La postérité de Marx

Les idées formulées par Marx, il y a cent ans, ont-elles encore une actualité ? Dans ses deux derniers livres1, Daniel Bensaïd tente de montrer la pertinence d’un marxisme ouvert, qui gardera sa validité critique tant que régneront les rapports marchands.

Sciences humaines : Dans les deux livres que vous venez de publier, vous proposez une lecture de Marx et du marxisme bien séduisante : épurée de tout dogmatisme, de toute vision messianique. Vous proposez par exemple une vision de l’histoire qui prend à la fois la part de déterminisme et celle de la contingence ; vous entendez aussi montrer que les propositions de Marx sur la nature du capitalisme, ses fluctuations et ses crises, sont bien supérieures à la vision assez simpliste fournie par les modèles libéraux du marché… Bref, vous défendez un marxisme à la fois ouvert et vivant. N’est-ce pas une théorie idéale, mais inexistante sur la scène intellectuelle, que vous défendez ? Le marxisme que vous proposez n’est-il pas une sorte de fantôme imaginaire ?

Daniel Bensaïd : Il y a tout d’abord une gêne à parler de marxisme au singulier. À part le marxisme de Marx – qui est d’ailleurs récusé par son auteur puisqu’on sait que Marx refusait de se dire « marxiste » – il existe dans la théorie marxiste une arborescence de courants de pensée différents et souvent antagoniques. Ce qui a permis de parler de « marxisme » au singulier, c’est la constitution des orthodoxies de partis ou d’États. Il y a certes dans la théorie marxiste un noyau dur : la critique de l’économie politique, la critique du capital. Dans le travail que j’ai entrepris, je ne prétends pas opposer un Marx méconnu, défiguré, à un Marx « authentique » et enfin retrouvé. À cause de la crise des orthodoxies constituées, je pense que le moment est propice pour retrouver chez Marx des pistes, pas toujours cohérentes d’ailleurs, mais dont le noyau dur demeure quand même, ce que Deleuze appelle un « plan d’immanence » avec le corps de concepts qui viennent le peupler. Tant que la théorie de la valeur, la théorie de l’exploitation, celle de la concurrence, etc., n’ont pas été sérieusement réfutées, tant que nous ne possédons pas de théorie supérieure, je ne vois pas pourquoi nous ne pourrions pas penser à l’aide de ces catégories. Les scientifiques raisonnent comme cela : on peut discuter de telle ou telle thèse, telle ou telle interprétation dans une théorie, mais tant que l’on n’a pas proposé une autre théorie qui présente un gain d’intelligibilité et de clarté supplémentaire, il n’y a aucune raison d’abandonner une grille de lecture. Chaque théorie – et le marxisme en est une – possède un noyau dur qui doit même conserver une certaine résistance ne serait-ce que pour éprouver sa validité au contact du réel.

Sciences humaines : Quel est selon vous ce « noyau dur » de la pensée marxiste ? Que mettez-vous au rang du corpus fondamental du marxisme et des thèses de circonstance que l’on peut ou non rejeter sans mettre en cause la théorie elle-même ?

Daniel Bensaïd : Au sein des écrits de Marx, il y a des registres différents entre les textes proclamatoires, comme Le Manifeste du parti communiste, les essais polémiques, les textes politiques et les écrits scientifiques. On peut trouver dans certains écrits des formules qui ont servi à faire de Marx un philosophe de la fin de l’histoire, prédisant une société sans classes, transparente, pacifiée, parfaite, etc. Ce sont des textes qu’il faut bien sûr prendre en compte mais en ayant conscience de leur nature respective. Le Manifeste de l’Internationale des travailleurs n’a pas le même statut de rigueur théorique que Le Capital, rédigé et remanié pendant pratiquement vingt-cinq ans…

Les catégories fondamentales dans Le Capital lui-même (théorie de la valeur, de l’exploitation, des crises, la dynamique d’accumulation du capital, le fétichisme de la marchandise…) ne me paraissent pas à ce jour réfutées même s’il faut prolonger l’analyse aux nouvelles formes et aux évolutions du capitalisme. La théorie libérale – et je parle du libéralisme au sens noble, pas du discours au quotidien n’offre pas une capacité explicative supérieure sur le monde d’aujourd’hui.

Sciences humaines : Tout une partie de votre livre Marx l’intempestif consiste à critiquer la faiblesse des modèles alternatifs au marxisme : la théorie des jeux utilisée par le marxisme analytique, la théorie du chaos. Vous montrez la faiblesse de ces théories incapables de prendre en compte les fluctuations et crises du capitalisme. Mais est-ce que le marxisme que vous défendez ne tire pas simplement sa force de la faiblesse des autres ?

Daniel Bensaïd : Évidemment, dans la confrontation des théories, il y a une dialectique des forces et des faiblesses : les faiblesses de l’un font la force de l’autre. Marx est un homme de son temps, qui cherche à penser le capitalisme de son époque (comme d’ailleurs la plupart des économistes « classiques » dont se réclame l’économie orthodoxe). Mais on a souvent voulu l’enfermer dans le rôle du philosophe, du penseur du XIXe siècle. Un des fils conducteurs de mon livre est que Marx est guidé par les contraintes de son objet, le capital, dont les comportements discontinus, irréguliers, bizarres, appellent d’autres outils et d’autres catégories de pensée que celle de l’économie pure forgée sur le modèle de la physique classique. Marx est certes un homme de son siècle, mais il n’arrête pas de le déborder, de se projeter vers des problèmes qui nous sont contemporains.

On ne trouve rien chez lui sur la théorie aujourd’hui très actuelle des ondes longues du capitalisme. Ce débat a commencé dans les années vingt. De même, Marx avait projeté un livre du Capital consacré au marché mondial, mais il ne peut aborder l’impérialisme que dans des termes de son temps, celui de la fin du colonialisme classique. Toute la littérature sur l’impérialisme viendra au début du siècle avec Rosa Luxemburg, Hilferding, Lénine, le débat des économistes russes. Les théoriciens marxistes ont été surpris de constater la capacité du capitalisme à se renouveler et à se relancer après la Seconde Guerre mondiale. Pourquoi ? Comment ? Quels nouveaux mécanismes ­furent à l’origine de cette nouvelle phase de développement ? Nous disposons de plusieurs développements : Ernest Mandel a poursuivi avec les instruments de Marx, dans Le Capitalisme du troisième âge, l’analyse des mutations et du dynamisme du capitalisme contemporain ; l’école de la régulation a fourni des éléments d’interprétation… il n’y a peut-être pas une seule théorie de référence, mais il existe une postérité de la pensée de Marx. Ce que je trouve intéressant, c’est que, sans homogénéiser le marxisme, il existe une somme importante de travaux, recherches, thèses qui s’inscrivent dans cette perspective. On ne peut pas faire un vide entre nous et Marx en éliminant le dialogue avec ses continuateurs : Rosa Luxemburg, Antonio Gramsci, Georg Lukacs, José C. Mariategui…

Pour ce qui me concerne, je tiens à ce que ce travail ne soit pas considéré comme une sorte de pieuse défense d’un Marx authentique mais plutôt comme un dialogue avec son œuvre et celui de ses continuateurs. Il y a chez Marx des thèmes comme le temps, l’histoire ou la science qui sont en plein dans notre présent, et qui permettent de nouer un dialogue imaginaire à distance sur l’histoire et le progrès. Une pareille œuvre a ses contradictions et ses tensions. Il faut s’y installer pour les penser.

Sciences humaines : Derrière le titre Marx l’intempestif, vous semblez soutenir que tant que le capitalisme existera, le marxisme sera actuel ; tant qu’il y a des conflits de classe, tant qu’il y aura du capitalisme, il y aura de la place pour le marxisme… En ce sens Marx serait éternel.

Daniel Bensaïd : Oui, mais le capitalisme n’est pas éternel. L’éternité n’existe pas ou alors, c’est l’enfer – quoique François Furet tende à considérer qu’un libéralisme tempéré est devenu un horizon indépassable de notre temps. Tant que les rapports sociaux seront dominés par le règne généralisé du rapport marchand, Marx aura une certaine actualité. Et il est évident aujourd’hui, encore davantage qu’au XIXe siècle, que la logique marchande s’est emparée de tout : non seulement des biens matériels, de la culture, de l’information, mais aussi de l’environnement et même du corps avec le commerce d’organes… Il ne s’agit donc pas de s’en tenir ou de s’arrêter à Marx, mais de revivifier ce qui chez lui peut être développé. Il fournit les catégories critiques mais fondamentales – bien que non suffisantes – de la reproduction et de la vie du Capital comme fétiche automate, comme vampire.

Alors Marx est « intempestif » plutôt qu’éternel parce qu’il est d’hier, d’aujourd’hui et probablement encore au moins du début du siècle prochain.

Propos recueillis par Jean-François Dortie

Revue Sciences humaines n° 63, juillet 1996

Documents joints

  1. Marx l’intempestif, grandeurs et misères d’une aventure critique (XIXe-XXe siècles), Fayard, 1995, et La Discordance des temps, Essais sur les crises, les classes, l’histoire, Les Éditions de la passion, 1995.
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