Le hussard rouge : Daniel Bensaïd, 1946-2010

Dans ce texte, initialement publié par International socialism en juin 2010, Sébastien Budgen « esquisse quelques-uns des éléments de la vie et de l’œuvre de Daniel Bensaïd pour des lecteurs qui […] n’ont peut-être qu’une idée très vague de son histoire tumultueuse et de son riche héritage ».

« On prétend souvent qu’il faut vivre avec son temps. Ce temps se meurt. Faudrait-il aussi pourrir et disparaître avec lui ? » (2004, p. 460-4611).

« Mais parce que tu es tiède, et ni froid ni chaud, je te vomirai de ma bouche2. »

Le temps prélève actuellement un lourd tribut sur les penseurs de la gauche radicale. Il suffit de faire la liste des noms de ceux que nous avons perdus récemment pour prendre la mesure de l’hécatombe : Georges Labica, Giovanni Arrighi, Peter Gowan, Gerald Cohen, Howard Zinn. Le rouleau compresseur avance inexorablement, prenant de la vitesse à mesure qu’il progresse. Chaque mort nous laisse pleins d’horreur et de regrets : encore un allié qui s’en va au mauvais moment, encore un tas de textes mal assimilés, encore un chemin de recherches et de réflexions qui s’arrête d’un coup. Mais pour ceux d’entre nous qui appartiennent à la gauche révolutionnaire, ceux d’entre nous qui sont encore engagés dans des démarches d’organisation, la disparition récente et soudaine de deux camarades en particulier, malgré leurs différences sous bien des aspects – esthétiques, stylistiques, intellectuelles, et de tempéraments – nous laisse dans une grande solitude, surtout en cette conjoncture sombre et incertaine.

Car Chris Harman et Daniel Bensaïd, deux hommes qui sont morts presque au même âge et à un mois d’intervalle, l’un après vingt ans d’âpre lutte contre la maladie, l’autre emporté dans son sommeil sans signe avant-coureur – ont dû s’adresser directement à peine plus de quelques phrases en plus de quarante ans. Pourtant, leur engagement continu, quotidien et sans plainte pour associer le travail patient et souvent épuisant de construction d’un petit groupe révolutionnaire avec celui de régénérer théoriquement la grandeur de la tradition marxiste classique en la fertilisant constamment avec des éléments de nouveauté, n’en était pas moins un effort commun.

Ils incarnaient tous les deux des trajectoires politiques différentes – la tendance Socialisme international, et la Quatrième Internationale (QI) – et des versions divergentes de l’identité d’intellectuel militant. Chris, dans une certaine mesure, se voyait travaillant dans un cadre théorique préexistant à développer, tandis que Daniel était plus enclin à repenser la nature même de ce cadre. Mais des parallèles existent et se font écho, et leurs sorties presque simultanées rendent ces jours bien sombres.

Ce qui suit est une première tentative, forcément imparfaite et provisoire, pour esquisser quelques-uns des éléments de la vie et de l’œuvre de Daniel Bensaïd pour des lecteurs qui, en raison de la scandaleuse absence de traduction [en anglais] de l’essentiel de l’œuvre, n’ont peut-être qu’une idée très vague de son histoire tumultueuse et de son riche héritage3. Il faut espérer qu’un travail plus rigoureux et systématique verra le jour dans les prochaines années et comblera les lacunes de cette première approche4.

Vie

Daniel Bensaïd est né le 25 mars 1946 à Toulouse. Ses parents tenaient un café ouvrier, le « Bar des amis », en périphérie de la ville. Sa mère, Marthe, fille fougueuse d’un tourneur sur bois communard et d’une brodeuse qui avait perdu un bras dans un accident de travail, fut apprentie modiste avant de quitter sa ville de Blois pour voyager à travers le monde. Elle atterrit d’abord à Oran, dans l’Algérie alors sous gouvernement français, où elle rencontra le père de Daniel. Haïm venait d’une famille juive pauvre de Mascara et avait quitté l’école à sept ans. Il devint serveur à Oran où il commença une carrière de boxeur, et devint champion d’Afrique du Nord en catégorie poids welters amateurs ; mais il dut abandonner cette activité pour se consacrer à son travail. Daniel rapporte que sa mère étouffa très tôt ses propres aspirations pugilistiques, en déclarant qu’il avait les mains trop fragiles pour de telles brutalités.

Fait prisonnier de guerre pendant la drôle de guerre, Haïm s’échappa et acheta un café à côté de Toulouse sous une fausse identité, et fut emprisonné de nouveau par la Gestapo en 1943. Contrairement à deux de ses frères, qui furent envoyés dans les camps de la mort, le père de Daniel parvint à rester dans le camp de détention de Drancy jusqu’à la fin de la guerre grâce à l’ingéniosité de sa femme, qui se débrouilla pour trouver de faux papiers qui « prouvaient » une origine non juive. Bien qu’ils ne fussent jamais ni croyants ni sionistes, les Bensaïd tirèrent de ces expériences une intolérance absolue à l’égard du moindre murmure d’antisémitisme. Haïm tirait son étoile jaune d’un tiroir et l’abattait sur le comptoir, si un de ses clients s’avisait de prendre cette direction.

Le café était un centre social pour les travailleurs manuels, facteurs, mécaniciens, petits commerçants, les réfugiés républicains de la guerre d’Espagne, les Italiens antifascistes, les anciens résistants et les Brigades internationales. Là, Daniel baigna dans l’esprit du communisme populaire latin, plutôt que dans l’ambiance social-démocrate plus froide et humide de l’Europe du Nord, pour laquelle il ne manifesta jamais beaucoup d’enthousiasme et d’intérêt. C’est de là qu’il tire aussi une grande partie de son aisance sociale et de sa joie de vivre, son goût pour les grands rassemblements conviviaux et sans prétention, qu’il redécouvrit plus tard au Pays basque et au Brésil5.

La branche locale du PCF tenait ses réunions dans le café, et les vacances consistaient en des séjours dans des camps de vacances tenus par la CGT. Au Nouvel an, on imitait des danses de l’armée soviétique et on interprétait l’Internationale. Baigné qu’il était dans un environnement aussi plébéien et radical, Daniel s’est naturellement politisé au moment de la polarisation autour de la Guerre d’Algérie, et, en particulier, du massacre à la station Charonne de neuf manifestants du Parti communiste et de Jeunesse communiste par la police le 8 février 1962.

Le lendemain, Daniel créait, avec d’autres, une branche de Jeunesse communiste dans son lycée. Ils entrèrent en dissidence immédiatement, car ils insistèrent pour que leur cellule soit mixte, à une époque où le parti cherchait à imposer une séparation de la jeunesse entre les Jeunes communistes et la toute première Union des jeunes filles de France. D’autres influences dissidentes se firent bientôt sentir : d’abord les premières vagues de la Révolution cubaine, telle que l’a rapportée dans ses valises le metteur en scène et réalisateur légendaire Armand Gatti – avec lequel Daniel devait rester lié jusqu’à ses derniers jours – puis par des textes de l’Opposition de gauche. Ces textes étaient transportés sous le manteau, comme de la littérature pornographique, par le trotskiste entriste Gérard de Verbizier. Ce dernier rapporta aux néophytes provinciaux toutes les querelles internes de l’Union des étudiants communistes, entre la majorité orthodoxe, les centristes, la faction néo-maoïste – dont les disciples de Louis Althusser, et les membres de l’opposition de gauche menés par Alain Krivine et Henri Weber.

Dans ce contexte, marqué par les derniers jours de la Guerre d’Algérie, la scission entre la Chine et l’Union Soviétique, et l’évolution de la situation cubaine, d’autres textes non-orthodoxes circulaient et étaient lus avidement, de ceux de Che Guevara et Frantz Fanon (c’était l’époque où l’admirable éditeur François Maspero étendait son catalogue de livres tiers-mondistes et marxistes en format poche) aux œuvres d’Althusser, d’André Gorz et d’Henri Lefebvre – sans compter l’histoire du parti bolchevique et l’Initiation à la théorie économique marxiste d’Ernest Mandel. À l’automne 1965, Daniel et son groupe étaient gagnés à l’opposition de gauche.

Le moment décisif fut l’expulsion des gauchistes au congrès de l’UEC l’année suivante. La cinquantaine d’expulsés, tous très jeunes (Daniel n’avait que 20 ans, Krivine était le plus âgé à seulement 27 ans), avec leur arrogance et leur grandiloquence fanfaronne, fondèrent les Jeunesses communistes révolutionnaires (JCR) dans une petite salle au-dessus d’un café du Quartier latin. Le retour à Toulouse fut marqué par des soupçons, une hostilité et un certain ostracisme de la part de ceux qui étaient autrefois des camarades et des membres de la famille fidèles au parti, qui furent difficiles à vivre pour Bensaïd, mais de courte durée. Accepté comme étudiant en philosophie à l’École normale supérieure de Saint-Cloud, c’est sans enthousiasme qu’il déménagea à Paris à l’automne 19666. Comme il devait le regretter plus tard, Daniel négligea ses cours de philosophie et se jeta dans l’activisme politique, rejoignant la direction du groupuscule des JCR l’année suivante.

Les JCR étaient loin d’être homogènes à ce moment-là. La majorité était liée à la QI autour de Krivine, Weber (désormais sénateur verbeux du Parti socialiste et porte-parole de Laurent Fabius), et Verbizier. Une autre tendance était proche du groupe communiste dissident qui publiait Voix communiste puis le Bulletin de l’opposition de gauche, auquel collaborait le psychanalyste et philosophe Félix Guattari. Daniel s’identifiait à une tendance « guévariste », représentée par Jeannette Habel. Au cours des années suivantes, bien qu’il se présentât volontiers comme léniniste, et alors qu’il portait le plus grand respect à Trotski et à l’Opposition de gauche, l’étiquette de « trotskiste » – orthodoxe ou hétérodoxe – le mettait toujours mal à l’aise, avec ses connotations de sectarisme et de dogmatisme, et le narcissisme des différences parfois infinitésimales7.

La mort de Che Guevara en 1967 devait avoir un impact majeur – d’abord traumatique, puis fertile – sur les jeunes JCR. Une réflexion de Bensaïd éclaire cela de manière intéressante : « Cette tragédie était la nôtre. Le Che était notre meilleur antidote à la mystique maoïste » (2004, p. 75.), alors hégémonique chez les étudiants gauchistes. C’est la jeune Habel qui rapporta de Cuba et traduisit Le Socialisme et l’Homme, alors que le leader de la IVe Internationale Mandel l’avait rencontrée seulement quelques années plus tôt, lors du célèbre débat économique tenu à Cuba en 19648. Les positions résolument anti-impérialistes et internationalistes, ainsi que l’ethos apparemment antibureaucratique incarné par Guevara désormais martyr, portèrent les JCR dans les années qui suivirent, et exercèrent une influence jusqu’aux années soixante-dix, malgré les critiques grandissantes de la trajectoire bureaucratique et répressive du régime cubain lui-même9.

Les activités politiques de Bensaïd en 1968 se concentrèrent essentiellement sur le campus de Nanterre. Des alliances furent conclues entre les JCR, qui y avaient établi une base importante, et le groupe anarchiste formé autour de Daniel Cohn-Bendit et Jean-Pierre Duteuil, notamment dans les affrontements avec les groupes fascistes ou la police, qui essayaient de s’introduire dans « Nanterre la Folie », comme on disait. Séchant les cours de nouveau, pour cause de militantisme permanent, Bensaïd trouva tout de même le temps de travailler sur un mémoire de maîtrise intitulé « La notion de crise révolutionnaire chez Lénine », sous la direction du philosophe marxiste indépendant Henri Lefebvre. Il y esquissa, sous une forme fortement influencée par une lecture ultra-bolchevique et volontariste du jeune Georg Lukacs, une série de réflexions sur la subjectivité et l’objectivité, la structure et l’événement, la crise et la stratégie, qui le stimulèrent pour les quarante années suivantes10.

La délégation envoyée par les JCR à la gigantesque manifestation anti-guerre du Vietnam à Berlin en février 1968, suivie par la tentative d’assassinat du leader étudiant Rudi Dutschke en avril (ce qui provoqua une manifestation déchaînée autour de l’ambassade d’Allemagne à Paris), allaient radicaliser les jeunes révolutionnaires communistes. Mais ils étaient loin de s’attendre aux événements du mois suivant. Daniel a été pris en vadrouille, en vacances avec sa petite amie, tandis qu’il lisait consciencieusement les Œuvres complètes de Lénine, lorsqu’ils apprirent par les journaux les soulèvements de la Sorbonne et les batailles qui avaient lieu dans le Quartier latin. Ils durent faire leurs valises et rentrer à la capitale en quatrième vitesse pour pouvoir participer à la nuit des barricades.

Malgré leur incapacité à sortir de leur base étudiante ou à contrebalancer le poids mort posé sur les épaules de la grève générale par le PCF et la CGT, les JCR, fortes de tout juste deux cents militants, jouèrent un rôle important dans les événements de mai. Le régime gaulliste leur fit l’honneur d’une dissolution, en même temps qu’un certain nombre d’autres organisations, en juin. Krivine et d’autres membres dirigeants furent arrêtés et emprisonnés, et Bensaïd et Weber entrèrent dans la clandestinité tandis que l’organisation se reconstruisait discrètement. Marguerite Duras accepta de jouer le rôle de boîte à lettres pour la toute nouvelle Ligue communiste (LC) et d’abriter les deux jeunes révolutionnaires qui se cachaient de l’État, selon ce qu’ils notèrent dans leur analyse des événements composée à la hâte, et publiée sous le titre : Mai 68 : une répétition générale11.

La LC fut fondée officiellement à Pâques 1969, après un débat interne dans lequel Bensaïd et d’autres « non-trotskistes » se rallièrent à la perspective de fusionner avec le petit Parti communiste internationaliste de Pierre Frank, pour devenir une section de la QI. La LC en arriva stratégiquement à la conclusion selon laquelle le mois de mai avait été un équivalent français de la révolution de février 1917, et qu’un événement ressemblant à Octobre se profilait à l’horizon12. Le journal Rouge fut lancé, ouvrant une phase que Daniel qualifia plus tard de « léninisme pressé », aiguillonnée par les prédictions de Mandel sur l’éclatement imminent de la révolution, à une échéance de cinq ans. L’atmosphère est assez bien résumée par la célèbre injonction de Bensaïd : « L’histoire nous mord la nuque ». Comme il le déclara plus tard, il s’avéra que l’histoire se contentait de la mordiller.

La première incursion électorale de la LC lors des élections présidentielles de 1969 fut, c’est un euphémisme, décevante. Alain Krivine, désormais sorti de prison mais devant faire son service militaire, termina avec un misérable 1 %. Cela rendait évidemment d’autres rivages plus séduisants. Le Neuvième congrès mondial de la QI en avril 1969 marqua un tournant résolument latino-américain, et soutint une orientation de lutte armée. La passion durable de la QI et de la LC pour ce continent – à laquelle Daniel fut en proie lui aussi – était allumée. La Bolivie, l’Uruguay, le Chili, l’Argentine, le Mexique, le Salvador, le Nicaragua et le Brésil devaient devenir des centres privilégiés de l’attention et de l’activité pendant les deux décennies suivantes, pour Bensaïd et nombre de ses camarades.

Pendant ce temps, Daniel était chargé des relations avec les noyaux clandestins de groupes affiliés à la QI en Catalogne et à Madrid, ainsi qu’avec l’ETA VI au Pays basque, où la faction qui soutenait la QI fut brièvement majoritaire dans la gauche nationaliste. Ces activités qui se déroulaient autour du cadavre du franquisme en lente décomposition avaient souvent un caractère clandestin, et impliquaient des actions risquées en solidarité avec les prisonniers politiques ou ceux qui étaient menacés d’exécution (ou, de fait garrottés) par les clérico-fascistes13. À un moment, l’idée de créer une fabrique secrète d’armes près de la frontière espagnole fut discutée, afin de fournir en armes les forces de l’opposition, dans la droite ligne des initiatives prises par les trotskistes en soutien au FLN en Algérie. Malheureusement, l’essentiel de l’influence chèrement gagnée par la QI en Espagne allait être perdu à la fin des années soixante-dix et dans les années quatre-vingt, en l’absence de la révolution qui était attendue après la fin du régime et la résurgence façon phénix de la social-démocratie.

Le développement de la lutte en France, en Italie et en Grande-Bretagne, les situations de crise qui menaçaient au Chili et en Espagne, pour ne rien dire de la révolution portugaise, encouragèrent une perspective de plus en plus ultragauchiste. Daniel contribua à formuler et théoriser cette perspective. Le bulletin interne du congrès de la LC de 1972, qu’il avait coécrit, était intitulé « La question du pouvoir est posée ? Posons-la ! ».

Les analyses de l’extrême gauche, dont la LC, insistaient sur les tendances des démocraties parlementaires européennes à l’autoritarisme, certains allants jusqu’à dénoncer des processus de « fascisation ». De vieux manuels et débats sur la stratégie militaire et les insurrections urbaines étaient dépoussiérés et étudiés attentivement. La LC poursuivait son agitation au sein des forces armées (qui étaient en grande partie composées à l’époque, il faut le rappeler, de civils faisant leur service militaire) dans l’espoir de créer des fissures au sein de l’appareil d’état répressif. Le service d’ordre de la LC – que Bensaïd avait été chargé de superviser – connut une « professionnalisation » croissante à travers toutes sortes de hauts faits, allant d’audacieuses cascades pour se faire de la publicité, à des activités plus sérieuses comme l’attaque par des milliers de manifestants, casqués et armés de cocktail Molotov, contre le meeting du mouvement d’extrême droite Ordre nouveau, le 21 juin 1973. Cela se termina par des coups donnés à la police, et une seconde dissolution de l’organisation par l’État (le groupe refit surface sous le nom de Ligue communiste révolutionnaire, LCR14.

C’est en Argentine, où la section de la QI appelée PRT poursuivait un programme de lutte armée, que Daniel fut le témoin direct des limites d’un tel substitutionnisme. Ce fut à ses dires l’une de ses expériences politiques les plus douloureuses. La pression liée à la clandestinité de l’organisation, et la compétition entre les différents groupes pour se surpasser dans des exploits d’audace politique conduisirent à une spirale de militarisation, qui s’alimentait de plus en plus elle-même, et s’avéra fatale : cambriolages de banques, évasions de prison, enlèvements et fusillades, qui eurent pour effet de décimer les membres de la QI. La moitié des camarades que Daniel connaissait à cette période avaient subi emprisonnement, torture ou assassinat à la fin de la décennie15. Ce fut une période dure et amère, qui le vaccina « contre une vision abstraite et mythique de la lutte armée », et qui initia un long processus de réflexion sur les transformations des formes de la violence et de guerre politique, que Bensaïd allait poursuivre jusqu’à la fin, sans jamais céder à un moralisme abstrait ni à un pacifisme exalté16.

Le recul du mouvement advint à l’échelle mondiale à partir du milieu des années 1970, comme la gauche révolutionnaire entrait dans une crise provoquée d’une part par l’échec de la Révolution portugaise de 1974-1975 (ou plutôt, par le succès de la social-démocratie à neutraliser le soulèvement politique et social). Cela se combina avec les effets anesthésiants et l’impact marginalisant (pour l’extrême gauche) du Pacte de Moncloa en Espagne, du Compromis historique en Italie, et de l’Union de la gauche en France. La QI conserva ses perspectives exagérément optimistes, tout en passant d’une orientation « de guérilla » à une orientation ouvriériste. Ce changement fut renforcé par une campagne « d’industrialisation » menée à contretemps (il s’agissait d’envoyer des membres travailler dans les usines pour renforcer la composante prolétaire des organisations) et une « réunification » fort mal inspirée, voire farcesque, et heureusement avortée avec le courant lambertiste, cynique et manipulateur. Mais l’hyperventilation rhétorique – confortée un temps par les événements comme la Révolution nicaraguayenne ou l’ascension de Solidarność en Pologne – ne pouvait que masquer la profondeur de la crise. Daniel fut chargé d’éponger les dettes arrivant à échéance et de réduire progressivement la voilure déployée pendant les trois années qui avaient vu paraître Rouge quotidiennement. La QI s’enfonça dans une série de conflits internes de plus en plus virulents et venimeux, qui s’articulaient parfois autour de relations avec le SWP américain, sur des questions comme le Cambodge/Kampuchéa, la nature de la Révolution iranienne et l’invasion de l’Afghanistan par l’Union soviétique17.

Cependant, le renforcement des sections de la QI au Mexique et au Brésil pendant les années quatre-vingt – une période pendant laquelle Daniel fut plongé dans le centre des opérations de la QI à Bruxelles – semblait fournir un contrepoint au sentiment général de morosité déprimante. Les deux épisodes n’étaient en fin de compte qu’un été indien (ou un symptôme des rythmes inégaux de la lutte des classes à l’échelle mondiale) et se terminèrent mal. L’affaire mexicaine fut la plus sordide et la plus brève des deux : le Parti des travailleurs révolutionnaires (PRT) grossit rapidement dans le milieu des années quatre-vingt, grâce à son association avec la charismatique Rosario Ibarra18, et en raison de son engagement pour les saisies de terres par les paysans pauvres – ce qui eut pour effet que des familles entières, parfois des villages, rejoignirent le parti en bloc. En 1986, le PRT avait six députés élus au parlement national, organisait des meetings de masse et des luttes sociales, et gagna même le contrôle de la petite commune rurale de Morelos.

Malheureusement, les capacités du régime en termes de corruption vénale s’avérèrent écrasantes. Les députés furent achetés et le leader paysan Margarito Montes – qui fut surnommé le « Zapata du Nord » – passèrent de figures de Robin des Bois à celles de seigneurs de guerre. Le PRT, secoué de crises liées à l’émergence du Parti de la révolution démocratique (PRD), social-démocrate, puis du soulèvement zapatiste, entra dans une période de déclin et de désintégration, dont il n’est toujours pas sorti.

Le Brésil, où Daniel se rendit deux ou trois fois par an tout au long des années quatre-vingt, devint sa grande passion, même si l’arrière-goût qu’il laissa fut d’autant plus amer. En partant d’une base très réduite, mais aidé par l’absence de tradition staliniste étouffante, et par la présence d’un mouvement ouvrier militant et puissant, la Démocratie socialiste (DS), section de la QI, s’étendit rapidement dans les années quatre-vingt et quatre-vingt-dix et participa énergiquement à la consolidation et à l’épanouissement d’une confédération de syndicats (CUT) et d’un Parti des travailleurs (PT). Ce dernier était une organisation populaire de masse, de structure démocratique et idéologiquement hétérogène, et dirigée par Lula, un syndicaliste haut en couleur issu d’un milieu très modeste (dans un pays où jusqu’alors, la politique était monopolisée par des bureaucrates militaires ou par la crème de la haute société).

La DS attira un grand nombre de militants très doués, dont João Machado, Raul Pont et, surtout, Heloísa Helena, une sorte de pasionaria catholico-trotskiste, qui encore aujourd’hui est l’une des personnalités politiques les plus populaires et les moins suspectes d’opportunisme dans le pays. Ces progrès furent des expériences enthousiasmantes et encourageantes pour Daniel, a fortiori par contraste avec le ciel plombé de l’ère Mitterrand en France, avec son fardeau toujours plus lourd de renégation, d’anti-totalitarisme libéral, de kitsch et de dégénérescence morale xénophobe. En outre, la justesse des choix stratégiques de DS semblait confortée par son affirmation toujours plus grande comme courant du PT, comme l’atteste l’élection de Pont comme maire de Porto Alegre – lieu de naissance du Forum social mondial – de 1996 à 2000, et la nomination de Miguel Rossetto comme vice-gouverneur de l’État de Rio Grande do Sul.

Cependant, comme les événements qui suivirent l’élection de Lula en 2002 devaient le montrer si cruellement, ces avancées se firent à un prix exorbitant. Le gouvernement PT était favorable à l’incorporation d’une série d’anciens révolutionnaires à la direction, où ils devinrent des chiens de garde fidèles pour défendre la ligne « réaliste » néolibérale (le Parti socialiste français avait déjà breveté cette méthode, de Lionel Jospin à Jean-Christophe Cambadélis, dans les années quatre-vingt).

Pour Rossetto, le cadeau empoisonné prit la forme du Ministère du développement rural et de la réforme agraire – dans un pays où l’absence de terre est une question vitale pour des millions de personnes. Comme les rangs commençaient à se diviser dans la section au sujet de la position à adopter sur les « réformes » du gouvernement – un processus qui conduisit à l’expulsion du parti d’Helena et d’autres activistes en raison de leur opposition – il devenait clair que la plus grande partie du groupe, derrière la rhétorique du double pouvoir qu’ils prétendaient soutenir depuis les arcanes du pouvoir, était complètement intégrée au parti et aux mécanismes de l’État. La section se scinda, avec une majorité rompant de facto avec la QI, et il revint à la faction dissidente la tâche complexe et difficile de construire une nouvelle gauche radicale pluraliste, en partant de zéro (sous la forme du Parti du socialisme et de la liberté, PSOL). Pendant cette rupture traumatisante, Daniel s’efforça de raisonner les camarades brésiliens, fermement mais sans arrogance, puis, quand la rupture devint inévitable, il soutint les dissidents sans réserve.

Pendant la période aride et longue des années quatre-vingt, Daniel divisait son temps entre son travail à l’Université Paris 8 (Saint-Denis), et les nouveaux locaux de l’Internationale et sa revue, Inprecor. Il décrit l’équipe entourant Ernest Mandel dans ce « Komintern bonsaï » (qui comprenait John Ross, qui reçut plus tard le très gratifiant rôle de conseiller de Ken Livingstone à l’Autorité du Grand Londres), comme une armée mexicaine cosmopolite et excentrique, qui ressemblait parfois à une troupe de clowns sérieux (2004, p. 361).

Daniel apprit beaucoup de Mandel, à qui il portait un grand respect, plutôt qu’une réelle affection. Daniel se moquait parfait de l’habitus collet monté, philatéliste et petit-bourgeois de Mandel, et de sa tendance à tomber dans des monologues et des affirmations irréfutables et optimistes. On peut trouver ces piques injustes, car Mandel présentait d’autres traits plus séduisants, il était notamment enclin à discuter chaudement, passionnément mais attentivement, sur n’importe quel sujet, avec n’importe qui. Plus concrètement, l’attrait de Mandel pour les explications positivistes et objectivistes, son incapacité à prendre des positions claires dans des circonstances nouvelles et inattendues19, associés à sa foi inébranlable dans le cours de l’histoire et sa manie de fouiller dans les livres d’histoire à la recherche de précédents et d’exemples, installèrent une certaine distance entre les deux (2004, p. 365).

Daniel joua aussi un rôle actif dans l’Institut international de recherche et de formation de la QI, ouvert en 1983 à Amsterdam, et dirigé par Pierre Rousset et sa femme, où il donna des conférences innombrables et, semble-t-il, hautement mémorables, lors des sessions de formation de trois mois destinées aux cadres de l’organisation.

L’effondrement des états stalinistes, qui commença par le démantèlement du Mur de Berlin en 1989, prit Daniel dans un état d’esprit grave et inquiet. Il était en désaccord avec les prédictions confiantes de Mandel sur le soulèvement imminent du prolétariat de l’Allemagne de l’Est pour balayer les restes de la bureaucratie et protéger les conquêtes de l’État ouvrier déformé, qui aurait réactivé les traditions militantes en sommeil de la révolution allemande de 1918-192320. Après deux décennies à scruter les horizons orientaux dans l’espoir d’y apercevoir les étincelles d’une révolution prolétarienne, la réalité de l’effondrement était pour le moins décevante, pour ne pas dire piteuse. Cette humeur sombre fut exacerbée par la Première Guerre du Golfe, et sa sordide phalange d’apologistes de gauche et, peu après, par le début de la maladie de Daniel. Ce malheur fut pourtant bon à quelque chose : il imposa une période d’un précieux repos qui lui permit de commencer à écrire des œuvres plus substantielles que ses textes purement politiques ou interventionnistes (si on fait abstraction de sa réponse à la contre-révolution intellectuelle des années soixante-dix dans La Révolution et le Pouvoir). Cette période fut inaugurée par sa ventriloquie de l’esprit de la Révolution française, Moi, la Révolution, dirigée contre les historiens révisionnistes menés par François Furet, et publiée en 1989. Suivirent un an plus tard son étude sur Walter Benjamin (Walter Benjamin, Sentinelle messianique), puis sa tentative de récupération de l’héritage de Jeanne d’Arc à la droite nationaliste dans Jeanne de guerre lasse. Les vannes étaient ouvertes pour deux décennies de graphomanie, au cours desquelles il publia pas moins de vingt-huit ouvrages.

Au gré des caprices de sa maladie – qui le conduisit au moins une fois au seuil de la mort – Daniel continua, à partir du milieu des années quatre-vingt-dix, de s’engager dans une quantité incroyable et épuisante d’activités. Certains soutenaient qu’il s’était lancé dans un corps à corps avec la mortalité (et non seulement la mort), toujours poussant son corps jusqu’à ses limites, défiant la maladie de faire le pire dont elle était capable. Même s’il n’appartenait plus à la direction, Daniel continua jusqu’au bout de s’engager intensément dans les affaires internes de la LCR puis du Nouveau Parti Anticapitaliste (NPA). Ayant troqué son style un peu voyou – blouson de cuir et médaillon – contre une sage veste en tweed avec des pièces aux coudes et une casquette, il se réinventa en sage à qui tout le monde, y compris Olivier Besancenot, venait demander un avis ou parler, sur les sujets les plus importants comme les plus mineurs. Il était toujours sollicité pour parler dans des meetings de toutes tailles à travers le pays (il appréciait notamment l’accueil chaleureux que réservaient les sections de la LCR en province), pour participer à des entretiens avec des journalistes du monde entier, pour intervenir dans des formations, ou pour participer aux réunions de sa cellule locale.

N’hésitant jamais à prendre des positions tranchées, Daniel soutint la décision de la LCR de se dissoudre et de lancer le NPA avec enthousiasme mais sans triomphalisme, conscient des dangers qui pointaient au loin. Pendant ce temps, Daniel continua de voyager beaucoup (Japon, Brésil, Chili, Italie, Espagne, Québec, New York, et même Londres), pour diriger ses doctorants et donner des cours, et il participa fidèlement à de nombreux Forums sociaux européens et mondiaux pendant l’essor du mouvement altermondialiste.

Enfin, ce fut peut-être le plus important pour lui, Daniel travailla obstinément au développement de la théorie marxiste, en l’enrichissant par des échanges avec d’autres courants radicaux (comme ceux influencés par Pierre Bourdieu et Alain Badiou), et en cherchant à transmettre de manière critique, ouverte et non apologétique la richesse du passé marxiste à une jeune génération dont il espérait qu’elle forgerait un avenir à cette tradition. Ce projet se manifesta par la création de la revue Contretemps en 2001, les ouvrages édités chez Textuel et Syllepse, et la création d’une Société Louise Michel (un cadre de discussion pour les intellectuels sympathisants du NPA).

Et, chose rare pour un intellectuel marxiste contemporain, Daniel était capable de creuser son propre sillon tout en encourageant et en participant sans relâche à des formes de travail collectif à tous les niveaux. Pendant ses toutes dernières heures de conscience, il suivait à Paris l’organisation d’une conférence sur le communisme, qu’il avait lancée suite à l’événement organisé à Londres par Badiou et Slavoj Žižek, et les négociations entre le NPA et le Parti communiste sur les prochaines élections régionales.

« Je m’accroche », dit-il quelques jours avant de mourir ; en effet, il était là, comme un boxeur déterminé à rester debout jusqu’au coup de cloche final.

Personnalité

Il faut ajouter quelques mots sur la personnalité de Daniel Bensaïd, car si on ne la saisit pas bien, l’impact profond qu’il avait sur tous ceux qu’il rencontrait ne peut pas être compris. Avant toute chose, il faut préciser que l’auteur de ces lignes ne l’a connu que dans les dernières années de sa vie, une phase plus réflexive, marquée par l’ombre de la maladie. Bensaïd l’homme d’organisation et le tribun tonnant, intrépide dans les combats de faction et de rue, était sans aucun doute quelqu’un d’assez différent21.

Dans tous les cas, Daniel était indéniablement une espèce rare dans le milieu souvent grisâtre, sombre et pincé de la gauche révolutionnaire. De longs moments passés dans de petites organisations marginalisées, tenant avec des bouts de ficelle ou de bande adhésive, tout en étant meurtri par les défaites qui se succèdent, ne sont pas les circonstances les plus propices à cultiver des personnalités riches et rayonnantes. Les pathologies des périodes de reflux peuvent nuire grandement aux esprits des militants, en conduisant certains (et même des organisations entières) à s’enfoncer dans de profonds délires et à s’isoler dans leurs mondes imaginaires. Malgré tous ses défauts, Daniel a représenté jusqu’au bout un contre-exemple à toutes ces tendances.

Une façon un peu trop facile de décrire ce phénomène serait de dire que Daniel dégageait un charme touchant tout le monde autour de lui. C’était effectivement un séducteur, courtois et patient, sachant à la fois raconter et écouter. Mais c’est un peu court, et cela ne rend pas compte de la complexité parfois contradictoire de cet homme. Ce qui est peut-être une clé pour identifier la spécificité de cette force de gravité qu’il exerçait sur les autres – militants de base, syndicalistes, acteurs et réalisateurs, journalistes, intellectuels, amis, adversaires, et même certains ennemis – c’est que la politique, tout en étant au centre de sa vie, ne l’épuisait pas. En effet, à un endroit dans ses mémoires, Bensaïd écrit qu’il a toujours pensé qu’il n’avait jamais été très doué pour la politique, mais qu’il s’y était engagé surtout par solidarité de classe et par sens de l’honneur. Sa vie de lutte politique, affirmait-il, n’était pas ancrée dans une certitude de la victoire, car la défaite était toujours plus que possible, mais dans la nécessité d’éviter le déshonneur associé à l’absence de combat (2004, p. 451).

Il n’était pas intrinsèquement épris des abstractions de la philosophie, mais il vouait un amour durable à la littérature de tous genres, des classiques du XIXe et du début du XXe siècle (il pouvait parler avec éloquence de Charles Péguy ou Georges Bernanos) aux romans de Jonathan Coe et aux romans policiers contemporains22. Le premier aspect conférait à son approche une certaine distance calme et ironique, un sourire gentiment moqueur flottant toujours sur ses lèvres, ce qui allait avec la passion et la sincérité avec lesquelles il adoptait certaines idées. Le second aspect l’empêchait de glisser dans le ritualisme dogmatique et fit de lui l’un des plus grands stylistes de la gauche marxiste23.

Surtout, Daniel avait une personnalité émotive, il était intensément curieux et affectueux des autres, notamment de leurs défauts, de leurs faiblesses et de leurs bizarreries, toujours enthousiaste pour faire de nouvelles rencontres, notamment avec les jeunes. Toujours plein de sollicitude et remarquablement généreux de son temps, il était souvent en même temps malicieux, mordant, taquin et irrévérencieux. Ce qui était peut-être le plus impressionnant – mais aussi, à la fois un peu frustrant, c’est la fidélité profonde et solide qu’il avait pour ses amis, même ceux qui avaient depuis longtemps laissé derrière eux leur passé révolutionnaire pour une ascension peu reluisante vers les échelons supérieurs de l’establishment politique ou du journalisme. Daniel n’était pas du genre à étouffer ou minimiser les différences politiques profondes avec ceux dont il se sentait proche, mais elles passaient après les liens affectifs forgés à travers le temps. Cela pouvait parfois le mener à des erreurs, mais c’était surtout la source d’une force intérieure profondément humaine.

Daniel était aussi un exemple de fusion réussie entre différents « caractères nationaux » : fortement attaché à certains aspects de la culture populaire de la Révolution française – il adorait honorer la tradition qui consiste à manger une tête de veau pour l’anniversaire de l’exécution de Louis XVI – il était aussi profondément imprégné de tropes brésiliens, espagnols et latino-américains. Fasciné par les Juifs dissidents comme Spinoza, et inspiré par une certaine tradition messianique passée au crible de Walter Benjamin, Franz Rosenzweig et Gershom Scholem, Daniel était un Juif séfarade « non juif », qui ne céda jamais d’un pouce face au sionisme ou au communautarisme étroit. Naturellement, dans les années soixante-dix, il fut attaqué par la presse d’extrême droite en raison de son nom, et à la fois comme Juif et comme Arabe (2004, chapitre XVIII).

En ce qui concerne son œuvre, Bensaïd était toujours humble – quand on le présentait comme « philosophe », il corrigeait en disant qu’il n’était que « professeur de philosophie » – et il croyait puissamment aux valeurs de la pédagogie et de l’échange, qu’il importa dans ses activités partisanes24. Ouvert à tous les courants de pensée, venant de toutes les aires linguistiques, et capable d’en tirer les meilleurs éléments, tout en précisant avec élégance ses critiques et ses divergences, Bensaïd faisait des discussions théoriques une activité chaleureuse, fraternelle et authentiquement dialogique et agréable, d’apartés, d’anecdotes et de parenthèses25. L’engagement actif dans la politique, dans la construction d’une organisation de la gauche révolutionnaire, n’était pour lui ni un luxe de dilettante à abandonner quand les temps se faisaient durs, ni un fétiche à brandir fiévreusement tout en s’aveuglant sur l’état changeant du monde extérieur. Cela constituait plutôt, d’une manière très pragmatique, un indispensable principe de réalité et de responsabilité, qui l’empêchait de dériver dans la stratosphère ou d’être complètement désorienté. L’activité politique pour Daniel ne faisait pas partie des « passions tristes » – pour reprendre le mot de Heine, il se disait du parti des « fleurs et des rossignols » – et le fait d’être membre d’une organisation n’était pas un exercice d’« abnégation, mais plutôt un processus de découverte des autres »26.

Bensaïd aimait beaucoup les formulations oxymoriques, comme celles qu’il utilisait pour qualifier son marxisme de « dogmatisme ouvert », ou pour désigner la perspective des révolutionnaires comme « prudence ardente » ou « lente impatience ». Ces expressions correspondaient très bien à sa personnalité, et exprimaient ouvertement les tensions intérieures (enthousiasme gamin et inquiétude de tête chenue, par exemple, ou sa loyauté partisane inébranlable et son vagabondage intellectuel), qui pouvaient être source de créativité, plutôt que le lieu d’impasses stériles. Il parlait ainsi dans ses dernières années d’un optimisme « raisonnable » ou « mélancolique » au cœur de son horizon politique, un optimisme « désenchanté » du profane rationnel qui parie sur la capacité humaine à se transformer, mais qui ne ferme jamais les yeux sur le poids d’un siècle de barbarie, de défaites et de désillusions ou sur les dangers du futur. Le révolutionnaire, insistait-il, doit être un homme de doute plutôt qu’un homme de foi.

Daniel ne refusait presque jamais une occasion de discuter – « Il faut toujours discuter », était sa devise – avec n’importe qui, des trotskistes orthodoxes argentins exorbités au ronronnant et affable Jacques Derrida, des journalistes lèche-bottes aux syndicalistes chevronnés et aux jeunes féministes postmodernes27. Il impressionnait tout le monde avec sa passion intransigeante et son humour, même pendant les périodes les plus sombres de combat au corps à corps avec sa maladie, au sujet de laquelle il conserva une discrétion noble, bien qu’un peu excessive.

Œuvre

Pour reprendre une expression bien connue, il est évidemment « trop tôt pour juger » de ce que sera précisément l’impact de la pensée de Daniel, ou même pour en prendre la mesure exacte. En outre, le monde anglophone est gravement handicapé par l’absence de traduction de ses œuvres majeures, en dehors de Marx l’intempestif28. Même pour ceux qui lisent le français, il reste le problème de l’abondance des textes, parmi lesquels il est difficile de faire un choix. Entre 1968 et 1989, Daniel ne publia que cinq livres, dont deux étaient cosignés tandis qu’un troisième était un recueil de ses conférences sur la stratégie et le parti données à l’école des cadres d’Amsterdam (Stratégie et Parti, 1987)29. Évidemment, il y avait à côté de cela des tas d’articles et de documents internes, mais le gros de sa production consiste en des textes surdéterminés par la conjoncture politique spécifique (un grand nombre de textes sur le Brésil dans les années quatre-vingt, par exemple), ou des réactions sur les textes et prises de positions des autres. À partir de 1989, mais surtout à partir du milieu des années quatre-vingt-dix, la vitesse et l’intensité de sa production connurent une progression algébrique, et il signa au moins vingt-huit ouvrages, une foule de chapitres d’ouvrages, préfaces et introductions (comme ses introductions très utiles à quatre volumes des écrits de Marx), et d’innombrables articles et entretiens dans plusieurs langues. Malgré son hospitalisation, dans la dernière année de sa vie, Daniel publia au moins une douzaine de textes importants30.

S’il s’agissait d’évaluer correctement cette contribution, il faudrait passer soigneusement en revue tous ces matériaux, les classer et les ordonner autant que possible, afin de séparer l’éphémère des textes ayant une valeur plus intemporelle, éliminer les répétitions, etc. Le temps et mes compétences sont clairement trop limités pour permettre un tel exercice ici. Cependant, il est possible d’avancer quelques considérations générales, si on laisse de côté les œuvres d’intervention, d’une pertinence moins pérenne.

D’un certain point de vue, Daniel était un continuateur, un héritier de la tradition marxiste qui avait été quasiment réduite à néant avant-guerre, mais aussi d’un « courant chaud » du marxisme occidental, largement associé à un esprit dialectique, pour ne pas dire hégélien, qui s’efforçait de se reconnecter avec les œuvres des premiers Lukacs et Korsch, incarnée par des figures comme Roman Rosdolsky, Pierre Naville, Lucien Goldmann ou Henri Lefebvre31. À partir des années quatre-vingt-dix cependant, la pensée de Bensaïd s’éloigne de celle de Lukacs pour un engagement constant pour Walter Benjamin et Ernst Bloch, ainsi que pour les contemporains Jacques Derrida, Michel Foucault et, plus tard, Alain Badiou32. Il n’éprouvait sans doute qu’hostilité pour ce qu’il ressentait comme les eaux glaciales de l’althussérisme doctrinaire ou du marxisme analytique et, plus généralement, il déclara la guerre à toutes les sortes d’évolutionnisme, de positivisme, de sociologisme et de téléologie33. Marx l’intempestif est une magnifique attaque sur trois fronts de la conception du marxisme comme manifestation de la raison historique, sociologique ou scientifique, et c’est en un sens un texte « post-postmoderne », qui contient tout ce qui compte dans la critique des grands récits, mais sans jamais céder à l’irrationalisme, au relativisme ou à l’irréalisme.

Toutefois, sans doute grâce à son tempérament littéraire, Daniel était plus qu’un simple suiveur – c’était un alchimiste, capable de combiner les influences les plus apparemment incompatibles, comme Lénine et Jeanne d’Arc, Pascal et Trotski, Blanqui et Mandel, Arendt et Chateaubriand, Proust et la Kabbale, la tradition des Marranes et celle de l’Opposition de gauche. Cette hybridation du politique et de l’esthétique, du haut bourgeois et du prolétaire révolutionnaire, du XIXe et du XXe siècle, du médiéval et du moderniste, permit non seulement à Daniel de laisser respirer plus librement ses mots, mais l’aida aussi dans son exploration de la nature de l’historicité – d’un côté, le besoin de perpétuer et de ranimer la mémoire des perdants de l’histoire, d’entendre et de faire entendre les voix des fossés et des fosses communes ; de l’autre, la lutte contre les tendances à l’effacement ou à l’homogénéisation du passé, autant que contre l’interprétation des tragédies du XXe siècle par un « tribunal » moralisateur34.

Et si le passé devait être considéré comme ouvert – jamais complètement passé, toujours prêt à être réactivé et racheté – l’horizon du futur était tout aussi indéterminé. Mêlant la conception léniniste d’une temporalité de crise et de révolution compressée et accélérée avec une critique benjaminienne de la notion de temps vide et linéaire du progressisme positiviste, et une certaine lecture du « messianisme sans messie » de Derrida, Daniel cherchait à développer une conception stratégique du temps. Cela passait par l’articulation complexe de plusieurs temporalités : celles du capital (production, circulation, réalisation, cycles, crises), et celles de la politique (longues périodes de stagnation apparente – le temps de la résistance à contre-courant – suivies de sauts, de pics, de traversées, d’avancées et de régressions rapides ou lentes – les époques révolutionnaires et contre-révolutionnaires) avec leurs discordances, leurs divergences et leurs heurts, et parfois, leurs conjonctions explosives35.

Une conception stratégique impliquait d’apprendre l’art de chevaucher ou de surfer sur les mouvements tumultueux et incompatibles de ces temporalités non-synchrones, non-contemporaines, inégales et pourtant combinées, et de concevoir le futur comme un champ de bifurcations, de moments décisifs et de tournants, champ pourtant toujours assombri par la présence menaçante de la catastrophe. « Crise de civilisation » – Daniel désignait ainsi ce spectre de désastres déjà en cours, allant du microscopique (comme le brevetage du vivant) au planétaire (les ravages écologiques qui exigent une réponse éco-communiste), une catastrophe qui n’est pas au-delà de l’horizon mais plutôt déjà active et qui porte déjà en elle la menace de degrés de barbarie inimaginablement plus grands. Une telle barbarie, répétait-il à l’envi, était préfigurée par les transformations de la guerre contemporaine avec sa « bestialisation » et la « déshumanisation » de la figure de l’ennemi, l’abolition des distinctions entre civils et combattants, comme entre la sécurité sur les lignes de front et à l’« intérieur », de telle sorte que le moindre acte de brutalité pouvait être justifié à l’avance par un état d’exception permanent (2008, chapitre III).

Avec de tels enjeux, Daniel cherchait à analyser le terrain changeant de la pensée stratégique dans le nouveau siècle, un paysage rendu toujours plus complexe et trompeur par les reconfigurations spatiales, temporelles et subjectives que la mondialisation néolibérale avait à la fois initiées et accélérées. Pour Daniel, ces changements pouvaient être évalués à l’aune de certaines tendances : vers la disparition du politique en tant que tel laissant place à une masse de consommateurs atomisés et de plus en plus abstentionnistes d’un point de vue électoral (une restauration de fait du suffrage limité des XVIIIe et XIXe siècles), suivis à la trace à grand renfort de sondages d’opinion et de groupes témoins, gouvernés en réalité par un complexe insidieux de lobbies, de systèmes clientélistes et de mafias, et, de l’autre, le brouillage, voire l’effondrement, des lignes qui séparaient jusqu’ici les sphères publique et privée. Qu’elles se manifestent par une personnalisation et une médiatisation croissantes de la vie politique (un phénomène qui n’est pas inconnu de la LCR et du NPA de ces dernières années) ou par le remplacement de formes universalisables d’identité par la nation, la niche ou la « communauté », ces tendances semblent militer contre tout projet révolutionnaire crédible et fondé sur une base large36. À cela, Daniel n’opposait pas une nostalgie d’un âge disparu de certitudes apparentes, mais plutôt l’humble acceptation du fait que la pensée stratégique sérieuse à l’extrême gauche, y compris dans la tradition de la LCR, avait atteint un niveau zéro : « l’éclipse de la raison stratégique ».

Cette lucidité implacable ne conduisit pas Daniel à baisser les bras de désespoir, et encore moins à rattacher son wagon au train de la dernière mode, il remonta plutôt ses manches et s’attaqua directement à la problématique. Dans sa dernière œuvre majeure, Éloge de la politique profane (2008), Daniel fournit une étude perspicace des changements historiques majeurs dans les formes de la politique contemporaine. À travers un engagement critique pour des penseurs aussi divers que Benjamin, Arendt, Schmitt, Miéville, Deleuze, Foucault, Harvey, Hardt et Negri, Holloway, Badiou et bien d’autres, il réfuta ces théoriciens partiaux qui cherchaient à faire d’une tendance particulière un absolu (le rôle transformé de l’État-nation, la délégitimation de la forme parti, le rejet d’une orientation étatiste, etc.), et ainsi promouvoir un nouvel utopisme – qu’il soit radical ou insignifiant. Pour Daniel, « l’illusion sociale », qui pouvait prendre de nombreuses formes, de l’autonomisme à une forme « douce » de mouvementisme (supposant que les luttes sociales produiraient d’elles-mêmes et en elles-mêmes des alternatives politiques), était tout aussi délétère qu’une forme caricaturale et bravache d’avant-gardisme politique. Daniel rejetait l’alternative binaire et stérile entre une politique de l’autruche, selon laquelle rien n’aurait fondamentalement changé, et une proclamation de la nécessité d’effacer le tableau de toutes les conceptions précédentes des politiques d’émancipation. Cet héritage classique du marxisme sous ses différentes formes et dans les « hypothèses » stratégiques qu’il porte (Daniel les rebaptisa ainsi, pour prendre de la distance avec la notion de « modèles » pouvant être appliqués dans toutes les circonstances), demeurait une ressource fertile à la condition d’être constamment confronté aux exigences de la nouveauté. De son propre aveu, Daniel ne nous a pas fourni de solutions aux nouveaux dilemmes stratégiques, mais sa reconnaissance détaillée de leurs caractéristiques est indispensable aux révolutionnaires qui souhaitent progresser un tant soit peu37.

Les méthodes théoriques de Daniel n’étaient évidemment pas sans défaut. Son impatience à l’égard de la pédanterie et de l’académisme le conduisait parfois à être très expéditif ou négligent dans ses lectures. Son choix de textes et d’auteurs comme objet de critique était souvent un peu arbitraire et peu systématique, et sa belle plume, qui pouvait produire des éclats lumineux, semblait aussi l’enfermer toujours et encore dans la croyance qu’une formulation lyrique était suffisamment puissante pour résoudre une réelle difficulté théorique. En réalité, il s’agissait parfois simplement d’une façon de glisser – avec beaucoup d’élan – sur la surface des choses. Mais son marxisme était dans presque tous les cas exemplaire, dans sa façon de combiner une intransigeance fondamentale avec un esprit ouvert, sceptique et contestataire. Cette réflexivité autocritique apparaît bien dans un entretien donné aux socialistes russes du groupe Vpered en 2006. Alors qu’on lui demandait quels étaient selon lui les principaux défis théoriques qui attendaient le marxisme contemporain, Daniel a répondu en esquissant un agenda de recherche extrêmement ambitieux, qui comprenait, parmi des sujets requérant des études sérieuses : la question écologique ; la production inégale et combinée de nouveaux espaces et échelles sociales ; les transformations de la nature du travail et les perspectives possibles pour les transcender ; le phénomène de la bureaucratisation, non seulement des partis et des syndicats, mais aussi des ONG, des universités et des médias, et les conséquences de cela pour la démocratisation et la déprofessionnalisation de la politique ; et, pour finir, la question qui l’avait obsédé depuis ses années à l’Université de Nanterre, à savoir la stratégie, mentionnant la nécessité, sans renoncer au caractère central de la lutte des classes dans les contradictions du système, de penser la pluralité de ces contradictions, de ces mouvements, de ces acteurs, penser leurs alliances, penser à travers la complémentarité du politique et du social sans les confondre, choisir de nouveau la problématique de l’hégémonie et du front uni… et d’approfondir notre compréhension des relations entre la citoyenneté politique et la citoyenneté sociale.

Tout cela, ajouta-t-il, dans un geste typiquement bensaïdien de rejet de la pusillanimité puriste face à la fertilisation des intelligences, devait être conduit avec les outils importants qui venaient d’autres courants de la pensée critique : de l’économie, de la sociologie, de l’écologie, des études de genre, des études postcoloniales, de la psychanalyse. Nous ne ferons des progrès qu’à condition d’engager un dialogue avec Freud, avec Foucault, avec Bourdieu, et bien d’autres encore (2010, p. 34).

Pour Daniel, cet esprit qui mêle acceptation désinhibée de l’identité singulière du marxisme avec l’ouverture d’un dialogue authentique avec d’autres courants pourrait être appliqué à la fois sur les fronts intellectuel et politique :

Il est parfaitement compatible et complémentaire de contribuer à des regroupements larges et de perpétuer un souvenir et un projet qui sont portés par un courant politique qui a sa propre histoire et ses propres structures organisationnelles. C’est même la condition de la clarté et du respect à l’égard des mouvements unitaires. Les courants qui ne font pas état publiquement de leur propre identité politique sont les plus manipulateurs. S’il est vrai, comme Deleuze aimait le répéter, qu’en politique il n’y a pas de page blanche, et que l’on doit toujours « recommencer depuis le milieu », alors on devrait pouvoir s’ouvrir au nouveau sans perdre la trace des expériences passées
(2010, p. 38).

Dans un texte élégiaque, Badiou écrit : « Avec la disparition de Daniel, le monde intellectuel, militant, politique, et ce qu’on peut appeler, même si l’adjectif a aujourd’hui un sens obscur, ‘révolutionnaire’, a changé »38. Si cela est vrai pour un « compagnon distant » (comme Badiou décrit sa relation avec Daniel), ce sera bien plus vrai encore pour nous. Mais, dans ce monde changé, nous aurons plus que jamais besoin du travail, de l’exemple et de l’esprit de Daniel Bensaïd.

La mort de Daniel est comme une plaie, mais pas une tristesse. Une perte qui nous laisse plus lourds. Cependant, ce poids est tout le contraire d’un fardeau ; c’est un message composé, non pas avec des mots, mais avec des décisions et des actes et des blessures39.

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Sebastian Budgen
“The Red Hussard : Daniel Bensaïd 1946-2010”, International socialism, n° 127,
Traduit de l’anglais par Florine Leplâtre.
25 juin 2010.

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  1. Bensaïd, Une lente impatience. Pour les références complètes, voir la bibliographie en annexe. Les références indiquées dans le corps du texte sans mention d’auteur sont de Daniel Bensaïd.
  2. Bensaïd, 2001a, p. 111.
  3. Deux livres seulement ont été traduits en anglais : Marx l’intempestif, et un recueil intitulé Stratégies of Resistance. Il faut espérer que ses mémoires seront publiées par Verso, et que la collection « Historical Materialism Books » et les éditions « Haymarket Books », entre autres, publieront d’autres œuvres en anglais. Un certain nombre de traductions d’articles et d’interviews sont disponibles sur les sites, marxists.org, internationalviewpoint et danielbensaid.org.
  4. Voir par exemple le numéro 32 de la revue Lignes (mai 2010), entièrement consacrée à Daniel, qui comprend des articles de Gilbert Achcar, Alain Badiou, Étienne Balibar, Stathis Kouvelakis, Michael Löwy, Stavros Tombazos, Enzo Traverso, et d’autres encore. Voir aussi Arruzza, 2010.
  5. Pour ne rien dire de son enthousiasme, sans cela incompréhensible, pour des activités abrutissantes comme le football, le rugby et le cyclisme.
  6. Cependant, Daniel ne perdit jamais son affection pour ses racines et la culture populaire toulousaines et, plus généralement, méridionales, ni son accent, ce qui, pour sûr, le préserva de toutes sortes d’affectations et de snobismes parisiens. Philippe Raynaud, dans son étude sur les penseurs de la gauche radicale commanditée par la fondation Saint-Simon, le surnomma avec mépris « le philosophe rustique ». À vrai dire, c’est une étiquette que Daniel appréciait plutôt.
  7. Pour une lecture perspicace de la continuité du léninisme dans la pensée de Bensaïd, voir Arruzza, 2010.
  8. Voir Stutje, 2009, p. 148-154.
  9. Voir le récent ouvrage sur Guevara par Michael Löwy et Olivier Besancenot (Löwy et Besancenot, 2009). Bensaïd lui-même, il faut le dire, même s’il n’a jamais renié ou nié son guévarisme originel (sans qu’on puisse le décrire comme un castriste sans réserves), était plus économe de ses citations du Che dans ses dernières années.
  10. Un extrait de son mémoire a été publié sous la forme d’un article cosigné avec Sami Naïr et publié dans la revue de Maspero Partisans, et est désormais disponible en ligne.
  11. Cet épisode est peut-être l’origine de l’un des aphorismes préférés de Daniel, lorsqu’il comparait la construction d’un parti révolutionnaire à l’amour absolu dans les romans de Duras : impossible, mais néanmoins nécessaire. Il faut préciser que cet aphorisme a eu des effets plutôt déroutants sur le public britannique lorsque cela fut répété à la conférence Marxism du SWP à Londres il y a quelques années.
  12. Deux courants minoritaires devaient continuer de s’opposer à cette orientation : l’un mené par Henri Maler et Isaac Johsua, qui finirent par créer le groupe Révolution !, qui avait des liens avec l’organisation italienne quasi-maoïste Avanguardia Operaia, et avec laquelle les Socialistes internationaux entretinrent des relations dans les années 1970 ; l’autre courant était influencé par André Glucksmann et Guy Hockenghem, lequel allait fonder plus tard le Front homosexuel d’action révolutionnaire (FHAR).
  13. Dans un cas, en 1970, une quarantaine d’activistes masqués prirent d’assaut la Banque d’Espagne à Paris pour protester contre l’exécution imminente de prisonniers nationalistes basques. La banque fut mise à sac, mais il n’y eut pas de blessé ni de vol d’argent. C’est un exemple de ce que Bensaïd appelle la forme « parodique » de violence exercée par la LC, qui, miraculeusement, n’a pas dérapé en route.
  14. Daniel n’a jamais accordé crédit aux critiques de l’action : voir Bensaïd, 2004, p. 170-171.
  15. Voir l’émouvant chapitre X dans Bensaïd, 2004.
  16. Bensaïd, 2004, p. 194. Pour une réflexion plus large, voir Bensaïd, 2009b. Daniel développa une amitié tardive avec Jean-Marc Rouillan, un des membres actifs du groupe terroriste gauchiste Action directe, qui purge encore sa peine de prison [lors de la parution de la version originale de ce texte – NDT].
  17. Une minorité de la QI, autour de Tariq Ali, Gilbert Achcar et Michel Lequenne, militèrent pour une position appelant au retrait immédiat des troupes soviétiques.
  18. Ibarra était la mère d’un jeune homme que le régime avait fait « disparaître », et la leader d’un mouvement de parents et de conjoints d’autres victimes du gouvernement corrompu et violent du Parti Révolutionnaire institutionnel (PRI).
  19. Daniel cite l’invasion de l’Afghanistan et la Révolution nicaraguayenne – même si, comme l’a montré Gilbert Achcar, dans le premier cas au moins, la circonspection de Mandel était préférable à la hâte (regrettée plus tard) de Daniel à atteindre à tout prix un jugement définitif.
  20. On raconte qu’à un congrès de la QI, pendant un débat sur les événements à l’Est, à Gérard Filoche qui criait « Champagne ! » Daniel répondit en criant : « Alka Seltzer ! ».
  21. Bensaïd était un nœud central de la vie politique et intellectuelle à la gauche de la gauche en France – en dehors des bunkers de l’isolement sectaire, « tout le monde » connaissait Daniel, « chacun » avait au moins discuté avec lui, et presque tous étaient tombés sous son charme, certains plus que d’autres. Le nom « Daniel Bensaïd » constituait pour beaucoup une clé magique qui produisait instantanément des sourires et ouvrait des portes.
  22. Dans les moments de grande lassitude politique, cela se manifestait, à la grande perplexité de ses camarades, quand, à l’instar de Trotski, il se mettait à lire Proust pendant les réunions du comité directeur. Dans sa recherche d’une esthétique pour son œuvre, Daniel rompait avec l’écriture machinale et monotone qui caractérisait la plupart de la tradition trotskiste d’après-guerre, et en même temps se remettait en prise avec une tradition d’avant-guerre qui comprenait, outre le Vieux lui-même, des figures comme Isaac Deutscher, Maurice Nadeau et C.L.R. James.
  23. Pour moi du moins, le titre de l’un de ses ouvrages sur l’héritage communiste, Le Sourire du spectre (Bensaïd, 2000), a désormais une résonance nouvelle.
  24. Dans ses mémoires (Bensaïd, 2004, p. 140-143), il se souvient avec affection de la brève période où il enseigna dans un lycée de Condé-sur-l’Escaut, dans le Nord-Pas-de-Calais, en faisant référence aux « hussards noirs » de la Troisième République, ces enseignants qui étaient en première ligne dans la lutte contre l’Église et les superstitions.
  25. Un mot sur la relation plutôt fraîche de Bensaïd avec le monde anglophone : mis à part des visites peu satisfaisantes aux États-Unis pendant la période où la QI était en relation avec le SWP américain (que Bensaïd trouvait assez morne et rigide, avec son organisation stricte, et l’accent mis sur l’efficacité et la rapidité – tout le contraire de la culture de la Ligue, informelle et désordonnée ; voir Filoche, 2007), il établit très peu de liens durables avec le marxisme anglophone jusqu’à la dernière décennie de sa vie, et ses références culturelles en étaient très éloignées. À partir du tournant du siècle, cependant, il devint un passeur clé des œuvres de Fredric Jameson, David Harvey, Ellen Meiksins Wood, Alex Callinicos et d’autres encore, pour la plupart non traduits en français. Pour ce qui est du SWP britannique, Bensaïd avait des sentiments ambivalents : il respectait sa capacité à survivre à la récession et à essayer de se rattacher aux nouveaux mouvements à partir de 1999, et le pensait comme un partenaire privilégié pour la LCR (et un modèle à suivre pour le professionnalisme de ses publications), mais il était mal à l’aise avec la culture interne qu’il trouvait excessivement homogène et rigide, sa peur apparente des débats polémiques et des dissensions, et son style de discours qu’il qualifiait « d’auto-persuasion prosélyte », censée maintenir le moral des troupes et éviter que la machine ne cesse de tourner.
  26. Plenel, 2010, p. 130
  27. Lors d’un incident assez bizarre, Daniel accepta avec amusement une invitation à parler de son livre sur Jeanne d’Arc dans un meeting organisé par la Nouvelle action royaliste, un étrange groupuscule monarchiste-gauchiste qui milite en faveur de la grève générale, l’autogestion et la restauration de la monarchie…
  28. C’est très certainement une conséquence négative de son relatif manque de narcissisme (ou au moins de formes particulièrement virulentes et explicites) : contrairement à tant d’intellectuels marxistes, l’âme rongée par le ressentiment lié au manque de reconnaissance, lui s’investissait très peu dans une quelconque autopromotion ni ne poussait pour une traduction de ses œuvres, au moins en anglais. Les projets de traduction en anglais étaient accueillis avec un plaisir amusé et légèrement surpris, mais sans folie des grandeurs. Sans l’enthousiasme de Mike Davis, même la traduction de Marx l’intempestif n’aurait probablement jamais vu le jour.
  29. Il participa également à des volumes collectifs, contre Althusser en 1974, sur la Révolution portugaise en 1976, et sur Marx en 1986.
  30. Comme l’a rappelé Enzo Traverso, cet épanchement d’une œuvre fragmentaire mais scintillante est l’exact opposé du modèle de Marx, qui écrivit et réécrivit jusqu’à sa mort un livre qu’il ne parvint jamais à terminer (Traverso, 2010, p. 180).
  31. Les parallèles entre Bensaïd et Lefebvre, au-delà des similitudes entre leurs personnalités et de l’affection que le premier portait au second, pourraient fournir la matière d’un chapitre à eux seuls.
  32. On peut encore établir des parallèles avec une autre figure du mouvement trotskiste qui a également redécouvert la fécondité de l’héritage de Benjamin – Terry Eagleton – et on peut en percevoir des échos dans l’œuvre d’Alex Callinicos à cette période, comme Making History ; l’attrait pour Benjamin chez cette génération d’intellectuels marxiste confrontés à une époque de défaite apparaît – à part pour les puristes et les grincheux – presque irrésistible.
  33. Même si Daniel révisa a posteriori son jugement sur Althusser (surtout l’Althusser tardif), comme en atteste sa contribution dans Avenas, 1999 et dans Bensaïd, 2001b. Comme l’a formulé Stathis Kouvelakis (dans un échange privé), « Daniel parvint à comprendre la convergence profonde entre la critique de la téléologie [l’idée d’une histoire qui irait vers un but] développée par Benjamin et celle d’Althusser. Ainsi, son intérêt pour l’œuvre tardive d’Althusser, pour lequel la « rencontre aléatoire » est l’exact équivalent, et de manière assez explicite, du miracle, de l’événement et de l’apparition messianique ou de l’amour impossible chez Duras (notamment à la fin). Par ailleurs : Daniel a reconnu explicitement la validité de la critique de l’humanisme théorique par Althusser. Ce fut une rupture fondamentale avec, par exemple, le point de vue de Mandel et avec le paradigme du jeune Lukacs. Mais, en réalité, les choses étaient plus complexes, car on peut lire dans ses mémoires que Daniel appartenait à une génération d’intellectuels qui était parfaitement familière des débats des années soixante. Cette génération se forma dans ce contexte, et même quand Daniel nous dit qu’il rejeta Althusser dans ses années d’étudiants, ce fut après des semaines et des semaines d’étude intense de ses textes (avec, entre autres, son camarade Antoine Artous). C’est un univers intellectuel complètement différent de celui habité, par exemple, par Michael Löwy, sans compter une génération précédente d’intellectuels proches du trotskysme (comme Naville ou Nadeau). »
  34. Voir Bensaïd, 1999. Le souci de Daniel avec cette manière de penser le passé, si populaire auprès d’une certaine gauche centriste moraliste, le conduisit à être très prudent dans les soutiens qu’il pouvait accorder, même pour des mesures qui peuvent sembler « politiquement correctes », comme la loi Gayssot qui criminalise du révisionnisme de l’Holocauste, ou les poursuites contre Pinochet.
  35. Daniel mentionna aussi d’autres temporalités, juridiques, esthétiques, et écologiques. Voir Bensaïd, 2010, p. 33. Surtout, il insista sur les temporalités distinctes de la recherche théorique et de l’action politique.
  36. Voir Bensaïd, 2005, et sa critique dans Callinicos, 2008.
  37. Pour ses contributions au débat stratégique dans cette revue, voir Bensaïd, 2002b et 2007.
  38. Badiou, 2010, p. 21.
  39. Emprunté à un hommage à Daniel par John Berger.
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