Que faire des banques ?

I – L’autre façon de nationaliser une banque

Depuis plus d’un an les banquiers sont entrés en campagne contre d’éventuelles nationalisations, en cas de victoire de la gauche. Le CCF (Crédit commercial de France) s’est ainsi offert une série de publicités « militantes » dans Le Monde ou Le Nouvel économiste : « Le jour où toutes les banques donneraient les mêmes réponses… vous auriez intérêt à ne pas trop poser des problèmes personnels », « le jour où toutes les banques auraient le même visage… vous feriez bien aussi de ressembler à votre voisin. »

La « filière » des banques étrangères

Le Programme commun de 1972 prévoit la nationalisation du secteur bancaire et financier, mais tout le secteur dit coopératif (Crédit mutuel, Caisses d’épargne, Crédit agricole, Banques populaires) est épargné et voué à une simple démocratisation et les banques étrangères ne sont pas concernées.

Or, le secteur dit coopératif occupe une place nullement secondaire dans le système de crédit : le Crédit agricole est la première banque française, le Crédit mutuel joue un rôle croissant et les banques populaires interviennent de façon importante dans le financement des PME.

Quant aux banques étrangères, leur bilan représentait en 1975, 108 milliards contre 770 milliards pour le bilan total des banques françaises. 108 milliards, c’est encore plus de 12 % du bilan des banques inscrites, soit une part presque équivalente au bilan de la Société générale ! L’affaire est donc loin d’être négligeable, si l’on tient compte du fait que ces banques étrangères suivraient en cas de conflit une stratégie étroitement liée à la politique de leurs gouvernements respectifs (auxquels elles sont en général étroitement liées), et si l’on se souvient du rôle de ces mêmes banques étrangères au Portugal après la nationalisation du crédit et des banques : elles ont constitué un véritable refuge et une voie d’évasion pour les capitaux en fuite.

Il faut en outre tenir compte des manœuvres d’internationalisation auxquelles se sont livrés ces dernières années les grands groupes français menacés de nationalisation. La banque de Paris et des Pays-Bas, la plus grande banque d’affaires, avec la compagnie de Suez, a cédé à des intérêts suisses 20 % du capital de sa filiale à Genève ; et la société mère du groupe Pays-Bas en a fait autant avec ses filiales de Belgique et des Pays-Bas. De même, la Compagnie financière de Suez a pris en 1976 une participation dans la banque américaine Blyth Eastman Dillan. Toutes ces opérations aboutissent à compliquer à l’extrême l’imbroglio juridique face auquel se retrouverait un gouvernement de gauche, et à soustraire une part croissante du secteur bancaire aux mesures de nationalisation prévues.

Pour la nationalisation du système bancaire
et la banque unique

Nous sommes donc pour la nationalisation sans indemnités de l’ensemble du système bancaire et du crédit, et pour leur unification en une banque unique.

La nécessité d’une telle mesure découle du rôle d’organe de l’application du plan que devrait jouer le secteur bancaire sous un gouvernement des travailleurs : ce type de fonction étant incompatible avec le maintien de toute forme de concurrence et de critères de performance dans la direction des banques. La centralisation du système bancaire est également nécessaire comme moyen de défense contre les manœuvres patronales et le sabotage du capital international. Un gouvernement se réclamant des travailleurs devrait en particulier décréter immédiatement l’assignation de chaque entreprise à un compte unique et une agence fixe, pour permettre aux travailleurs de l’entreprise et aux employés de la banque d’en contrôler conjointement la comptabilité ; il devrait aussi, en s’appuyant sur la mobilisation des travailleurs de la banque, imposer la levée des codes bancaires qui sous couvert du secret, dissimulent manœuvres et opérations frauduleuses.

Ce sont là des mesures indispensables pour assurer la simplification et la transparence du système bancaire. Elles constituent un premier pas vers l’unification totale du système qui reste l’objectif fondamental.

Bien évidemment, toute restructuration de la branche dans le cadre d’un gouvernement des travailleurs devrait se traduire, non par des licenciements, mais au contraire par un abaissement massif des horaires et une amélioration des conditions de travail.

Le péril bureaucratique ?

Du côté du Parti socialiste, on entend souvent objecter que la banque unique serait une énorme machine bureaucratique. On suggère plutôt certains regroupements faisant apparaître des banques régionales spécialisées dans tel ou tel type d’opérations. Il faut d’abord noter que les tenants de cette argumentation, obligés malgré tout de se poser le problème d’une réglementation des opérations, le règlent en général en envisageant une série de commissions et d’organismes de contrôle : conseil national ou régional du crédit, commissions de contrôle des banques, rôle renforcé de la Banque de France…

L’efficacité de tels organes administratifs, sans pouvoirs définis face à une bourgeoisie décidée, est douteuse ; et on est en droit de se demander s’il ne s’agit pas là de la véritable voie bureaucratique qui recourt à l’accroissement des corps de fonctionnaires au lieu d’encourager la mobilisation et l’intervention des travailleurs : une centralisation des banques, avec développement du contrôle ouvrier à la base, serait incomparablement plus efficace, dans la lutte contre le capital, que la multiplication des quarterons de fonctionnaires.

D’autre part, la mise en place de banques régionales est-elle le meilleur moyen de lutter contre le développement inégal ou le sous-développement des régions et nationalités ?

Si l’on ne veut pas, au contraire, que l’écart continue à se creuser entre régions veillant sur leurs privilèges et régions défavorisées, il faut une répartition budgétaire compensatoire et un projet d’équipement élaboré dans le cadre du plan central, ce qui n’empêche en rien le maximum d’autonomie dans les décisions au niveau des espaces régionaux et une gestion décentralisée contrôlée le plus près possible par les principaux intéressés (ville, collectivités, régions).

À quoi servirait la banque nationale d’investissements

Précisons pour finir que la Banque nationale d’investissements (BNI) prévue par le Programme commun n’a rien à voir avec la banque unique. Organe financier du plan, la BNI serait censée intervenir en fonction des impératifs économiques et sociaux du « gouvernement démocratique ». Comme ni le PC ni le PS ne prétendent rompre avec la loi du marché, la grosse masse des investissements et des opérations financières serait toujours effectuée en fonction des critères du profit : tant par le secteur financier non nationalisé que par les banques nationalisées mais concurrentes. La BNI aurait donc toutes chances de n’être qu’un rouage de plus dans un mécanisme bien connu : le financement par l’État d’investissements d’infrastructure à très long terme, utilisées ensuite à bon compte par le secteur privé.

II – Organiser la riposte à la fuite des capitaux

« Le problème de la fuite des capitaux est souvent faussement posé. À notre arrivée au pouvoir, les capitaux seront déjà partis. Des mesures de contrôle peuvent alors être un obstacle à leur retour. » C’est ce que déclarait Michel Rocard, il y a juste un an, à une revue économique spécialisée. Quant à Marchais, il dénonçait voici une semaine les 400 000 comptes en Suisse « qui représentent l’équivalent du budget de la nation ». À chaque alerte sociale ou politique, le même scénario se répète : une procession de valises prend le chemin des frontières, l’argent fugueur s’évade.

Quelle importance pour les travailleurs, peut-on se demander ? Les capitaux s’en vont, qu’ils partent… Sans donner dans cette insouciance, le PC et le PS s’accordent au moins sur un point : pour eux, le problème n’est pas tant d’empêcher la fuite que de gagner la bataille du rapatriement. En clair : si les travailleurs sont raisonnables, l’ordre assuré et les profits garantis, les capitaux évadés rentreront au bercail. Pour minimiser l’affaire, le PCF avance un autre argument : de toute façon, les capitalistes ne peuvent pas déménager leurs machines, leurs stocks, leurs murs, en un mot le capital immobilisé dans les avoirs matériels, qui représentent la part la plus importante du capital.

Mais que se passe-t-il pratiquement ? Si les capitalistes parviennent à acheminer en Suisse ou ailleurs des tombereaux de billets de la banque de France, ils les y échangent contre la monnaie locale, solide de préférence. La banque suisse présentera alors ses francs français à la banque de France en réclamant
en échange de l’or ou des dollars.

C’est ainsi que la fuite des capitaux se solde à terme par un épuisement des réserves en or et en devises, et par un endettement considérable envers les banques étrangères, c’est-à-dire envers les puissances impérialistes dans la mesure où les échanges internationaux se règlent précisément en devises fortes.

L’idée, chère aux réformistes, selon laquelle le pire qui puisse arriver, c’est que les caisses soient vides au moment de leur arrivée au gouvernement, est donc dangereuse. Parce qu’elle implique qu’il ne servirait à rien d’alerter et de mobiliser les travailleurs : et parce que les caisses peuvent être très vite pires que vides : déficitaires.

Or, un gouvernement, quel qu’il soit, ne peut se permettre de couper du jour au lendemain tous les échanges commerciaux avec l’étranger, car il en résulterait la paralysie de branches entières, la pénurie dans certains approvisionnements et le mécontentement inévitable exploité par la réaction.

L’autre solution consisterait à s’endetter auprès des organismes de crédit internationaux (comme le FMI) dont on connaît les conditions et le chantage : qu’on se souvienne du Chili, qui devait mendier en 1973, un délai de paiement de son déficit commercial auprès du sinistre club de Paris, composé de tous les requins impérialistes, et qui se voyait régulièrement opposer une fin de non-recevoir sous prétexte qu’il n’avait pas correctement indemnisé les trusts du cuivre nationalisés.

Quand le secret répond au secret

La riposte à la fuite des capitaux implique la combinaison de la mobilisation des travailleurs sur leurs lieux de travail et de mesures prises par un gouvernement à leur service.

Personne n’est mieux placé que les travailleurs eux-mêmes pour ouvrir les livres de compte des entreprises, pour confronter les relevés des factures au fonctionnement effectif de la production (achat de machines, salaires versés, état des stocks, import-export, et pour administrer le cas échéant la preuve des fraudes et des évasions.

Au niveau du gouvernement, seules des mesures radicales peuvent faire échec aux spéculateurs en commençant par décréter l’inconvertibilité de la monnaie. Si les banques étrangères n’ont plus la garantie de pouvoir échanger les francs français qu’elles reçoivent contre des devises fortes auprès de la banque de France, l’argent fugueur ne tardera pas à se transformer en monnaie de singe.

Les réformistes, PS et PC, ne veulent pas entendre parler de l’inconvertibilité de la monnaie pour la bonne et simple raison que ce serait se couper du système monétaire et des lois capitalistes du marché mondial.

En fait, si le PC et le PS dénoncent vigoureusement les spéculateurs, ils misent essentiellement sur leur bonne gestion et la rentabilité des entreprises (c’est-à-dire l’efficace exploitation des travailleurs), pour restaurer la confiance des bailleurs de fonds capitalistes. Aussi sont-ils l’un et l’autre particulièrement évasifs quand il s’agit de définir des moyens de lutte. Dans son chiffrage du Programme commun, le PC ne va pas au-delà d’une évocation générale du contrôle des changes, dont l’inefficacité est largement démontrée. Quant à Mitterrand, il confiait voici un an, au Nouvel Économiste : « Sur la fuite des capitaux, permettez-moi de ne pas vous révéler les techniques que nous comptons utiliser. Le secret est une arme des spéculateurs, nous entendons bien la retourner contre eux. »

Élégante façon d’avouer son impuissance : un an est passé sans que Mitterrand ne découvre sa botte secrète. Mais le pire, c’est qu’à prétendre combattre le secret par le secret, il appelle les travailleurs à la passivité, à la confiance dans les mesures administratives d’un éventuel gouvernement de gauche, et désarme leur vigilance.

Les travailleurs au premier plan de la riposte

Nous mettons au contraire au premier rang de la riposte l’action des travailleurs eux-mêmes. Par exemple, s’il existe un noyau combatif dans une agence, les employés peuvent saisir l’intersyndicale d’une entreprise d’une demande de crédit déposée par leur patron.

Le « client » pourrait toujours faire appel aux « supérieurs hiérarchiques », lesquels lui donneraient sans aucun doute raison. Mais l’enjeu politique deviendrait alors clair pour tout le monde : les employés en liaison avec les travailleurs d’une entreprise dénoncent les manœuvres patronales, et la direction choisit en connaissance de cause de protéger les spéculations.

Plus simplement, les employés d’une agence peuvent 
s’opposer à des retraits massifs
 de liquidités. De friction en conflit, les travailleurs découvriront
 alors que tels cadres sont en collusion systématique avec les 
intérêts patronaux, ce qui posera la question de l’épuration de la hiérarchie bancaire. Dans la même logique du contrôle sur les opérations, les employés pourraient refuser encore les opérations anonymes en communiquant les noms des entreprises ou patrons aux syndicats correspondants.

Mais surtout, la lutte pour la levée du secret bancaire signifie la lutte pour la levée des codes. « Actuellement, nous explique un camarade des banques, nous transmettons des ordres codés qui sont des séries de chiffres et lettres, dont nous ignorons la plupart du temps la signification.

Chaque banque a ses propres codes, dont la fonction est de rendre les opérations bancaires incompréhensibles et secrètes.

Mais, là encore, la bataille débouchera inévitablement sur un affrontement avec une partie au moins de la hiérarchie bancaire. D’ailleurs, la lutte pour la levée des codes est inséparable de la lutte contre la séparation des tâches actuellement en vigueur. »

On peut donc constater que toute mobilisation pour le contrôle déborde le cadre des établissements bancaires et suppose la multiplication de contacts et d’échanges d’informations : d’agence à agence, de banque à banque d’abord, mais aussi entre les employés des agences et les travailleurs des entreprises (pour confronter les données bancaires avec l’état réel des investissements, des salaires et des stocks), ou encore entre les syndicats des banques et ceux des douanes et des impôts, jusqu’à une coordination avec les employés des banques étrangères pour démasquer ensemble les manœuvres du capital.

Il est évident que le développement d’une telle mobilisation suppose également la réduction du temps de travail pour accroître la disponibilité des employés.

Rouge n° 570 et 571, 7 et 8 février 1978

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