de pétitions (quels que soient par ailleurs leurs mérites et l’utilité souvent avérée de leurs démarches), ou a fortiori de la petite bureaucratie philosophico-médiatique des « apparents » professionnels. Je pense au contraire qu’il existe dans les domaines les plus divers une recherche d’inspiration marxiste des plus vivantes. (Il ne faudrait pas imaginer que les années soixante furent un âge d’or du marxisme.). Le problème, c’est que ces recherches restent dispersées, sans lien. Le Parti communiste ne joue plus le rôle qu’il a pu jouer à certaines époques – pour le meilleur et pour le pire. Quant à l’université, de plus en plus atomisée en disciplines, sous-disciplines et filières professionnelles, elle est de moins en moins un lieu de synthèse. Néanmoins, le succès d’une initiative comme le « congrès Marx international », qui s’est tenu récemment à la faculté de Nanterre, illustre bien le renouveau et le pluralisme des travaux faisant référence à la théorie de Marx.

B.L. : Que peut-on et que ne peut-on pas sauver de « l’aventure critique de Marx » ?

D.B. : Ce n’est pas une question de sauvetage (il n’en est nul besoin), mais de stratégie de lecture. À partir d’une problématique qui nous est largement commune, Henri Maler a bien résumé nos différences d’approche. Chez lui, l’accent serait plutôt mis sur : « De quel Marx se débarrasser ? » et chez moi : « De quel Marx avons-nous besoin ? ».

Pour ma part, j’ai surtout voulu en finir avec les clichés « prêt à penser » qui font de Marx tantôt un philosophe de l’histoire, tantôt un sociologue approximatif, tantôt enfin un économiste scientiste et étroitement déterministe. Tout cela ne tient pas debout. À condition de lire. Une fois ces légendes renversées, apparaît un Marx autrement intéressant : celui qui construit, à travers les rythmes du capital, une nouvelle représentation du temps ; celui qui maintient la « critique de l’économie politique » à distance des sciences positives ; celui que les comportements irréguliers et continus de son objet (le capital) poussent à entrevoir les développements les plus récents de la connaissance. Bien sûr, la théorie de Marx n’est pas la panacée. On n’y trouve que des bribes sur les rapports d’oppression entre les sexes ou sur les problèmes de l’écologie naissante. L’épineuse « question nationale » est largement discutable. Mais les scientifiques considèrent généralement qu’une théorie (un paradigme théorique) n’est pas périmée aussi longtemps qu’un nouveau paradigme aux capacités explicatives supérieures n’est pas venu le supplanter. Face à l’univers du capital, quel paradigme (philosophie libérale classique, théorie et jeux, théorie de la justice, « paradigme écologique ») pourrait prétendre avoir accompli ce dépassement de sa théorie ?

H.M. : La pensée de Marx est traversée de tensions (qui sont souvent fécondes) et d’équivoques (qui peuvent s’avérer périlleuses). Disons, schématiquement, que Daniel Bensaïd en s’intéressant au Marx critique a privilégié les premières, tandis que moi, en prenant au sérieux le Marx communiste, j’ai privilégié les secondes. Alors, comment aborder l’héritage utopique qu’il nous lègue ? L’utopie, dans le mauvais sens du terme, est un recueil de prescriptions ou de promesses orientées vers l’obtention de perfections imaginaires – des impossibilités absolues. Mais l’Utopie est aussi une méthode de détection des virtualités contrariées par l’ordre social existant – des impossibilités relatives, que l’on peut détecter, convoiter, accomplir : avec Marx, quand il s’agit de comprendre comment le monde se transforme ; malgré Marx, quand, dans son œuvre, cette transformation est encore placée dans la pénombre d’une utopie chimérique.

B.L. : Comment peut-on être marxiste sans Marx, aujourd’hui ? Et quels choix dans le paysage et sur l’échiquier politiques, quelle « utopie » cela peut-il encore nourrir ?

H.M. : En dépit des soubresauts du progrès et des avancées de la démocratie politique, nous vivons toujours dans une histoire désastreuse qu’il s’agit de prendre à revers pour en modifier le cours. Est utopique tout projet radical qui s’inscrit dans cette perspective. Et, à l’évidence, celui-ci n’a pas de place, même à gauche, sur l’échiquier politique où blancs et noirs alternent les coups. La radicalité est moins impuissante qu’on ne le dit : il suffit de comparer la liste des transformations sociales qu’elle a favorisées (et des reculs sociaux qu’elle a pu contenir) aux effets d’une efficacité technocratique qui ne cesse de dénoncer comme utopie son réalisme de la veille. Cette radicalité est-elle « marxiste » ? Le marxisme n’est pas un label déposé qui garantirait la qualité des politiques qui s’en réclament… Chaque fois que le politique, à gauche, ne s’abrite pas derrière l’action humanitaire et ne se limite pas à la réforme gestionnaire, se dessine un arc de forces disponibles pour une véritable politique de l’émancipation sociale – et le spectre de Marx n’est pas loin.

D.B. : Tout d’abord, on peut être toujours marxiste (bien que le terme se soit chargé d’équivoques au cours de ce siècle) avec Marx. Ensuite, il s’agit d’engagement, de maintenir le lien entre théorie et pratique qui permet d’éviter l’académisme et de se poser les questions pertinentes de l’heure. Je conçois que le paysage politique soit considérablement brouillé. C’est assez normal. Nous avons connu ces quinze dernières années un bouleversement de la structure mondiale issue de la guerre. L’URSS a purement et simplement disparu sans que cet événement produise le moindre rayonnement. Enfin, nous avons en France le poids de la débâcle morale de la gauche au pouvoir. On parle beaucoup de recomposition politique ou syndicale. Les mouvements sociaux peuvent accélérer le processus, mais les dégâts sont tels qu’il faudra du temps pour rebâtir. Dans cette transition, être marxiste ne s’identifie pas à un parti ou à une organisation, plutôt à des réseaux transversaux qui traversent les partis, les organisations, les associations, les mouvements sociaux, les multiples cercles et clubs qui ont fleuri ces dernières années.

Propos recueillis par Bernard Lefort
Réforme n° 2651, samedi 3 février 1996

Documents joints

  1. Daniel Bensaïd, Marx l’intempestif. Grandeurs et misères d’une aventure critique (XIXe-XXe siècle), Fayard, La Discordance des temps, essai sur les crises, les classes, l’histoire, éditions de la Passion. Henri Maler, Convoiter l’impossible. L’utopie avec Marx malgré Marx, Albin Michel.
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