Notre identité communiste

La plate-forme de l’opposition au sein du Parti communiste1 constitue un événement pour quiconque se réclame du combat communiste. Elle revendique clairement la tradition et les idéaux du communisme, à un moment où ces derniers sont attaqués de toutes parts, sous couvert d’un amalgame entre communisme et stalinisme.

Elle engage une critique sérieuse de l’orientation du PCF, de son régime interne, du rapport fonctionnel entre l’une et l’autre, sans verser pour autant dans un unitarisme sans rivages ni principes, qui serait le plus court chemin vers le fourre-tout que représente le Parti socialiste.

Elle rejette fermement les politiques social-démocrates de gestion de la crise, et situe bien le danger que signifierait pour le prolétariat de ce pays la consolidation d’un monopole socialiste sur le mouvement de masse et l’électorat de gauche. Loin d’enrayer cette dynamique, un repli sectaire et dénonciatoire la favorise : seule une ligne unitaire permet de lutter contre cette évolution, de peser sur le PS et ses militants, de reconstruire une réelle perspective de changement.

Enfin, elle tourne le dos aux solutions de facilité, que beaucoup ont déjà choisies : celles du reniement au nom du faux conflit entre « archaïsme » et « modernité ». Il faut relever tous les défis et regarder en face les problèmes nouveaux, mais rien de bon ne se fera sans mémoire des expériences passées.

Le document n’est ni complet ni définitif. Il n’en a pas la prétention. Il affirme des positions, pose des jalons et formule des questions qui doivent faire l’objet d’une discussion approfondie. S’adressant à « tous les communistes, membres ou non du PCF », il indique que le communisme est une chose trop importante, pour le passé des militants qui lui ont beaucoup consacré, comme pour l’avenir de l’humanité guettée par les catastrophes économiques, militaires ou écologiques, pour être laissée en gérance à la direction du Parti communiste : celle-ci ne saurait prétendre au monopole d’une cause qu’elle a tant contribué à discréditer.

En regard des traditions du PCF, la publication d’une telle plate-forme constitue un acte lourd de conséquences, dont le contexte souligne la portée possible :

– elle vient au terme d’un cycle d’expériences majeures pour le mouvement ouvrier de ce pays, de la grève générale de 1968 à l’expérience gouvernementale de 1981-1986, en passant par les premiers effets de la crise, et les unions et désunions de la gauche ;

– elle se situe à contre-courant de bien des abandons, qui cherchent dans le PS le dernier havre (Fiszbin), quand elle ne solde pas le passage pur et simple du côté de la bourgeoisie (Daix…) ;

– dans une situation de réactivation des luttes sociales, d’intensification de la crise économique et de bouleversements dans le mouvement ouvrier international, un engagement qui revendique le marxisme et l’internationalisme, rejette le stalinisme et la social-démocratie, constitue, quelles qu’en soient les limites, un engagement à gauche.

Les évolutions ultérieures s’inscrivent dans les turbulences de la lutte de classes et dans le champ de ses épreuves. C’est dire que notre responsabilité à tous y est impliquée.

Nous sommes convaincus que le monde dans lequel nous vivons va vers des convulsions brutales. Nous sommes convaincus qu’un courant communiste, révolutionnaire, militant est indispensable pour les aborder. Un dépérissement de la tradition communiste constituerait, pour l’ensemble des exploités et des opprimés, une immense régression historique.

La grande fracture entre réformistes et révolutionnaires, précipitée par le test historique de la Révolution russe, n’était pas le fruit d’un malentendu. Disons le clairement : pour nous, il n’y a pas lieu d’effacer le congrès de Tours. Mais, depuis, bien de l’eau a coulé sous les ponts : la défense du communisme est désormais indissociable du combat intransigeant contre le stalinisme et ses effets dans le mouvement ouvrier. Si le déclin qui emporte aujourd’hui le PCF devait se solder par la dispersion et la démoralisation des forces vives qu’il a pu mobiliser, ou par des ralliements à la social-démocratie, au lieu de libérer les énergies nécessaires à la rénovation et à la renaissance du projet révolutionnaire, ce serait pour nous tous un grave échec.

Parce que l’enjeu est de taille, parce que la discussion libre fait partie des valeurs que nous entendons défendre ou réhabiliter ensemble, nous éprouvons la nécessité d’engager le dialogue. Qu’il soit clair d’abord que nous mesurons l’étendue de ce qui aujourd’hui nous rapproche.

1. La revendication générale du marxisme, du communisme, de la lutte des classes, d’un projet révolutionnaire de transformation de la société. Par les temps qui courent, ce n’est pas peu, si nous nous donnons la peine de vérifier la portée politique de ces notions.

2. L’affirmation d’une logique des besoins contre celle du profit, ce qui suppose une socialisation des moyens de production et de communication.

3. La référence à l’autogestion socialiste, comme expression d’une aspiration démocratique profonde du mouvement de masse, et sa traduction pratique : auto-organisation dans les luttes, pluralisme au sein du mouvement ouvrier.

4. Des éléments de résistance à la crise, à sa « gestion loyale » sous couvert de « rigueur » ou « d’austérité » ; le refus de se laisser enfermer dans le faux dilemme inflation/chômage, en lui opposant le « droit au travail et au plein-emploi par la diminution massive du temps passé à la production ».

5. L’importance stratégique des revendications démocratiques, au moment où l’approfondissement de la crise fait peser de lourdes menaces sur ces conquêtes et met en relief le contenu social de la démocratie : droit à l’emploi, aux études, à la santé, au logement, à la protection sociale…

6. La défense de l’égalité des droits pour les immigrés, et le rejet intransigeant de toutes les formes de chauvinisme ou de racisme.

7. La reconnaissance de l’apport du féminisme et du mouvement des femmes, comme dimension nécessaire à toute véritable lutte d’émancipation.

8. La revendication d’un « nouvel internationalisme », qui embrasse les différents fronts de la lutte des classes à l’échelle planétaire : un internationalisme « nourri de la solidarité avec les peuples du tiers-monde en proie à la faim, à l’endettement, à la surexploitation ; de la solidarité et de l’articulation avec les luttes populaires dans les pays capitalistes ; de la solidarité avec les peuples des pays socialistes qui luttent sous toutes les formes pour une démocratisation de leur système économique, politique et social ».

9. Un engagement résolument anti-impérialiste, illustré par la solidarité active avec la révolution nicaraguayenne, avec le peuple d’Afrique du Sud, avec le peuple palestinien.

10. La déclaration d’une « rupture totale » avec le stalinisme et « tout ce qui en est issu » : « les déportations, les procès, les mesures administratives meurtrières, les crimes, l’intervention politique et militaire dans les pays tiers, sous couvert de souveraineté limitée », ce qui implique aujourd’hui « le retrait des troupes soviétiques d’Afghanistan ».

11. La position en faveur de « la dissolution des blocs et du désarmement », ainsi que la mise en cause – quoique sous une forme interrogative – « du ralliement du PCF et de toute la gauche à la politique de dissuasion nucléaire », ainsi que du « consensus qui a laissé la France devenir un des premiers fabricants et marchands d’armes du monde ».

C’est beaucoup. Et parce que c’est énorme, nous devons nous attacher à ce qui reste moins clair, afin de faire la part des questions aujourd’hui sans réponses, des quiproquos éventuels, et de désaccords réels à débattre en toute clarté. Nous aborderons sept problèmes, d’inégale importance.

I. La crise, ses effets, ses enjeux

Le document prend bien en compte la crise et ses effets, notamment le chômage et les mutations sociales en cours. Mais il est empreint d’une sorte d’optimisme, comme si les auteurs étaient obsédés par le rattrapage des retards accumulés par le PCF. Il en résulte parfois l’impression que nous sommes encore à la fin des années soixante ou au début des années soixante-dix, dans une situation de montée et de convergence de mouvements sociaux novateurs. Cette approche répond sans aucun doute au souci justifié de démentir les thèses de la direction du PCF sur « le glissement à droite de la société », alibi de circonstance à ses propres échecs.

La crise, cependant, est passée par là. Elle a creusé les différences et les divisions, installé un chômage massif et durable, blessé profondément certains secteurs et sinistré des régions entières. Il serait faux, et le document ne le fait pas, de miser sur une « sortie douce » de cette crise : ce serait répéter les illusions du Programme commun, misant en 1972 sur des perspectives de croissance à la japonaise, ou de la relativiser en lui attribuant des causes principalement nationales. Nous devons nous attendre au contraire à des attaques redoublées contre la classe ouvrière et à des conflits d’une grande brutalité. Dans ce contexte international, notre horizon demeure, hélas, celui des crises, des guerres et des révolutions.

II. Étendue et diversité du prolétariat

La plate-forme insiste à juste titre sur l’ampleur des transformations à l’œuvre dans l’organisation et la division du travail, comme sur la diversité et l’hétérogénéité du monde du travail. Elle suggère la notion de « bloc historique des travailleurs ». S’agit-il par là de rejeter une vieille conception ouvriériste, réduisant le prolétariat à la classe ouvrière industrielle (comme le faisait encore le livre classique sur le capitalisme monopoliste d’État) ? Et son corollaire : l’analyse du développement du salariat dans le commerce et les services comme montée d’une « nouvelle classe moyenne » ? Auquel cas, nous serions globalement d’accord.

Nous considérons que la tendance, dans les sociétés capitalistes modernes, est à l’extension du prolétariat, jusqu’à représenter une force potentielle sans précédent, de plus des deux tiers de la population active. Cette extension va de pair avec des différenciations profondes, accentuées par la crise, d’une classe qui n’a d’ailleurs jamais constitué une unité spontanée, sauf dans les récits mythologiques. Aujourd’hui, ces différences entre manuels et intellectuels, stables et précaires, nationaux et immigrés, qualifiés et non qualifiés, hommes et femmes, privé et public, industrie et services, etc., multiplient leurs lignes de fracture et leur croisement. Enfin, dans ce prolétariat différencié, les travailleurs directement productifs des richesses sociales occupent une place centrale.

Nous savons qu’il y a là des débats théoriques déjà anciens, profonds qui ne sauraient être épuisés par un texte. Mais l’enjeu de cette approche est politique. Elle conduit à souligner l’unification du prolétariat, à l’encontre d’un déterminisme sociologique simplificateur qui faisait du PCF le représentant exclusif du « prolétariat authentique » (industriel), et du PS l’expression des « nouvelles classes moyennes », et se traduit par une pluralité de ses représentations politiques.

III. « Une ligne unitaire de sortie de la cohabitation » ?

Le texte évite tout jugement d’ensemble sur la politique suivie et sur la participation gouvernementale. Nous comprenons bien qu’il s’agisse là d’une question largement ouverte entre des militants et des dirigeants qui se retrouvent dans un même combat, à partir de trajectoires différentes. Pourtant des éléments de réponse affleurent. Il est avancé que les raisons principales de l’échec résident « peut-être dans l’inadaptation du contenu du Programme commun en 1972, aux nécessités d’une alternative nouvelle à la crise globale de la société et du système capitaliste ». Il est vrai que dès 1973 ce programme misant sur une forte croissance est déjà en porte-à-faux du point de vue de ses présupposés économiques. Mais les raisons de l’échec sont plus profondes. Elles tiennent moins à un texte qu’à une démarche. Et si retard il y a, il porterait davantage sur l’incompréhension des aspirations et des potentialités révélées en Mai 68.

Après un tel mouvement, il était normal de chercher à lui ouvrir un débouché politique, qui ne se réduise pas à une addition de luttes. En prétendant remplir ce rôle, le Programme commun canalisait en réalité les énergies dans la seule perspective électorale. Relu aujourd’hui, à la lumière de la crise et surtout de ce que fut la politique de la gauche du gouvernement, nous ne doutons pas qu’il puisse apparaître à bien des égards radical et audacieux. Mais ces audaces étaient pratiquement anéanties par l’engagement scrupuleux à respecter les institutions, la Constitution de la Ve République, les alliances internationales.

Dès lors, la fonction globale importait plus que le détail des mesures. On ne peut à la fois donner des gages de respect des institutions et encourager les mobilisations, les formes d’auto-organisation, de contrôle ou d’autogestion, qui viennent pratiquement contester l’autorité patronale dans l’entreprise, ou celle de l’État à différents niveaux de la société.

De fait, la mobilisation a été subordonnée à la seule perspective de l’échéance électorale, et à la « seule solution » du Programme commun. Ce souci a prévalu contre l’encouragement à des luttes du type de Lip (l’accord CGT-CFDT de 1974 fonctionnant à ce sujet comme éteignoir), et les possibilités de riposte aux plans Barre. Comment expliquer, autrement que par la volonté d’acquérir une « crédibilité gouvernementale », le ralliement soudain à la force de frappe ?

Comment expliquer, après 1981, sinon par le souci de ne pas gêner les camarades ministres, la mise en veilleuse des positions et revendications propres du PCF, l’aval aux plans acier, navale, charbon…, la discrétion sur les questions coloniales aux Antilles et en Kanaky ?

Cette façon de brandir le programme du parti, quand il s’agit de flétrir les virages à droite du PS, et de le rengainer, aussitôt l’unité retrouvée, n’a-t-elle pas désorienté les militants et accrédité l’idée qu’il n’a ni projet véritable, ni volonté persévérante, mais une suite incohérente de positions de circonstance ?

D’ailleurs, les militants n’étaient-ils pas avertis explicitement par l’accord conclu entre le PS et le PC le 23 juin 1981 que la solidarité gouvernementale « sans faille » s’appliquerait jusque dans les entreprises : « Conscients des devoirs que leur dicte la situation, les deux partis se déclarent prêts à promouvoir la politique nouvelle qu’ont choisie les Françaises et les Français en élisant François Mitterrand à la présidence de la République. Ils le feront à l’Assemblée nationale dans le cadre de la majorité qui vient de se constituer ; ils le feront au gouvernement dans une solidarité sans faille ; ils le feront dans les collectivités locales et régionales, dans les entreprises, en respectant les fonctions propres des institutions et des partis… »

Bref, l’élan de la mobilisation unitaire, seul porteur d’une véritable dynamique de changement, a été brisé, avant comme après la victoire électorale. Dès lors, les promesses étaient d’avance sacrifiées au respect des institutions, des alliances internationales, de la « contrainte extérieure » ; et ce dès la formation du premier gouvernement Mauroy, même si 1982 marque une inflexion réelle vers une politique d’austérité.

Ce bilan pèse à l’évidence sur la difficulté à définir une politique actuelle, différente du « solo funèbre » dont se berce la direction du PCF. La plate-forme ouvre des pistes positives. Elle part du pluralisme durable de la gauche, de la nécessité de rassembler une nouvelle majorité sociale et politique prenant en compte sa diversité, de livrer bataille pour ne pas laisser au PS le monopole de la représentation populaire, et ne lui donner aucun prétexte à un retournement d’alliances vers le centre. Elle prône donc « une ligne unitaire de sortie de la cohabitation ». La formule est heureuse, pour peu qu’on la traduise pratiquement : unité dans les luttes, unité syndicale, unité électorale, qui passe par l’engagement au désistement réciproque au second tour, puisque tel est notre système électoral.

Il s’agit bien en effet de briser le cercle vicieux de l’opportunisme et du sectarisme, de l’union sans combat et sans programme propre, au combat sans union ni propositions unitaires. Seule une orientation unitaire pour l’action, et à tous les niveaux, de la base au sommet, peut s’opposer aussi bien aux ravages de la division qu’à toutes les variantes de cohabitation ou de collaboration avec la bourgeoisie. Mais au-delà de l’unité dans et pour la mobilisation apparaissent des problèmes non résolus : « Ce processus de recomposition, de rassemblement débouchera sur l’engagement à gouverner ensemble, à tous les niveaux des institutions politiques et dans la société. La forme de cet engagement ne se décrète pas : le contenu importe d’abord ; mais l’engagement est nécessaire. »

« Le contenu importe d’abord » ! En effet, il détermine la possibilité de gouverner ensemble. Un parti révolutionnaire devrait défendre la perspective d’un gouvernement au service des travailleurs, responsable devant eux de ses mandats, et s’engager à gouverner avec d’autres sur la base d’une mobilisation unitaire et de mesures conformes aux besoins sociaux urgents. Il ne saurait en revanche s’associer à des expériences de gestion loyale de l’économie capitaliste et de l’État.

Ainsi, en 1981, il importait de contribuer sans marchander à la défaite de la droite. Mais, les conditions d’un gouvernement de rupture avec la bourgeoisie n’étant pas réunies, le PCF, s’il avait été un parti réellement révolutionnaire et unitaire, n’aurait pas participé au gouvernement, quitte à soutenir ses mesures positives. Il aurait concentré ses efforts, en toute indépendance sur la défense des revendications et la vigilance contre la droite.

Aujourd’hui, à nouveau, l’unité contre Chirac ou contre Barre n’admet aucun préalable, aucune exclusive. Il faut tout faire pour les battre, dans les luttes comme dans les urnes. S’ils tombent, nous reverrons un gouvernement du PS, ou même – il faut s’attendre à tout – du PC et du PS. À la lumière de l’expérience, l’important est ailleurs : il s’agit de faire en sorte qu’il existe une mobilisation unitaire préalable, et une force réellement révolutionnaire, telles qu’ils ne puissent répéter impunément le chemin qui a conduit au retour en force de la droite, et à la frustration de tant d’espérances.

Il s’agit de reconstruire les rapports de forces. De mettre un moteur dans l’unité. Et un tigre dans le moteur. Il y faut de la détermination, et de la patience.

IV. « La révolution, camarades », et l’État !

« La révolution, camarades ! », mais qu’est-ce au juste que la révolution, si ce n’est le renversement du pouvoir politique de la bourgeoisie, le remplacement du pouvoir d’une classe par une autre ? Définition générale qui n’épuise pas le problème, car nous savons que ce changement ne se réduit pas à un moment unique, grand soir ou petit matin, qu’il suppose des affrontements prolongés, des ruptures, des sauts qualitatifs ; que le renversement du pouvoir politique de la bourgeoisie et la socialisation des grands moyens de production ne coïncident pas toujours dans le temps.

Il y a à cela une raison structurelle, liée aux conditions mêmes de la révolution prolétarienne par contraste avec les conditions des révolutions bourgeoises : la conquête du pouvoir politique est pour la classe ouvrière l’instrument de l’émancipation économique et culturelle. À la différence de la société féodale, minée par l’extension des rapports marchands, la société capitaliste ne développe pas graduellement les éléments d’un mode de production socialiste. Elle développe les contradictions entre la socialisation du travail et l’appropriation privée des moyens de production, entre l’internationalisation de la production et le maintien des États nationaux. Elle engendre son propre « fossoyeur ». Mais il n’y a nul automatisme de transition.

C’est pourquoi l’État, nœud des rapports de production capitalistes, est l’enjeu stratégique clef de la révolution socialiste. Or, la plate-forme reste évasive à ce sujet. Elle insiste sur le fait que le discours libéral exploite des aspirations contradictoires. Le rejet du « tout État » se nourrit en effet d’une profonde exigence démocratique, plutôt que d’une adhésion à la concurrence sauvage. Nous sommes d’accord pour voir là une chance de réaffirmer l’autodétermination des masses, la reconquête de leur autonomie face à l’État, le rétablissement de solidarités échappant à ses tutelles.

Mais au-delà, les rédacteurs du document demandent : « Comment la lutte intensive pour les transformations s’inscrit-elle dans la gestion par les élus, dans les institutions, et dans les espaces conquis ou à conquérir par l’autogestion ? Comment être attentif pour donner à ce qui surgit de la société, pour donner à la perspective autogestionnaire un contenu de classe compréhensible, réaliste, combatif dans les entreprises, dans la commune, la région et dans l’administration de l’État ? » Ce sont en effet des questions pratiques, qui ne peuvent être discutées efficacement que sur la base d’expériences concrètes. Mais le document débouche sur une question de portée plus générale : « Quels rapports établir entre réformes et révolution. N’y a-t-il d’autre choix, dans l’entreprise comme au sommet de l’État, qu’entre gestion et rupture ? »

Bien sûr, dans un pays capitaliste développé comme le nôtre, avec une longue tradition de démocratie parlementaire, il faut prendre en compte la complexité, les ramifications et la légitimité d’un État qui ne se réduit pas à la célèbre « bande d’hommes armés », même si la bande existe toujours, modernisée et perfectionnée… On peut en effet difficilement imaginer que les exploités puissent de « rien » devenir « tout », par une soudaine métamorphose, sans avoir affirmé, au cours d’une lutte prolongée, leur candidature au pouvoir et à la direction de la nation tout entière.

C’est cette recherche d’une légitimité alternative que Gramsci soulignait, entre autres choses, avec sa notion d’hégémonie. Sa préoccupation était d’ailleurs plus largement répandue dans les débats, hélas avortés, de l’Internationale communiste au début des années vingt sur l’échec de la révolution allemande, sur le front unique et sur la place des revendications transitoires dans le programme de l’IC. Dans son petit livre sur Gramsci, Perry Anderson souligne à juste titre cette parenté entre l’hégémonie chez Gramsci et le front unique chez Trotski. L’importance donnée à la préparation n’exclut pas le dénouement, le saut ; bref, il ne suffit pas à dissoudre l’acte même de la révolution dans le seul processus des réformes.

Toutes les grandes expériences du siècle, fertile en crises révolutionnaires, ont confirmé, et encore tragiquement au Chili, que la bourgeoisie peut plier et faire le dos rond sous les réformes aussi longtemps qu’elle préserve l’essentiel, le noyau dur de l’État. Souvenons-nous que, dès le
24 septembre 1970, vingt jours après la victoire électorale d’Allende et avant de lui accorder l’investiture parlementaire, la bourgeoisie chilienne demandait au futur président de se prononcer sur les questions essentielles à ses yeux : « Nous voulons un État de droit. Ceci requiert l’existence d’un régime politique à l’intérieur duquel l’autorité soit exclusivement exercée par les organes compétents : exécutif législatif et judiciaire… Sans intervention d’autres organes de fait qui agiraient au nom d’un prétendu pouvoir populaire… Nous voulons que les forces armées et les corps de carabiniers continuent d’être une garantie de notre système démocratique. Ce qui implique que soient respectées les structures organiques et hiérarchiques des forces armées. » L’essentiel, en effet, y est : bel exemple de lucidité de classe, vu du côté de la bourgeoisie !

Toutes les bourgeoisies savent d’expérience que les nationalisations sont toujours réversibles tant qu’il leur reste le recours ultime de l’État. Et il n’est pas d’exemples de gestions social-démocrates, même les plus résolument réformatrices, qui aient réussi à échapper à l’étreinte du marché et aux bornes de l’État. Paradoxalement, l’offensive néolibérale actuelle, en prétendant « réduire la taille de l’État », contribue à en remettre à nu le squelette : les fonctions militaires et sécuritaires. Reagan ampute les budgets sociaux mais bat tous les records de dépenses militaires. En France, le budget de la Défense l’emporte sur celui de l’Éducation. Et l’affaire Greenpeace a jeté une lumière crue sur la force des consensus autour de la « raison d’État »…

Ne pas perdre de vue cette réalité ultime de l’État n’implique pas qu’il faille se tenir à l’écart des institutions. Elles ne sont pas toutes rattachées de la même manière au corps de l’État. L’école ou les municipalités, par exemple, n’en sont pas de stricts appendices. Nous pensons seulement que toute présence dans les institutions devrait garder pour boussole le renforcement de la démocratie la plus large, de l’autonomie du mouvement de masse, et favoriser l’intrusion d’un point de vue de classe dans la trompeuse neutralité d’appareils soustraits à toute transparence. Il n’y a pas de zones réservées où la souveraineté démocratique ne pénètre pas ; ni l’entreprise livrée à l’arbitraire patronal, ni l’armée qui dénie au travailleur sous l’uniforme les droits de tout citoyen.

Au-delà, il serait abstrait de poser aujourd’hui comme question de principe le problème de la violence. Mais il est pour le moins hasardeux de ne retenir comme hypothèse, comme le fait la plate-forme, que celle d’une « révolution pacifique et démocratique ». On ne saurait ignorer que la paix, d’ailleurs toute relative, des sociétés occidentales a pour envers caché la misère et l’oppression du tiers-monde, où déjà la violence est déchaînée. On ne saurait ignorer que, dans nos propres sociétés engagées dans la course aux armements, la violence est socialement et idéologiquement omniprésente. Des classes dominantes qui ont atteint ce degré de cynisme dans l’escalade militaire comme dans l’exploitation de la misère sont capables de n’importe quoi, et malheureusement du pire, si leur pouvoir est menacé.

V. Une stratégie de rupture ?

Même s’il ne se pose pas en termes immédiats, le problème du pouvoir politique pèse sur tout choix d’orientation fondamental. Le document s’interroge sur les possibilités de transformation économique et sociale. Il affirme la nécessité « d’affronter la question de la propriété privée ». Il pose le problème du rôle des nationalisations, de la transparence des choix dans l’entreprise, de la contradiction entre le « produisons français » et l’internationalisation croissante « du savoir, des techniques, de la communication » (il s’agit en réalité tout autant de l’internationalisation de la production, des capitaux et, à présent, des services…).

Mais comment, au bout du compte, la primauté des besoins sur le profit s’exprime-t-elle ? Par la démocratie la plus effective en tout ce qui concerne les choix de société, au niveau central comme au niveau de l’entreprise. Et comment ces choix peuvent-ils articuler les intérêts généraux et les intérêts particuliers, le national et le local ? Par le biais d’une planification autogestionnaire, appuyée sur la socialisation effective (qui va au-delà de l’étatisation) des principaux moyens de production et de communication dont les formes peuvent être contractuelles et décentralisées.

À ce niveau, où sont en jeu la maîtrise des sciences et des techniques, les finalités de la recherche, de l’éducation et de la production, l’économique, le social et le politique entrent en fusion. Il ne s’agit donc pas simplement de « rupture économique » mais d’un changement global dans les mécanismes de l’économie comme dans ceux du pouvoir.

Toute la logique de la crise pousse dans cette direction. Les rédacteurs de la plate-forme le sentent lorsqu’ils se demandent s’il y a « une issue progressiste à la crise, en dehors d’une rupture avec toute forme d’économisme ». La rupture avec toute forme d’économisme n’implique pas seulement d’aller au-delà des exercices de chiffrage de programmes réalistes de gouvernement, ou de prendre en compte les dimensions sociales et culturelles de la crise contre un productivisme dévastateur.

Elle implique aussi d’en saisir la dimension directement politique. Plus la crise dure et dévoile ses conséquences, plus ressurgira avec force l’attraction d’un socialisme non bureaucratique. Les interrogations ou les doutes porteront moins sur le fait que le socialisme soit souhaitable, mais plutôt sur le fait que la révolution soit encore possible.

La plate-forme porte en titre une profession de foi que nous partageons. La crise est grosse de bouleversements politiques tels qu’on n’en a pas vus depuis la guerre, et la question de l’Europe y jouera un rôle central : qui de la bourgeoisie ou des exploités construira réellement l’Europe, laquelle, et pour quoi faire ?

Nous devons nous attendre à de véritables crises révolutionnaires : non seulement de puissantes mobilisations revendicatives généralisées mais des crises du système de domination issu de la guerre mondiale.

VI. À l’Est du nouveau ?

Le document aborde en outre la question des rapports que peut entretenir un projet révolutionnaire avec l’héritage de la Révolution russe et, au-delà, avec l’État soviétique et le « camp socialiste ». Il affirme une « solidarité avec les peuples des pays socialistes qui luttent sous toutes les formes pour une démocratisation de leur système économique, politique et social, condition de développement de leur pays ». Par sa généralité, la formule laisse ouverte la possibilité de réunir dans un même effort de démocratisation Solidarnosc et Gorbatchev. À une différence près, cependant, c’est que Gorbatchev est explicitement cité, mais pas Solidarnosc… Or l’expérience polonaise est, à nos yeux, décisive pour toute rénovation communiste.

Elle affirme la « nécessité de tisser des rapports différents avec toutes les réalités sans exception des pays socialistes ». Elle cite les « réformes proposées à la société soviétique par Mikhaïl Gorbatchev », mais rejette « tout alignement sur les intérêts de l’État soviétique ».

Nous sommes tous conscients de l’importance des réformes en cours et attentifs à leurs effets. L’interprétation et la discussion sont largement ouvertes. À une précision près. Dans la critique du stalinisme, le document va bien au-delà de la dénonciation du culte de la personnalité ou des crimes de Staline. Il met en cause un système. Mais on ne saurait voir dans ce système qu’un dérapage accidentel de l’histoire, l’effet irrationnel d’une volonté de puissance ou même le produit mécanique d’une société archaïque. Pour nous, la compréhension du phénomène stalinien part de l’analyse de la bureaucratie. Ce n’est certes pas le dernier mot. Mais c’est un maillon nécessaire pour saisir les raisons, les mécanismes, la portée des réformes, les résistances qu’elles suscitent et leurs éventuelles limites. De Khrouchtchev à Gorbatchev en passant par Dubcek ou Teng, il n’est pas d’exemples de réforme qui ne débouchent sur un conflit au sein de la bureaucratie et dans la société elle-même.

La dynamique de ce conflit change quand les masses s’en mêlent. Les développements en cours en Union soviétique mettront à l’épreuve du réel nos instruments de compréhension, pour peu que nous sachions nous garder des certitudes blasées autant que des illusions pressées.

VII. L’identité et le parti

Le document revendique vigoureusement « l’identité communiste ». Mais celle-ci ne saurait flotter comme un spectre dans l’air du temps. Elle n’existe que par le rassemblement de révolutionnaires autour d’un projet commun, pour la réflexion et l’action. Sans la traiter explicitement, du seul fait de son existence, la plate-forme pose la question d’un tel rassemblement, puisqu’elle constate la réalité diverse et dispersée d’un courant révolutionnaire, dont le PCF n’a pas le monopole.

La conclusion logique serait qu’il faut commencer à enrayer cette dynamique de fragmentation, qui décourage et dilapide les énergies. Mais comment ?

Au sein du PCF, pour sa rénovation ? Nous pensons pour notre part que le PCF dans son ensemble, quelles que soient les richesses et les potentialités militantes qu’il recèle, n’est ni redressable ni rénovable. Sans se prononcer sur ce point, la plate-forme annonce un XXVIe Congrès dont les jeux sont faits d’avance et dénonce l’offensive de normalisation engagée par la direction.

Toutes les hypothèses sont dès lors ouvertes. Devant le risque de voir des militants expulsés par petits paquets pour mieux les affaiblir, il serait nécessaire d’affirmer dès maintenant la volonté de poursuivre, quoi qu’il arrive, un combat politique organisé. Car un projet et une identité révolutionnaires s’incarnent nécessairement dans une forme d’organisation militante, un parti capable d’agir et de débattre, de maintenir vivant le lien entre théorie et pratique, d’aborder dans un cadre démocratique et sur la base d’une pratique commune les problèmes non résolus. C’est encore la meilleure façon de constituer une force d’entraînement pour les mouvements sociaux, qui assimile leurs expériences, respecte leur unité, les féconde de propositions révolutionnaires. C’est la meilleure façon de passer les idées à l’épreuve de la pratique, d’endiguer les démoralisations, de relever les défis. Le souci d’éviter les impasses d’un certain centralisme bureaucratique devrait inciter à réfléchir sur d’autres modalités de fonctionnement et de débat, sans renoncer à un instrument de lutte indispensable. Ce projet ne concernerait pas les seuls militants aujourd’hui membres du PCF, ou issus de ses rangs, mais tous les révolutionnaires, organisés ou non, auxquels s’adresse la plate-forme.

Critique communiste n° 61, mars 1987

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  1. Publiée dans Critique communiste n° 61, mars 1987.
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