Éloge de la politique profane - Introduction

Pertes et résurgences de la raison stratégique

« Que notre situation soit nouvelle, que notre combat soit nouveau,
ce n’est peut-être pas à nous de le dire, mais enfin qui ne voit
que notre situation est nouvelle, que notre combat est nouveau. »

Charles Péguy, Un nouveau théologien, 1911.

« Par à-coups successifs, comme au sortir d’un coma,
nous essayons de dissiper les brumes de déjà-vu. »

Félix Guattari, Micropolitiques, 1982.

Au seuil des années 1980, Félix Guattari percevait l’avènement d’un nouveau régime planétaire d’accumulation du capital, un « capitalisme mondial intégré ». La société mondiale devenait « flasque, sans contours, sans ressorts ». Ce paradigme émergent semblait alors issu du grand retournement, au milieu des années 1970, de l’onde expansive d’après-guerre. Initié par la crise dite pétrolière de 1973-1974, il aurait scellé la fin d’un cycle, celui de la régulation fordiste et de l’État social keynésien, et annoncé l’entrée dans une crise historique prolongée, dont la sortie maintes fois annoncée devait être autant de fois différée1.

Cette longue transition vers un capitalisme global ou total n’est pas le résultat supposé « naturel » de la seule logique économique. Elle traduit et accélère les changements majeurs dans les rapports de forces sociaux et interétatiques, les effets d’une nouvelle vague d’innovations technologiques, la modification de la division et de l’organisation du travail impulsée par la contre-réforme libérale des années 1980.

Fin de la guerre froide ? Passage d’une hégémonie partagée, depuis les accords de Yalta et Potsdam, à une hégémonie impériale exclusive et à une domination unilatérale ? Michaël Hardt et Toni Negri ont tenté de saisir cette grande mue en désignant sous le concept d’Empire le pouvoir absolu et déterritorialisé d’un capital déployé en réseau dans un espace sans limites ni lieux. À cette forme inédite de souveraineté non territoriale et non étatique, correspondraient des résistances réticulaires symbolisées, non plus par la taupe qui creuse obstinément ses galeries sous les fortifications, mais par le serpent qui se faufile dans les interstices et les failles des relations de pouvoirs.

Un tel bouleversement obligerait à penser les conditions de l’action selon les catégories d’une « nouvelle modernité ». La crise du concept de politique ne date pourtant pas d’hier. Depuis les guerres révolutionnaires et napoléoniennes, elle est constitutive des interrogations récurrentes sur la souveraineté, la légitimité, la citoyenneté, la représentation, et sur le statut même de la « notion de politique » : « C’est la constellation conceptuelle dans laquelle prend forme le concept moderne d’État qui est structurellement en crise2. » La question de la justice, dont la forclusion vise, depuis la philosophie hobbesienne de l’État, à neutraliser le conflit est ainsi rouverte.

La violation de la souveraineté étatique peut-elle répondre, comme le prétendent les avocats du « droit d’ingérence », à celle des droits de l’homme ? Si oui, cela signifie-t-il que nous entrons dans l’ère de la supra-souveraineté ? Quelles seraient les conséquences à en tirer quant à la conception du droit international et quant à l’émergence d’une nouvelle sémantique de la représentation3? La crise de la conceptualité politique est grosse de ces questions, cruciales.

Or, la déclaration par G.W. Bush – au lendemain du 11-Septembre – d’une guerre au terrorisme, sans limites dans le temps et dans l’espace, la banalisation de l’état d’exception, les nouveaux assauts de la contre-réforme libérale contre les conquêtes sociales du siècle dernier, tout concourt aujourd’hui à remettre la question politique au premier plan et à relancer la controverse stratégique. « Changer le monde sans prendre le pouvoir » ? Ou bien prendre le pouvoir pour changer le monde ? Mais comment s’y prendre dans les conditions du capitalisme global ? Et comment éviter la gangrène bureaucratique qui a ruiné de l’intérieur les tentatives d’émancipation passées ?

Les conditions spatiales et temporelles de l’action politique changent sous l’effet de la mondialisation libérale. Entre « l’illusion politique », qui fait de la démocratie de marché l’horizon indépassable d’une histoire à bout de souffle, et « l’illusion sociale » qui prétend préserver les mouvements d’émancipation des impuretés du pouvoir, une voie étroite s’entrouvre. Pour s’y engager, la mise au point d’un « nouveau lexique politique est devenue un enjeu essentiel4 ».

C’est autour de cet enjeu qu’est bâti ce livre. Mais un « nouveau lexique » ne s’invente pas artificiellement à la manière d’un espéranto. Il ne relève pas d’un pouvoir de nomination adamique. Il naît de l’échange conflictuel entre des langues réelles, d’expériences sociales et historiques fondatrices, de luttes de paroles. Le Capital a son vocabulaire, celui de la marchandise ventriloque, et son lexique spontané. Le prolétariat y est soluble dans l’actionnariat, l’exploitation dans l’esprit d’entreprise, la propriété dans l’accès, le travail dans le loisir, les solidarités collectives dans les trajectoires personnalisées. Ce jargon postmoderne de l’employabilité et des flux tendus, de la net-économie, du e-business et des hedge-funds, du burn-out et du workfare, de la « gestion par stress » (!) et de l’« implication contrainte » (!), de la lean production et des working poors overworked, de la gouvernance et de la gestion manégériale, des « ménages aux revenus aléatoires », de l’euphémisme et de la périphrase, se fabrique et se travaille au jour le jour.

Comme les luttes de classes, les luttes de langues sont asymétriques. Le lexique des dominés est subalterne à celui des dominants. On ne peut commencer à se défendre que dans les termes de l’attaque, en retournant le sens des mots, affirmait Hannah Arendt. La bataille du verbe est certainement plus complexe, mais le discours des résistances ne peut échapper au cercle vicieux de la subalternité qu’en allant à la racine des choses et en traversant les apparences, pour extraire des expériences pensées quelques éclats de vérité.

Éloge de la politique profane, 2008, Albin Michel

Documents joints

  1. Voir Ernest Mandel, Le Troisième Âge du capitalisme, Paris, Éditions de la Passion, 1997, La Crise, Paris, Champs, Flammarion, 1978, Long Waves of Capitalist Development, Cambrige University Press, 1980.
  2. Massimiliano Tomba, La « Vera Politica ». Kant e Benjamin : la possibilita della giustizia, Macerata, Quodlibet, 2006.
  3. Ibid., p. 109.
  4. Antonio Negri et Giuseppe Cocco, Global, éditions Amsterdam, Paris, 2007, p. 33 : « Les notions de démocratie, de représentation, de globalisation et d’Empire, de biopouvoir et de biopolitique, de nouvelle composition technique et politique des classes, de multitude, etc., se superposent à celles de dépendance, de nation, de classe ouvrière, de dette, de répression, d’impérialisme… Parfois elles les remplacent purement et simplement ; parfois encore, elles les investissent et les transforment de l’intérieur. »
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