Questions-réponses sur l’expérience française

Question : La faiblesse des scores du PC et du PS, la consolidation des Verts et de LO ainsi que la progression de la LCR, qui appartiennent aux faits marquants des dernières élections, impliquent un bouleversement de la cartographie de la gauche. La grande alternative qui opposait les partis communistes aux partis socialistes semble perdre de sa force et ouvrir l’espace de nouveaux projets et de nouvelles alliances. Au-delà des législatives qui arrivent sans doute trop tôt, croyez-vous à la possibilité d’une recomposition de la gauche, et si oui, sous quelles formes organisationnelles ? Le cadre du parti léniniste, dont se réclament aujourd’hui LO, la LCR et le PCF est-il compatible avec une telle recomposition ?

Daniel Bensaïd : En se ralliant, au fil des années quatre-vingt, à la gestion social-libérale, les partis socialistes ont renoncé à l’État social redistributif et à la réforme. Il ne s’agit pas d’une simple dérive doctrinale, mais aussi d’une mue sociologique. Le concubinage d’un Strauss-Kahn avec les élites patronales au sein du Cercle de l’industrie est plus qu’un symbole. La vague des privatisations a provoqué en effet une intégration organique au sommet de la bourgeoisie bourgeoisante patrimoniale et de ce que Bourdieu appelait la noblesse d’État. Inversement, les liens de la social-démocratie avec les milieux populaires se sont affaiblis ou rompus (avec l’affaiblissement de certaines places fortes traditionnelles). C’est cette évolution qu’ont tenté de théoriser les idéologues de « la troisième voie » blairiste comme Anthony Giddens ou du « nouveau centre » allemand comme Bodo Hombach. En équilibre instable autour de Jospin, le Parti socialiste français n’est pas allé au terme de cette mue. Mais la question va se poser à nouveau à travers la question de la succession. Déjà les sirènes se font entendre, à travers par exemple les éditoriaux de Jean-Marie Colombani, les tribunes dans Le Monde de Denis Mac Shane ou de Giddens lui-même, pour dire que le PS n’est pas allé assez loin dans cette « troisième voie ».

Quant au PC, j’avais écrit dans un livre de 1998 sur le bilan de la première année de la gauche plurielle, que Robert Hue apparaissait comme une sorte de bonzaï de Gorbatchev et qu’il conduisait, toutes proportions gardées, son parti à une implosion comparable à celle de l’Union soviétique en 1991. Pronostic largement vérifié. En choisissant la logique d’appareil le réduisant au (second) rôle d’appendice critique de la gauche plurielle, le Parti communiste a précipité une agonie dont les racines historiques sont évidentes. Il a perdu en effet son identité internationale avec la désintégration du camp socialiste « réellement existant » auquel il s’était longtemps totalement identifié. Il a perdu son identité de classe en se présentant de plus en plus comme un parti des classes moyennes, des gens, et en s’adonnant avec une évidente satisfaction de parvenu, aux délices de la politique spectacle. C’est triste pour les militants qui souvent méritent mieux. Mais cette banqueroute était sans doute une des conditions pour qu’un recommencement devînt possible.

De nouveaux espaces s’en trouveraient ouverts à de nouveaux projets. Je suis un peu méfiant envers cet appétit de nouveauté, où le mot excède si souvent la chose. Sans doute, des questions effectivement nouvelles sont-elles posées à travers la crise générale de la mesure marchande, qu’il s’agisse de notre rapport écologique aux conditions naturelles de reproduction de l’espèce ou de savoir quelle espèce nous risquons de devenir si nous restons les rejetons des noces barbares des biotechnologies et de la propriété privée. Mais, pour se remettre en marche, à partir des résistances réelles aux dégâts de la mondialisation marchande, il n’est pas nécessaire de s’adonner à une quête de nouveauté spéculative. Il faut tout simplement partir du mouvement réel de contestation de l’ordre établi. Si on commençait par lier en gerbe les grands thèmes et les grandes exigences posées par les mouvements sociaux des dix dernières années (sur les services publics, la Sécurité sociale, le temps de travail, l’immigration, l’Europe, la guerre, la dette du tiers-monde, l’égalité des sexes, etc.), on obtiendrait bien plus qu’un programme minimum : un socle assez solide pour s’atteler à un projet commun autour de trois ou quatre grandes rubriques :

1. Un véritable projet de refondation sociale égalitaire à opposer au projet de contre-réforme antisociale du Medef.

2. Un véritable projet de refondation démocratique qui passe par la fin de la Ve République et le démantèlement de ses institutions.

3. Une logique du service public et du bien commun opposée à la logique du profit et au despotisme de marché

4. Une lutte pour une autre Europe, sociale et démocratique, contre l’Europe sauce financière de Maastricht ; et une lutte internationaliste pour une mondialisation d’en-bas, contre la mondialisation capitaliste et le militarisme impérial.

La recomposition nécessaire d’une vraie gauche, « 100 % à gauche », face à une vraie droite de droite, est d’abord une question de fondations et de contenu, non une affaire de combinaisons ou de puzzle visant à assembler les pièces disjointes de la vieille gauche. Il n’y a ni frontières ni exclusives a priori. Nous sommes à un tournant. Tous les militants et militantes (de la gauche rouge, du PC, des Verts, du PS, des mouvements sociaux) sont interpellés. Tous doivent prendre leur responsabilité si l’on ne veut pas que l’alerte du 21 avril se reproduise en pire dans cinq ou dix ans. Il y a en revanche une condition sine qua non : que soient tirées, sans concessions, les leçons des vingt années de renoncements qui ont mené là. Afin de ne pas recommencer. Après les désillusions du mitterrandisme et du jospinisme pluriel, une troisième déconvenue pourrait devenir fatale.

Quant aux formes organisationnelles d’une recomposition future, il n’existe pas de modèle préétabli. Cela dépend de la solidité des convergences, du degré d’homogénéité atteint. Elles peuvent donc aller d’un nouveau parti à une fédération d’organisations et de courants. Le « cadre du parti léniniste » peut-il constituer un obstacle sur cette voie ? La question est déjà lourde de confusions. Elle présuppose la clarté sur ce que serait un parti léniniste ou un parti d’avant-garde. Je ne connais pas pour ma part de parti qui ne soit, de quelque manière, d’avant-garde dès lors qu’il se délimite par rapport à la masse, à la classe, et aux autres partis, dès lors qu’il a des critères d’adhésion et des statuts qui le définissent comme une association volontaire pour un but commun. Ce n’est pas une question de nombre d’adhérents.

D’autre part, ce qui est souvent incriminé dans la notion de parti léniniste, ou dans « le centralisme démocratique », c’est bien évidemment le centralisme verticaliste longtemps illustré par le centralisme bureaucratique des partis communistes. On risque alors d’oublier qu’une certaine forme et un certain degré de centralisme sont aussi des impératifs démocratiques. Des partis qui seraient de simples espaces de discussion, sans que la décision prise en commun ne lie dans une certaine mesure l’ensemble des militants, seraient réduits à des clubs de bavardage et d’échange d’opinion sans engagement commun pour l’action. Ils seraient alors les jouets des mécanismes marchands ambiants et des cooptations médiatiques des dirigeants (comme c’est déjà souvent le cas). Bien sûr, les moyens de communication modernes, en facilitant des échanges horizontaux en réseau et l’expérimentation locale modifient les conditions de centralisation. Les organes dirigeants ne disposent plus d’un monopole de l’information. Les formations sont plus ouvertes et plus souples. C’est une bonne chose, à condition de connaître les limites à partir desquelles un parti d’action deviendrait une simple machine à distribuer les prébendes électorales.

C’est pourquoi bien des discussions sur la « forme parti » me paraissent oiseuses, l’attention sur la « forme » servant à éluder la question autrement urgente des contenus ; et au-delà, la question, autrement profonde, des tendances lourdes à la bureaucratisation à l’œuvre dans toutes les sociétés contemporaines.

Question : Même si, par rapport à 1995, le FN n’a pas tant progressé dans l’électorat ouvrier que dans des zones rurales, on a souvent mis en relation l’effondrement du PC avec le fait que le FN est devenu le premier parti ouvrier, et l’on a également expliqué l’échec du PS par la rupture du lien qui l’unissait traditionnellement aux ouvriers et aux employés. De quelle manière, selon vous, un discours politique ancré à gauche doit-il se référer au monde du travail ?

Daniel Bensaïd : J’ai toujours en tête les formules de Walter Benjamin, disant que l’Allemagne hitlérienne était le pays où il était interdit de nommer le prolétariat par son nom ; ou celles de Hannah Arendt voyant dans la dégradation des classes en masses une caractéristique du régime totalitaire. Depuis le début des années quatre-vingt, le Front national a travaillé à l’effacement du clivage de classe au profit du clivage de race (national ou ethnique). Malheureusement, la gauche gouvernementale (et la droite !) a accompagné ce déplacement des lignes plus qu’elle ne lui a résisté. Souvenons-nous du Premier ministre Mauroy qualifiant les grévistes de Citroën non de travailleurs immigrés en grève, mais de grévistes islamiques ; souvenons-nous des bulldozers de Vitry ; souvenons-nous des renoncements sur le vote des immigrés et la régularisation de tous les sans-papiers ; souvenons-nous de Chirac et le bruit, et l’odeur… La concurrence sécuritaire Jospin-Chirac de la campagne électorale n’a fait que prolonger cette dérive.

Pendant les années Tapie, il était devenu honteux d’être un ouvrier. C’était le signe d’un échec social comparé à la superbe des « gagnants ». Le discours d’Arlette – travailleurs-travailleuses – a été ringardisé et tourné en dérision. La fierté du métier, d’une certaine culture, d’une histoire, tombait en ruine. Cela a un peu changé après les grèves de 1995. Des films comme Ressources humaines, Rosetta ou les films de Guédiguian témoignent d’une certaine réhabilitation de la figure ouvrière. Car, comme le disent fort bien Beaud et Pialoux dans leur enquête sur Montbelliard : la classe ouvrière n’avait pas disparu, elle était devenue invisible. Et on l’avait rendue invisible (dans les médias, y compris dans le discours dominant des sciences humaines).

Daniel Cohen, sous le choc du vote FN (majoritaire chez les ouvriers), mais aussi des 3 millions de voix pour l’extrême gauche, se souvient soudain que les ouvriers représentent encore plus du quart de la population active ; que, du fait du nombre de couples ouvrier(e)s-employé(e)s, 40 % des enfants ont au moins un parent ouvrier ; que les rapports de classe existent donc toujours. Ce, sans même examiner de plus près la validité discutable de la classification sociologique qui sépare ouvriers et employés. Alors, bien sûr, on ne peut regagner du terrain contre le clivage national/étranger, contre l’ethnicisation communautaire ou confessionnelle de la politique, qu’en revigorant le clivage de classe. Ce qui ne devrait nullement signifier un retour à l’ouvriérisme étroit si longtemps cultivé par le Parti communiste, mais une prise en compte des métamorphoses du salariat et de la pluralité des contradictions sociales qui traversent nos sociétés.

Question : Dans l’explication de la faillite de la gauche de gouvernement, il a beaucoup été question du mépris dans lequel le social-libéralisme expert avait tenu les souffrances de ceux d’en bas. Le Pen s’est lui-même présenté comme le candidat de la France qui souffre, alors que le soir du premier tour, Marie-Georges Buffet affirmait que la gauche ne pouvait pas se contenter de se faire le porte-parole de la souffrance, en critiquant ainsi un discours de gauche qui se bornerait à relayer les mouvements sociaux. Ces deux positions opposées soulignent la difficulté d’une prise en compte de la souffrance sociale qui soit authentiquement progressiste, elles mettent également en question la possibilité d’une unification politiquement cohérente des mouvements sociaux. Que répondre à ceux qui considèrent que ces difficultés sont insurmontables ?

Daniel Bensaïd : Ce mépris de ce que Daniel Mermet (dans sa pièce sur et avec les chômeurs d’Amiens) appelle « la sous-France », vient de loin. Bourdieu et son équipe l’avaient bien diagnostiqué dès 1993 dans La Misère du monde.

Il suffit de se rappeler le contraste, pendant les grèves de 1995, entre la condescendance et l’arrogance des « politiques » et des experts invités sur les plateaux télévisés, et les piquets de grèves filmés à la lueur de leurs braseros comme des tribus exotiques. Il n’y avait plus de langage commun, de parole commune, entre ces deux mondes. La gauche plurielle s’est gargarisée d’un bilan d’autosatisfaction en évoquant les 35 heures et les emplois jeunes.

Quel aveuglement ! Il a fallu les sondages sortie-des-urnes, pour que ses dirigeants politiques découvrent l’hostilité d’une majorité d’ouvriers aux 35 heures. Non qu’ils soient contre une réduction du temps de travail, mais pas au prix d’une flexibilité qui les met plus que jamais à la merci du bon plaisir patronal et s’accompagne souvent d’une perte des heures supplémentaires si décisives pour boucler le mois d’un smicard.

Les ministres avaient-ils donc oublié les manifestations massives lors de la discussion parlementaire sur la deuxième loi Aubry ? On se réveille soudain, pour découvrir l’évidence, que le chômage n’a – provisoirement – reculé qu’au profit de la précarité.

Alors, bien sûr, la construction d’une « gauche de gauche » passe par la prise en compte de cette souffrance sociale accumulée, mais par sur le mode encore méprisant et paternaliste, d’une gauche compassionnelle ou charitable, mais en revenant à des principes d’égalité et de justice sociale. Ce qui voudrait dire une restauration du service public réformé, une défense intransigeante de la Sécurité sociale par répartition contre les fonds de pension (Enron), une véritable réduction du temps de travail avec embauche et sans perte de salaire, une ferme opposition aux licenciements boursiers, une politique de logement social et d’éducation publique, une défense de la santé publique. Il ne s’agit pas de nier les inquiétudes face à la montée de la violence sociale. Mais la solution n’est pas dans la réponse sécuritaire à l’insécurité sociale, qui isole la question de son contexte, mais dans une politique globale d’emploi, d’éducation, de logement, de prévention.

Au-delà se pose un problème réel. Celui de savoir dans quelle mesure l’éclatement des résistances sociales et des mouvements sociaux répond à un affaissement passager des projets unificateurs de transformation sociale (consécutif aux défaites devant la contre-réforme libérale), et dans quelle mesure il traduit des tendances lourdes à la différenciation et à la complexification des sociétés modernes. Nous verrons bien. Mon hypothèse demeure que le grand agent unificateur des luttes et des résistances, c’est le capital lui-même qui les imprègne et les traverses toutes sans pour autant abolir la spécificité des oppressions.

Question : Ces dernières années, la gauche de la gauche avait principalement occupé une position critique : critique de la privatisation des services publics, de la mondialisation, des simulacres de droits international, de l’hégémonie américaine… Aujourd’hui, avec les atermoiements de l’Onu en Palestine, l’effondrement de la gauche réformiste et la consolidation des extrêmes droites, on peut avoir le sentiment que la réalité se critique d’elle-même. Elle n’en ouvre pas pour autant de véritables perspectives, alors que l’absence de perspective est sans doute l’un des facteurs de l’effondrement du PS. N’est-ce donc pas le moment de passer de la critique et de la résistance à la proposition, en relayant programmatiquement un des mots d’ordre de la manifestation monstre du premier mai : « utopistes, debout » ?

Daniel Bensaïd : « Utopistes, debout » est, à ma connaissance une belle formule, lancée, il y a quelques années déjà, par les graphistes toulousains de l’Atelier des Arpètes.

Comme c’est souvent le cas, la demande d’utopie est d’abord l’attestation d’un manque, ou, comme le disait Henri Lefèbvre, l’expression d’un « sentiment non pratique du possible ». Le sentiment du possible est-il en passe de redevenir pratique et l’heure est-elle venue de passer de la résistance aux propositions ?

Peut-être. Espérons-le. Mieux : efforçons-nous d’y contribuer. Mais je ne crois pas que la gauche de gauche soit orpheline de propositions. Elle n’en reste pas au moment toujours aussi nécessaire du négatif. Si l’on examinait les propositions avancées par certains syndicats et certaines associations, dans les notes de la fondation Copernic, dans les commissions scientifiques d’Attac, on trouverait un foisonnement de propositions, souvent très élaborées. Le forum social mondial de Porto Alegre, c’est un feu d’artifice de propositions. Je ne crois donc pas que nous souffrions d’un déficit propositionnel. Mais plutôt d’une panne stratégique sur la manière de passer de la résistance à la contre-attaque, des contre-pouvoirs à la lutte pour le pouvoir. Car une résistance éternelle sans perspective de contre-attaque est condamnée à céder à ce à quoi elle résiste. Vaste problème, qui déboucherait sur le sens actuel de la révolution. Il ne me semble pas que son contenu essentiel soit si obscurci qu’on le prétend. Si le monde n’est pas une marchandise, que voulons-nous qu’il soit ? Il s’agit bien d’opposer au logiciel des marchés, du profit, de la concurrence dévastatrices de tous contre tous, un logiciel du service public, de l’appropriation sociale, de la solidarité. En revanche, nous ne savons pas quelle forme politique peut prendre la dualité de pouvoir révolutionnaire à l’époque de la mondialisation et de la métamorphose des espaces et des rythmes de la politique. Pour le découvrir, un nouveau cycle de luttes et d’expériences est nécessaire, qui ne fait que commencer.

Ainsi, il faut espérer que les mobilisations de la jeunesse contre Le Pen auront été un déclic pour qu’une nouvelle génération se lève et rejoigne celle qui s’est déjà levée en Europe, de Gênes à Barcelone. Car la politisation passe toujours par des expériences et des mobilisations internationales fondatrices. À ce propos, le silence des candidats, tout au long de la campagne présidentielle, sur la guerre de Sharon en Palestine, est désastreux. Comment des jeunes « issus de l’immigration » (souvent maghrébine) peuvent-ils comprendre que les belles âmes qui s’indignent sur la Bosnie ou la Tchétchénie, deviennent soudain indifférentes à l’injustice faite aux Palestiniens, et s’accommodent des démissions honteuses de l’Onu ? Cela aussi « fait le jeu » du Front national !

Question : Et le pouvoir ? Comment rendre possible ce qui est souhaitable, pour reprendre une question forte de ton livre Le Pari mélancolique ? La souffrance sociale étant ce qu’elle est, profonde et violente, est-il envisageable que la gauche de la gauche se déclare candidate au pouvoir, y compris dans le compromis, pour appliquer des mesures d’urgences, et sortir ainsi de l’incantation dont on lui fait souvent reproche ?

Daniel Bensaïd : Bien sûr, la gauche de gauche doit être candidate au pouvoir, ou plutôt agir pour que les exploités, les opprimés, les possédés opposent leur pouvoir à celui de la propriété. Depuis vingt ans, la gauche respectueuse, n’a pas pêché par excès d’utopie critique ou d’incantation, mais bien par excès de réalisme gestionnaire. Les capitulations et les batailles non menées ont fait autant ou plus de ruines que les combats qui auraient dû être menés auraient pu en faire. La lâcheté aussi a un prix. Candidat au pouvoir (au singulier) ? Oui, car le pouvoir des dominants existe. Il est même plus concentré, plus armé que jamais. La rhétorique des contre-pouvoirs aurait tort de faire d’impuissance vertu, comme si la question du pouvoir n’existait pas. Toute l’expérience du monde prouve le contraire. Et si on feint d’ignorer ce pouvoir, lui ne nous oublie pas.

Sur cette voie, des transitions sont possibles, des compromis, la prise de positions institutionnelles. La question est de savoir si ces compromis permettent d’améliorer les rapports de forces et d’élever le niveau de conscience des dominés. Ainsi, en 1997, sur la base des grèves de 1995 et d’une victoire électorale, l’occasion d’une rupture à gauche était possible. Il eut été possible de remettre en cause la construction européenne libérale, de réduire réellement le temps de travail, de légaliser les sans-papiers et de donner le droit de vote aux immigrés, d’arrêter les privatisations et de rénover le service public, de balayer le plan Juppé, etc. Au lieu de cela, le gouvernement de la gauche plurielle a inauguré son mandat par l’agenouillement d’Amsterdam, quinze jours à peine après son élection. Ce reniement inaugurait un chemin de croix dont Vilvorde, Michelin, Nice, Barcelone, sont autant de stations, avec au bout le 21 avril. Il y a compromis et compromis. Il y a des compromis dynamiques et des compromis compromettants où, comme on le disait en 1968, « céder un peu, c’est capituler beaucoup ». Un jour vient où il faut bien solder les comptes.

1er mai 2002
www.danielbensaid.org

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