Préface du livre « Le Dernier Combat de Lénine »

Lorsque, voici plus de dix ans, Moshe Lewin prononça à Paris ses conférences sur les derniers écrits de Lénine, ses auditeurs le pressèrent d’en faire un livre, un roman, une pièce de théâtre… Plus simplement, il décida de laisser la parole à Lénine lui-même, en son dernier combat. Les quelques lignes du célèbre testament étaient alors connues ; le journal des secrétaires beaucoup moins ; les autres articles mal situés dans leur contexte. Pour quiconque émergeait de l’historiographie stalinienne où le PCF, plus que tout autre, restait engoncé, ce petit livre agit comme une révélation.

Le dernier combat de Lénine parut pour la première fois en 19671. L’année où la bureaucratie chinoise, débordée par la commune ouvrière de Shanghai, sonnait la retraite de la Révolution culturelle et le retour à l’ordre sous l’égide de la triple alliance. L’année de l’assassinat de Che Guevara en Bolivie. L’année des bombardements américains sur Hanoï. La grève générale de mai 1968 et le printemps de Prague étaient encore en gestation. La rumeur du goulag n’atteignait que les oreilles averties et attentives.

Accueilli discrètement par la presse du mouvement ouvrier, à une époque où le PCF s’attardait à pas de tortue dans sa déstalinisation et où le maoïsme dressait à Staline de nouveaux mausolées, ce livre rigoureux et lucide se situait d’emblée en marge des modes. Aux antipodes des nouvelles philosophies à venir, il s’inscrivait dans la seule voie d’une lutte radicale contre le stalinisme, ses racines et ses prolongements : celle d’une critique historique, dans la lignée de Deutscher ou de Liebman2.

À partir d’un travail méthodique sur les documents russes, Moshe Lewin s’efface. Place à Lénine, à ses derniers mois pathétiques, à son énergie désespérée, à son volontarisme ; ce que Moshe Lewin appelle son « élitisme ». Comme si le fondateur du bolchevisme vivait en quelques jours, sans avoir le temps de l’assimiler et de le maîtriser, ce terrible futur de la révolution qui lui file entre les doigts. Comme s’il en mourait d’impuissance et d’épuisement.

Des forces colossales sont entrées en mouvement : celles de l’assiégeant impérialiste, celles d’une bourgeoisie agraire sans cesse renaissante, celles d’une bureaucratie capillaire qui s’insinue dans tous les rouages de l’appareil administratif. Pourtant, Lénine continue à miser de toutes ses dernières forces sur la conscience de l’avant-garde, du parti de type nouveau strictement délimité et sélectionné, à la différence de la grande social-démocratie allemande d’avant 1914. Ce parti bolchevique qui, ouvrant une ère nouvelle, a su jeter un pont entre les tâches de la révolution antiféodale, « démocratique bourgeoise » et celles de la révolution prolétarienne.

Lorsque le Parti lui-même se révèle rongé par le virus bureaucratique, Lénine ne renonce pas. Il en appelle à l’avant-garde de l’avant-garde, à ce qui peut subsister de sain dans la direction du parti. D’où ce subjectivisme paradoxal pour un marxiste : Lénine use des derniers instants de lucidité à peser individuellement les hommes et à corriger ses annotations sur les principaux dirigeants.

Il n’y a pourtant rien là de surprenant. L’année 1923 marque la fin de la crise révolutionnaire qui, cinq ans durant, vient de secouer l’Europe. Jusque-là, la jeune révolution russe a tenu dans l’espoir d’une révolution victorieuse en Allemagne, sans laquelle son propre avenir devenait théoriquement impensable. L’échec de l’Octobre allemand ouvre la voie à la montée du nazisme en Allemagne, à la défaite de l’Opposition de gauche en Russie. La bureaucratie théorise cet isolement durable et s’apprête à enfermer la révolution dans les frontières du « socialisme dans un seul pays ». Cette trajectoire va à l’encontre de l’histoire et de l’éducation du Parti, certes. Mais, au sortir de la guerre civile, qu’est-il advenu de ce Parti lui-même, de ses rapports avec les masses ?

Le prolétariat industriel a fondu de moitié. Exemple : les usines Putilov ne comptent plus en 1922 que 6 000 ouvriers contre 30 000 à 40 000 en 1917. Le Parti s’est intégré aux fonctions de l’État. La suppression du droit de tendance et de fraction au Xe congrès de mars 1921 n’a pu qu’accélérer cette assimilation fonctionnelle. La tradition du bolchevisme reflue donc vers les sommets du Parti. L’affrontement entre les hommes qui l’incarnent en revêt une portée historique.

Symboliquement, Lénine s’est tu à la veille de cette défaite, silencieux à jamais, brisé par la maladie, mais aussi par la gifle d’Ordjonikidze à un communiste géorgien ou par les brutalités de Staline envers Kroupskaïa.

Aux prises avec les forces déchaînées de l’histoire, de son lit, Lénine propose à Trotski un pacte de la dernière chance contre la bureaucratie. Une ironie sinistre veut que Trotski soit alors lui-même alité dans une autre partie du Kremlin. Lewin souligne la force qu’aurait encore pu avoir, en 1923, l’alliance des deux figures les plus prestigieuses d’Octobre. Il estime corrélativement que l’agonie de Lénine portait en germe la défaite de Trotski. Peut-être ce dernier en avait-il sourdement conscience…

Mais ce qui importe avant tout, envers et contre les falsifications staliniennes, c’est la fidélité fondamentale de Trotski au dernier combat de Lénine. Quelle qu’en fût l’issue immédiate, ce combat était en effet nécessaire. Il dépendait de lui que l’espoir soulevé par la première révolution communiste ne se confonde pas avec sa caricature réactionnaire. Ce combat permettait que l’alternative historique reste ouverte pour l’avenir, que l’histoire en train de se faire avec la force de l’évidence bureaucratique puisse être démentie au nom d’une autre possibilité stratégique. Une nouvelle fois « contre le courant » ; la poignée des zimmerwaldiens n’avait-elle pas eu raison, dès 1915, contre le déferlement du social-chauvinisme, et préparé la renaissance de l’internationalisme ? Pour que l’histoire ne perde pas tout sens aux yeux des générations futures, pour qu’il leur soit possible d’en renouer le fil, il fallait qu’une autre voix se fasse entendre. Que ce fût d’abord celle, déjà étouffée, de Lénine, renforce celles qui se sont élevées après sa mort contre la théorie du socialisme dans un seul pays, contre la politique suicidaire du Komintern en Chine3, contre les folies de la « troisième période » qui désarmèrent le prolétariat allemand face à la montée du nazisme, contre les procès de Moscou et les purges.

Les termes mêmes de son combat – la question du monopole du commerce extérieur, celle des nationalités, celle de l’organisation et de l’État – débouchent sur des problèmes fondamentaux de notre temps tels que la caractérisation de l’URSS et de la bureaucratie au pouvoir ou les rapports (d’opposition et non de filiation) entre léninisme et stalinisme.

En 1923, la pratique de la révolution est en avance sur sa théorie. La complexité de l’économie de transition en rend l’analyse malaisée. Ce contexte de difficultés économiques et sociales, deux ans après Cronstadt et l’encerclement impérialiste, constitue le terrain de la dernière bataille engagée par Lénine. Le livre de Moshe Lewin établit, sans ambiguïté, qu’il prend résolument parti contre la bureaucratie, aux sources mêmes de l’Opposition de gauche.

Mais cet engagement ne va pas sans confusions, lourdes de conséquences ultérieures. Quant aux rapports entre le Parti et l’État, tout d’abord. Lucidement, Lénine constate que les soviets, « qui étaient par nature des organes du gouvernement par les travailleurs, ne sont que des organes du gouvernement pour les travailleurs par la couche la plus avancée du prolétariat, mais non pas par la masse laborieuse ». Il en conclut logiquement, dans son dernier texte public, à la fusion pure et simple entre le Parti et les fonctions étatiques : « Telles sont les grandes tâches dont je rêve pour notre Inspection ouvrière et paysanne. Voilà pourquoi je projette pour elle la fusion de l’organisme suprême du Parti avec un simple commissariat du peuple. »

Toujours hardi dans l’innovation, Lénine ne fait guère ici la part de l’exception et de la règle. Il tend à dissoudre le principiel dans le circonstanciel. Ce glissement est d’autant plus grave que les deux premiers congrès de l’Internationale communiste, en opposant radicalement la dictature du prolétariat à la démocratie parlementaire, n’ont pas clairement reconnu la souveraineté des organes soviétiques dans l’exercice du pouvoir. Dès lors que le Parti et l’État peuvent fusionner, la pétition de principe en faveur du pluripartisme ou de la libre confrontation des programmes dans le cadre unitaire des conseils, des comités ou des soviets, devient pour une large part formelle.

On retrouve la même confusion de l’exception et de la règle lorsque Lénine fait adopter par le Xe congrès l’interdiction du droit de tendance et de fraction. Trotski insistera ultérieurement, notamment dans La Révolution trahie, sur le caractère exceptionnel de ces mesures. L’argument aurait été plus convaincant si les déclarations de Lénine avaient été explicites à ce sujet. Il définit bien comme « exceptionnelle » la possibilité pour le comité central d’exclure un de ses membres à la majorité des deux tiers, mais il est beaucoup moins précis pour ce qui est du droit de tendance et de fraction.

Or, le remède imaginé lors du Xe congrès attaquait davantage les effets que le mal. Il suffit d’avoir en tête l’usage qui en fut et en est fait par les staliniens contre toute vie démocratique organisée dans leurs partis pour mesurer la portée du préjudice. Encore faut-il rappeler à la décharge de Lénine que la suspension des fractions ne signifiait pas pour lui l’étouffement des débats : le bulletin de discussion restait ouvert et l’Opposition ouvrière, visée par les mesures du Xe congrès, put, quatre mois plus tard, présenter et défendre ses positions devant le IIIe congrès de l’Internationale communiste.

Il n’en demeure pas moins significatif qu’en 1921 l’attaque de Lénine ait porté simultanément contre le régime des tendances dans le parti et contre la revendication, taxée de corporatisme, d’un « congrès des producteurs » : la restriction de la démocratie dans le parti va de pair avec la restriction de la démocratie ouvrière hors du parti, sous toutes ses formes.

Ces deux confusions lourdes de conséquences sont enfin à mettre en relation avec le débat indirect qui avait opposé Lénine à Rosa Luxemburg en 1918 sur les conditions de dissolution de la Constituante et la limitation des droits démocratiques (liberté de réunion, d’association, de presse). Rosa ne contestait pas le recours à des mesures d’exception, mais elle s’attachait à en circonscrire plus scrupuleusement les limites et les dangers : les atteintes à la démocratie « obstruent la source vivante d’où auraient pu jaillir les correctifs aux imperfections congénitales des institutions sociales ». Chez Lénine, l’exception mal définie glisse vers l’arbitraire. Lewin cite une lettre à Koursky de mai 1922, dans laquelle il défend l’interprétation la plus large possible de la notion d’« agissement contre-révolutionnaire », en rattachant sa définition à la menace de la « bourgeoisie internationale ».

On sait maintenant ce que Lénine ne pouvait guère prévoir : comment l’arbitraire bureaucratique s’est saisi de ces procédures d’exception. Emportés par le feu d’une lutte sans merci, Lénine et Trotski ont eu parfois tendance à faire de nécessité vertu. Mais la sensibilité scrupuleuse dont fait preuve Lénine sur la question des nationalités indique les limites qu’il n’aurait pas lui-même tardé d’assigner aux transgressions de la norme.

Il ne s’agit pas ici de donner a posteriori des leçons de principes, sans tenir compte de la situation concrète de ces années terribles, mais de comprendre dans quelle mesure certaines erreurs de Lénine et de Trotski ont pu contribuer à déséduquer les cadres du Parti et à les désarmer partiellement face à la montée de la contre-révolution bureaucratique.

« S’il arrive à Lénine de rester minoritaire sur une question qu’il juge primordiale, il cherche l’aide de Trotski contre Staline et d’autres chefs ; c’est à lui qu’il s’adresse quand il est en quelque sorte en détresse […]. » Moshe Lewin n’hésite pas à défendre cette thèse, encore difficilement admise voici une dizaine d’années par le marxisme universitaire. Développée à partir d’une documentation rigoureuse, une telle analyse est pourtant conforme au sens de l’histoire. Le principal obstacle à l’alliance antibureaucratique qui s’ébauche et s’impose réside dans les hésitations de Lénine lui-même : il perçoit et dénonce le « bureaucratisme » sans comprendre encore pleinement la vraie dimension et la vraie nature de la bureaucratie. Il raisonne en termes de déformations dans l’exercice du pouvoir, mais ne voit pas dans toute son ampleur et sa portée l’autonomisation tendancielle de ce corps parasitaire.

Cette hésitation n’est pas sans rapports avec la surprise qui le frappa d’incrédulité quand il apprit la trahison de la social-démocratie allemande le 4 août 1914. Sur la question de la bureaucratie, Rosa Luxemburg s’était montrée plus clairvoyante que Lénine, même si elle n’en avait pas tiré toutes les implications organisationnelles. L’esquisse de théorie de la bureaucratie qui figure dans La Faillite de la IIe Internationale reste rudimentaire en comparaison de la célèbre brochure qu’elle signa du pseudonyme de « Junius », La Crise de la social-démocratie.

Or, l’attitude de Lénine face à la bureaucratie pose de front le problème, aujourd’hui passionnément débattu, de sa position théorique sur l’État. En 1922-1923, il se trouve à la tête d’un appareil d’État qui repose sur une tête d’épingle. Non plus la classe ouvrière massivement mobilisée, mais son avant-garde. Un pouvoir en équilibre instable, au fragile point de jonction entre les intérêts anticapitalistes de la classe ouvrière et les intérêts antiféodaux de la paysannerie. Aux antipodes de l’économisme dont l’accusent à la légère les critiques de dernière heure du stalinisme4, Lénine savait, écrit Moshe Lewin, que, « dans la situation où se trouvait son régime, le politique primait l’économique, mais l’idée qu’une telle prépondérance puisse se prolonger durablement ne le laissait pas rassuré. Il ne se résignait pas à jouer du seul levier politique que beaucoup à notre époque considèrent comme le plus puissant et le plus décisif ».

Nous touchons là au nœud des contradictions. Il est devenu de bon ton de reprocher à Lénine sa sous-estimation du problème de l’État. Lénine part au contraire de la spécificité structurelle de la révolution prolétarienne : une révolution dans laquelle la conquête du pouvoir politique n’est pas, comme dans la révolution bourgeoise, le couronnement, mais la clef de l’émancipation sociale et culturelle des exploités. Ce n’est pas un hasard si, comme le rappelle Lewin, Lénine date la phase spécifiquement prolétarienne de la Révolution russe, tantôt du 5 janvier 1918 (dissolution de la Constituante), tantôt de la mobilisation autonome des paysans pauvres (juin 1918) : en tout cas, d’un acte politique de prise du pouvoir, plutôt que des décrets de collectivisation des sols ou de l’industrie. Il en résulte que la question de l’État se pose principalement à ses yeux, du point de vue du prolétariat, à travers la question du Parti qui prépare consciemment la conquête du pouvoir, qui trace un trait d’union entre les luttes partielles et cet objectif final.

Mais Lénine ne tire pas toutes les conséquences de sa démarche. Seule une expérience historique des plus coûteuses nous permet aujourd’hui de les entrevoir. Si la révolution prolétarienne commence avec la conquête du pouvoir politique par une classe radicalement dépossédée, exploitée et aliénée, c’est, pendant toute une période transitoire, au niveau de l’exercice du pouvoir et de ses mécanismes que se joue la partie décisive.

Lénine situe d’abord la différence entre le capitalisme d’État tout court et les nouveaux rapports sociaux instaurés en Russie au niveau de la nature du pouvoir politique : « Notre capitalisme d’État se distingue de l’autre capitalisme au sens littéral du terme en ce que nous avons dans les mains de l’État prolétarien, non seulement le sol, mais aussi les parties les plus importantes de l’industrie. » Cette définition ne suppose aucune modification qualitative du procès de travail. Ce qui a changé, c’est l’existence d’un État prolétarien. Mais qui répond précisément du caractère de classe de cet État.

On ne saurait se contenter d’invoquer à ce sujet l’étatisation des moyens de production. Ce serait entrer dans un cercle vicieux. L’État n’est pas prolétarien parce qu’il nationalise, mais parce qu’il est issu d’une révolution par laquelle les travailleurs ont brisé la vieille machine d’État bourgeoise et se sont emparés du pouvoir politique. D’où la nouveauté et l’importance de la question : si le prolétariat est dépossédé du pouvoir politique, qui donc l’exerce en son nom ?

L’étatisation de la plus grande part de l’appareil de production s’est opérée entre 1918 et 1921, plus vite que prévu, sous la pression de la guerre civile. Elle est dès lors suffisante pour modifier radicalement les rapports de l’État et de la société civile. Même bureaucratique, la planification qui en résulte comble la fracture qui les sépare en brisant les mécanismes prétendument naturels de la concurrence. Le Plan exprime d’emblée la signification sociale et politique des choix économiques. S’il y a du chômage, il ne peut plus être expliqué comme une fatalité irrationnelle résultant des lois aveugles du marché. La priorité donnée à l’industrie lourde ou à la production d’engrais, les attributions budgétaires trouvent directement leur traduction en termes de priorités politiques et d’alliances sociales. Le travailleur ne rencontre plus devant lui le Capital et la marchandise, dressés comme des puissances étrangères, mais, directement, l’État.

Une société dans laquelle est ainsi restaurée l’unité organique de la société civile et de l’État ne peut fonctionner que selon deux logiques contradictoires. Ou bien la société se fait État, la simple cuisinière peut, comme l’envisageait Lénine, commencer à diriger. L’État n’est plus alors à proprement parler un État : il se socialise, commence à dépérir et à s’éteindre. C’est le projet de L’État et la révolution. Ou bien c’est l’État qui s’empare de la société et l’envahit, la société s’étatise, et l’État, conformément à la thèse stalinienne, se renforce au lieu de dépérir. Le prélèvement du surtravail ne s’opère plus alors par la ponction de plus-value qui caractérise la relation entre le salarié et le capital, mais par l’exercice d’une contrainte directement politique.

La terreur devient dans ce cas un rouage essentiel du mécanisme social. Les différentes institutions, qu’il s’agisse de la justice ou de la presse, de la famille ou de l’école, ne cherchent plus, comme dans la démocratie bourgeoise, à donner l’illusion de l’autonomie et de la neutralité de la sphère privée. Elles sont au contraire directement fonctionnelles et explicitement régies par des critères politiques. Il suffit pour s’en convaincre de lire les réquisitoires de Vychinsky, les traités de pédagogie officielle, ou encore les motifs d’internement psychiatrique.

Lénine n’a ni ignoré ni sous-estimé le problème de l’État. Mais il l’a posé dans les termes mystificateurs de l’héritage hégélien. : ceux d’un État extérieur à la société civile qu’il régit, alors que l’État bourgeois, relayé par la division du travail, est omniprésent dans le tissu social. Il ne suffit pas de briser la machine de domination pour en extirper les racines.

C’est dans cette transition que prend corps le pouvoir spécifique de la bureaucratie, couche parasitaire enkystée dans l’exercice du pouvoir dont elle se nourrit et par lequel elle se perpétue.

Lénine et Trotski sont de fermes opposants à la théorie naissante du socialisme dans un seul pays, en même temps que les principaux défenseurs du monopole du commerce extérieur. Trotski montrera plus tard comment le monopole doit permettre de débrancher l’économie soviétique des flux d’accumulation internationale du capital, mais non d’édifier à huis clos une économie « socialiste ». Pour Lénine, il s’agit plus simplement de gagner du temps, d’offrir à travers la Nep des concessions à la paysannerie, tout en empêchant cette paysannerie de s’insérer dans les lois du marché mondial. La signification du monopole est donc pleinement politique (d’autodéfense) et non de rationalité économique abstraite.

La bureaucratie en formation est disposée, au contraire, à toute forme de compromis pour la sauvegarde de son pouvoir : à l’abolition du monopole du commerce extérieur en 1922, à l’appel massif aux investissements étrangers en 19285, puis à la collectivisation forcée. Par-delà ces zigzags, elle n’a pourtant pas réussi à se débarrasser des conquêtes sociales d’Octobre. Il faudrait pour cela une véritable contre-révolution sociale au détriment d’une classe ouvrière qui s’est considérablement renforcée pendant un demi-siècle. Ce qui distingue en dernière analyse la formation sociale soviétique, sans atténuer pour autant la cruauté de la terreur bureaucratique, c’est que la force de travail et les biens de production n’y ont pas le statut de marchandise ; que l’utilisation des ressources humaines et matérielles est régie par un Plan et non par le marché ; que, dans ces conditions, l’intensité du travail, imposée par la coercition hiérarchique et non par la loi de la concurrence, est plus faible que dans les pays capitalistes.

Même si la transition peut être longue, le régime bureaucratique ne débouche que sur l’alternative : restauration capitaliste ou révolution politique. Jusqu’à présent, les tendances restaurationnistes ont régulièrement buté sur la résistance de la classe ouvrière contre la remise en cause de ses acquis, et sur les divisions sociopolitiques de la bureaucratie elle-même.

La révolution politique, dont Trotski dégagea le programme dès les années trente, a révélé ses formes embryonnaires avec les soulèvements de Berlin Est en 1953, de Pologne en Hongrie en 1956, de Tchécoslovaquie en 1968, de Pologne à nouveau en 1969 et 1975. Chaque fois que la classe ouvrière s’est mobilisée contre une augmentation des prix ou contre l’arbitraire bureaucratique, elle a mis à l’ordre du jour les mêmes exigences : suppression de la police politique, liberté de réunion et d’association, séparation des syndicats et de l’État, liberté syndicale et pluripartisme, restauration des conseils. En revanche, jamais le rétablissement de la propriété privée des moyens de production n’est apparu comme une revendication de masse.

Parler de révolution politique n’implique en rien une « révolution douce », une sorte de démocratisation pacifique des « superstructures ». La révolution bourgeoise était elle-même une révolution politique, dans la mesure où elle s’appuyait sur des rapports sociaux déjà établis. Elle n’en fut pas moins radicale et violente, en France notamment. La lutte pour le renversement de la bureaucratie le sera tout autant.

Manuel Azcarate, membre du bureau politique et responsable des questions internationales du Parti communiste espagnol, déclarait récemment dans une interview : « Ce qui est nécessaire, c’est que les travailleurs deviennent maîtres de leur propre avenir. Comment vont-ils y parvenir ? Avec ce Parti qui est un élément de l’État ? Avec cet État autoritaire ? Je ne vois pas d’autre solution qu’une révolution politique par laquelle les travailleurs commenceront à diriger réellement les destinées de leur pays6. » Le concept de révolution politique est donc accepté. Mais la question de son contenu reste entière.

Il peut s’agir en effet d’une formule creuse si elle ne se traduit pas par des actes et un engagement tout à fait précis ; Azcarate et les dirigeants des partis communistes sont-ils prêts à soutenir les luttes antibureaucratiques en URSS et dans les pays de l’Est ? Non seulement les revendications démocratiques des intellectuels dissidents, mais aussi les revendications sociales des travailleurs, comme celles des ouvriers polonais en 1975 ou des mineurs roumains en 1977, et des oppositionnels communistes, comme celle de Rudolf Bahro actuellement emprisonné en RDA ? Sont-ils prêts à respecter d’ores et déjà dans leurs propres pays, en Espagne, en France ou ailleurs, les principes de la démocratie socialiste : par la lutte pour la souveraineté des organes unitaires de lutte dont se dotent les travailleurs (assemblées, comités de grève élus et révocables) ? Par le respect de la démocratie syndicale sur une base fédérative ? Par la reconnaissance du pluralisme au sein même du mouvement ouvrier, qui implique la levée de toutes les exclusives contre les organisations qui s’en réclament ? Par le rétablissement du droit de tendance et de fraction dans leurs propres partis ?

Depuis 1968, les partis communistes occidentaux, sans rompre avec l’URSS, ont été conduits à redéfinir leurs rapports avec les dirigeants du Kremlin : la subordination directe en vigueur au moment du pacte Staline-Laval, du pacte germano-soviétique ou de la guerre froide fait place à une alliance conflictuelle et négociée 7. Ces modifications ouvrent le champ à une interrogation sur la nature même de l’URSS et sur l’histoire de ses rapports avec les partis communistes.

La publication en France d’un livre collectif d’intellectuels du PCF intitulé L’URSS et nous s’inscrit dans ce mouvement de révision. Il se fixe explicitement pour but l’élaboration d’une « conception cohérente de l’URSS ». Or la conception antérieure, celle qui prévalut à l’apogée du stalinisme, et se traduisait par une défense inconditionnelle de la « patrie du socialisme », était une conception parfaitement cohérente. Sa remise en cause ne peut s’arrêter à mi-chemin, dans une politique qui pèse le pour et le contre, les avantages et les inconvénients, les progrès économiques, d’un côté, et les « atteintes aux libertés », de l’autre. La mise à l’épreuve d’une cohérence théorique, c’est son implication pratique. Et l’implication pratique, lorsqu’il s’agit de l’URSS, consiste à définir l’attitude fondamentale face aux revendications des contestataires et aux aspirations de la classe travailleuse. S’agit-il de redresser le parti de Staline et de démocratiser l’État ? Ou bien de défendre les droits démocratiques et les revendications prolétariennes, de rétablir la démocratie des conseils et les droits des nationalités, de reconnaître la liberté syndicale et de renverser l’oppression bureaucratique ?

Nous touchons ici à la frontière entre le libéralisme petit-bourgeois et la continuité du « dernier combat de Lénine ». Il y a ceux qui prennent leurs distances avec la terreur bureaucratique pour mieux rendre hommage à la « démocratie bourgeoise », en n’hésitant pas à fermer les yeux sur sa décadence et son revers autoritaire. Et il y a ceux pour qui la démocratie socialiste ne se divise pas. Ceux pour qui elle signifie plus et non pas moins de démocratie que dans les pays capitalistes. Pour ces derniers, la défense des droits de l’homme, qu’elle s’incarne en Grigorenko ou Soljénitsyne, Orlov ou Bahro, Rostropovitch ou Biermann, ne se marchande pas.

Jean Ellenstein a qualifié les procès de Guinzbourg, d’Orlov ou de Chtcharansky d’« affaires Dreyfus » de notre temps. Soit. À la condition de rappeler qu’il a fallu beaucoup de temps et d’opiniâtreté aux Zola et aux Jaurès pour arracher la réhabilitation de Dreyfus. À la condition aussi de ne pas abandonner à leur sort les Dreyfus d’hier, ceux des procès de Moscou, des camps de Vorkouta et de la Kolyma.

La lutte contre la bureaucratie passe par le rétablissement d’une mémoire et d’une continuité historiques, dont Le Dernier Combat de Lénine constitue un retour aux sources.

6 septembre 1978
www.danielbensaid.org

Documents joints

  1. Moshe Lewin, Le Dernier Combat de Lénine, éditions de Minuit, 1978.
  2. Isaac Deutscher, Staline, Livre de poche, Trotski, Julliard. Marcel Liebman, Le Léninisme sans Lénine, Seuil.
  3. Sur la révolution chinoise de 1926-1927, voir Harold Isaacs, Tragédie de la révolution chinoise (Gallimard).
  4. Voir David Rousset, La Société éclatée, Grasset.
  5. Voir David Rousset, La Société éclatée, Grasset.
  6. Interview à la revue Viejo Topo, extra n° 2.
  7. Voir Ernest Mandel, Critique de l’eurocommunisme, Maspero, et « L’Eurocommunisme », numéro spécial de la revue Recherches internationales, n° 88-89.
Partager cet article