Daniel Bensaïd

Karl Marx, les hiéroglyphes de la modernité

C’est un Marx profane que Daniel Bensaïd fait revivre ici. Un Marx libéré de l’icône religieuse qui a pétrifié sa théorie en dogme. Un Marx en prise avec les misères matérielles, les servitudes familiales, comme avec les passions politiques. Conjuguant l’image et le texte avec plus de 300 documents et une riche correspondance, avec Engels bien sûr, mais aussi avec son père et ses proches, ce livre met en lumière le face à face entre un extraordinaire penseur et l’époque dont il cherche à dévoiler les secrets. C’est à la construction d’une œuvre prométhéenne que nous assistons ici, celle du « livre maudit » que Marx porte en lui, déchiffrant les hiéroglyphes d’une modernité en proie au fétichisme tyrannique de la marchandise, pistant les mystères de la grande ville industrielle.

Le parallèle entre les transformations de l’ère victorienne et la globalisation marchande actuelle fait de ce Marx passionné un contemporain étrangement présent.
 

Karl Marx, les hiéroglyphes de la modernité

Par Daniel Bensaïd

Il y a une vingtaine d’années, en écho à l’offensive libérale qui s’amorçait en Angleterre et aux États-Unis, l’hebdomadaire Newsweek annonçait solennellement à la une la mort de Marx. Cette disparition médiatiquement proclamée, plutôt que diffuser une rassurante nouvelle, prétendait conjurer le retour d’un spectre inquiétant. Paradoxalement, l’effondrement du « socialisme réel » et le triomphe du capital à l’échelle planétaire se sont traduits dès le milieu des années soixante-dix par une résurrection de Marx, comme si la chute des idoles de plâtre l’avaient délivré du culte étatique dont il fit trop longtemps l’objet.

Dès 1993, la parution des Spectres de Marx de Derrida annonçait cette renaissance d’une pensée qu’on avait voulu reléguer aux antiquités du XIXe siècle. Comme si son « inactualité » d’hier faisait son actualité d’aujourd’hui, on assiste depuis à regain d’intérêt éditorial, universitaire, et politique pour cette œuvre hors mesure. L’écho international du IIIe congrès Marx organisé à l’automne à l’initiative de la revue Actuel Marx confirmera très certainement ce renouveau.

Ce Passion Marx s’inscrit dans ce mouvement. L’effondrement des régimes qui ont fait de lui une icône religieuse et ont pétrifié sa théorie en dogme (allant jusqu’à bâtir une légende épurée de ses parts d’ombre), permet de découvrir un Marx profane, aux prises avec les misères matérielles, avec les servitudes familiales, avec les épreuves de l’amitié, avec les passions politiques. Tout au long de cette aventure prométhéenne, il porte en lui le « livre maudit » qui perce les secrets et dévoile l’esprit d’une époque sans esprit, en proie au fétichisme tyrannique de la marchandise.

Ni biographie illustrée, ni album légendé, ce livre suit la formation d’une pensée qui affronte les grandes métamorphoses de notre entrée dans la modernité. Conjuguant l’image et le texte, il utilise largement la correspondance, dont le ton intime permet de lier les épreuves domestiques et les événements politiques, l’intimité et la vie publique, les faiblesses ordinaires et l’effort extraordinaire pour déchiffrer les hiéroglyphes sociaux du monde enchanté des marchandises ainsi que les mystères de la grande ville industrielle.

Le parallèle entre les transformations de l’ère victorienne (la première poussée de mondialisation, illustrée par l’essor du chemin de fer, du télégraphe, de la presse de masse, l’industrie du massacre) et celle de la globalisation marchande actuelle permet de mieux saisir la puissance d’une pensée qui, profondément ancrée dans les espérances et les illusions de son temps, le déborde et l’excède pourtant, au point de faire de Marx un contemporain étrangement présent.

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