Souverainetés et Empires

Sous le choc de la mondialisation capitaliste, les catégories fondatrices de la politique moderne héritée des Lumières – nations, peuples, territoires, frontières, représentation – sont toutes ébranlées. La question est désormais posée de savoir si nous sommes déjà entrés dans une ère « post-nationale », post-coloniale, ou post-impérialiste. Ou encore, selon la formule d’Habermas, si nous assistons à « la fin de la modernité organisée », des territoires et des États-nations. Ces questions stratégiques, et non purement analytiques, déterminent l’ordre spatial et temporel dans lequel s’inscrivent les luttes sociales à l’échelle internationale.

I. Crise des souverainetés

1. S’il est courant d’évoquer la crise des souverainetés, il est plus difficile de savoir ce que parler de souveraineté veut dire. Le terme est chargé de significations multiples, non seulement politiques mais aussi théologiques. Il est au moins à double tranchant, la souveraineté moderne englobant sous un même mot les attributs (internes et externes) de la souveraineté étatique et l’exercice démocratique de la souveraineté populaire. Cette confusion se retrouve dans l’usage journalistique répandu en France du néologisme péjoratif de « souverainisme ». Alors qu’un vocabulaire fourni permet déjà de dénoncer le nationalisme, le chauvinisme, ou la xénophobie, le terme nouveau vise indistinctement des formes contemporaines de nationalisme réactionnaire et des aspirations populaires à la souveraineté démocratique dont l’offensive libérale entend se débarrasser.

2. En ce sens, la crise de souveraineté ne fait que déplacer une question plus fondamentale, celle de la disparition de la notion de « peuple » en tant que sujet et acteur du pouvoir constituant. Toujours problématique, la catégorie de peuple devient en effet de plus en plus incertaine. Elle a rempli une double fonction : comme communauté imaginaire d’appartenance et comme sujet collectif de la représentation démocratique. En elle se nouait la tension entre l’aspiration à une universalité démocratique et la clôture d’une identité nationale particulière. Le « peuple français » s’est ainsi constitué historiquement à travers les proclamations de la Révolution française, les expériences historiques, les guerres et les révolutions. Mais qu’est-ce qu’un peuple ? Existe-t-il vraiment quelque chose que l’on puisse définir comme un « peuple européen » ? Et que signifie « un peuple corse » ? Devant ces questions, Habermas conclut à « l’absurdité du prétendu droit à l’autodétermination » dont le bénéficiaire serait devenu indéfinissable. Avec la dissolution du peuple entrerait en crise la construction symbolique qui a transformé l’État moderne en Etat-nation. Vidée de substance et d’enjeux par la privatisation généralisée du monde, la sphère publique elle-même se réduit comme une peau de chagrin au point de devenir fantomatique. Nous serions ainsi, affirme Balibar, dans « un entre-deux intenable », postérieur à la souveraineté nationale classique et antérieur à l’avènement de souverainetés post-nationales qui restent à définir.

3. Ce qui est en réalité à l’ordre du jour, c’est une crise asymétrique des souverainetés et une redistribution des rapports entre des États qui ne sont pas parvenus à se consolider comme États-nations, d’autres qui ne peuvent le demeurer, d’autres encore qui entendent modifier la hiérarchie des pouvoirs et des dominations. Ainsi, alors que la rhétorique libérale s’emploie à dénigrer comme obsolète et archaïque la souveraineté des dominés, celle des dominants se porte plutôt bien, qu’il s’agisse de l’empire américain, dont « l’unilatéralisme » (qu’il s’agisse des interventions militaires et du prétendu « droit d’ingérence » à sens unique, de la non-ratification de Kyoto, ou de la non-ratification du Tribunal pénal international) n’est que le nom pudiquement attribué à l’usage forcené de sa souveraineté ; ou qu’il s’agisse de « l’Europe puissance » dont se gargarisent les dirigeants européens.

4. Si l’on s’en tenait à la définition schmittienne du souverain, comme celui qui décide de l’État d’exception, le discours de George W. Bush du 20 septembre 2001, décrétant le monde en état de guerre et d’exception illimité au nom de la lutte contre le terrorisme, serait l’acte souverain par excellence : celui de la force qui impose son droit.

II. Nations et Empires

5. La généralisation de l’État-nation comme forme historique d’organisation politique a accompagné la genèse et le triomphe du capitalisme à l’échelle planétaire. Ce développement fut déterminé par une dialectique, spécifique selon les pays, entre l’unification de marchés, l’édification d’institutions étatiques, et la formation de nations. La nation n’apparaît donc pas comme une substance originelle mise en forme par l’État, mais plutôt comme l’aboutissement d’une entreprise d’unification territoriale, administrative, et scolaire (linguistique). La « conscience nationale » apporte ainsi à l’État territorial « le substrat culturel qui assure la solidarité citoyenne ». L’émergence du système des États-nations en Europe a eu pour envers (et condition) le processus de colonisation et de domination impériale du monde.

6. Ce que l’on désigne comme l’ordre westphalien, apparu au cours du XVIIe siècle, est un ordre partiel et inégal : certains États sont en effet restés plurinationaux ; d’autres, comme l’Allemagne, ont connu un processus tardif et bureaucratique d’unification à faible légitimité populaire. Issus des grands partages coloniaux, nombre de pays d’Afrique ou du monde arabe ont constitué des ébauches fragiles d’États-nations modernes, estropiés dès leur formation par une insertion dépendante dans le marché mondial. Ils n’ont eu ni le temps ni les moyens de consolider une société civile active et un espace public vivant. Étienne Balibar peut ainsi affirmer que la formation des États-nations a échoué dans la majeure partie du monde.

7. La mondialisation capitaliste n’abolit pas mais accentue au contraire la loi du développement inégal et combiné qui régit l’accumulation du capital. L’impérialisme en tant que système organique de dominations et de dépendances ne se dissout donc pas dans un grand marché homogène ou dans « l’espace lisse » deleuzien évoqué par Michael Hardt et Toni Negri. Il se transforme sous l’effet de la circulation accélérée et élargie du capital, des marchandises, de l’information, mais il ne disparaît pas pour autant. La dispersion apparente des lieux de pouvoir masque en réalité une concentration sans précédent de la puissance impériale et les grands monopoles recensés par Samir Amin : sur la puissance financière, sur les moyens de production, sur les moyens de communication, sur les armements sophistiqués, sur le savoir et les brevets. Selon le mouvement pendulaire décrit par Giovanni Arrighi, la déterritorialisation des États-nations appelle de nouvelles territorialisations régionales ou tribales. Les frontières se déplacent et s’internalisent (du bord vers le centre) sans s’effacer. La segmentation des marchés du travail subsiste. Les frontières comme celles de l’espace de Schengen ou celle entre le Mexique et les États-Unis se hérissent de camps de rétention, de miradors et de garde-côtes. Qu’on l’appelle impérialisme ou empire, le système de domination subsiste, non seulement économique, militaire et culturel, mais aussi écologique avec la privatisation accrue des biens communs de l’humanité.

8. Depuis une douzaine d’années (depuis la réunification allemande et la désintégration de l’Union soviétique), l’heure est à un nouveau partage du monde, à la redéfinition des conditions générales d’accumulation du capital et de reproduction sociale. Loin de se traduire par une disparition des États et par un effacement des frontières, ce processus s’accompagne de nouvelles frontières et d’une multiplication (attestée par le nombre croissant d’États membres des Nations unies ou du Comité international olympique) d’États vassaux et subalternes, simples pions sur le grand échiquier impérial. Ainsi, l’indépendance arrachée au nom du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes aboutit souvent à une modification des formes de dépendance sans véritable souveraineté. La subordination monétaire de la Bosnie ou de la Slovénie au mark et à l’euro, ainsi que la multiplication des protectorats durables dans les Balkans ou en Asie centrale en sont l’illustration éclatante.

9. Dans la douloureuse incertitude de ce « déjà-plus » et « pas-encore », se dessinent des réponses inquiétantes. D’une part, celle d’une régression de la nation politique et citoyenne vers la nation ethnique (« zoologique », voire minérale, aurait dit Renan) ; de la légitimation démocratique vers la légitimité généalogique des origines et « les puissances de la provenance » ; de la communauté politique vers les identités grégaires et le droit du sang ; des politiques d’idées vers ce que Mary Kaldor appelle les « politiques d’identités ». L’ethnicisation de la politique et les fantasmes purificateurs s’inscrivent dans cette dynamique régressive. À l’opposé, Habermas cherche une issue à la crise dans l’avènement « d’identités cosmopolites », d’un « patriotisme constitutionnel », d’une « citoyenneté multiculturelle » sans médiation entre un individu dépositaire des droits de l’homme et une Humanité abstraite incarnant la Raison pure universelle. Réduit à un formalisme procédural, le pouvoir constituant serait ainsi débarrassé de la notion problématique de peuple. La politique deviendrait fille du formalisme juridique. Cette utopie de la raison communicationnelle est pourtant tenue en échec par le processus libéral réellement existant de désintégration et de désaffiliation sociale. L’affirmation habermassienne selon laquelle « c’est grâce à leurs constitutions politiques que naissent les peuples » refoule la dimension historique et l’origine événementielle des légitimités populaires. Le pari sur l’émergence purement délibérative et procédurale d’une démocratie cosmopolite dont les droits de l’homme constitueraient le cadre normatif résonne comme la profession de foi d’un universalisme abstrait occultant la raison du plus fort. La juriste Monique Chemillier-Gendreau est donc fondée à dénoncer la double confiscation de la souveraineté populaire par le nationalisme sénile et de l’internationalisme par le cosmopolitisme marchand.

10. La défense de la « nation politique » (ou républicaine) constituerait selon certains une troisième voie possible entre le repli sur la nation ethnique et sa dissolution dans le cosmopolitisme marchand, entre un communautarisme de combat et un cosmopolitisme humanitaire au service des dominants. À l’épreuve de questions concrètes, telles que les politiques d’immigration, le droit des étrangers, le rapport de la citoyenneté à la nationalité, cette voie se révèle plus qu’étroite : improbable. La perspective de nouveaux espaces géopolitiques présente une issue plus crédible. Encore faut-il commencer par souligner que ces espaces régionaux ou continentaux, souvent évoqués indistinctement, n’occupent pas des positions équivalentes dans la nouvelle architecture du monde : le Mercosur ne pèse pas du même poids que l’Union européenne ou que l’Aléna, a fortiori que de la Zléa si elle voit le jour. Dans certaines régions comme le monde arabe, la « communauté des croyants » peut aussi apparaître comme une réponse à l’avortement des souverainetés nationales et comme une alternative à la faillite des États et des populismes nationaux fragilisés par la mondialisation marchande. Cette (re)confessionnalisation de la politique n’est pas propre au seul fondamentalisme islamique. Elle est tout autant à l’œuvre dans les provocations de Sharon sur l’esplanade des mosquées et, plus généralement, dans le dilemme constitutif de l’État d’Israël, écartelé entre sa prétention à exister comme État démocratique (dans lequel les Juifs devraient accepter de se retrouver un jour minoritaires) et sa définition comme « État juif », autrement dit comme État ethno-théocratique. Que n’entendrait-on si la France se définissait comme un État chrétien ou aryen et si la charte de l’OLP avait revendiqué une Palestine islamique au lieu d’une Palestine laïque et démocratique !

11. Le changement d’échelle dans l’organisation politique du monde ne saurait signifier un simple agrandissement de l’ancien Etat-nation à l’échelle d’États continentaux. Les espaces politiques, juridiques, économiques, écologiques sont désormais désaccordés. Il n’en résulte pas un espace mondial homogène dans lequel les différentes régions se construiraient à égalité. La construction européenne offre un bon exemple des contradictions auxquelles se heurte l’émergence de nouvelles souverainetés démocratiques. L’Europe, dit Balibar, demeure un « problème politique irrésolu », dont la solution inquiétante pourrait être cherchée du côté d’une « nouvelle identité fictive » ou d’une nouvelle figure de peuple. Contre la double utopie d’une fermeture régressive de l’espace européen et de l’ouverture sans rivage d’un espace marchand, Habermas imagine un pouvoir constituant débarrassé des présupposés attachés à la notion de peuple. Un fédéralisme tempéré préfigurerait ainsi la démocratie postnationale à venir. Loin de donner corps à une nouvelle communauté politique, la destruction libérale des solidarités sociales attise au contraire les paniques identitaires et creuse le fossé entre l’euro-optimisme fédéraliste des élites et l’euroscepticisme des peuples.

III. Menaces, pistes et perspectives

12. Le nouveau partage du monde et les métamorphoses impériales ne se jouent pas à l’amiable sur le tapis vert des chancelleries, mais, comme toujours, par la violence et les rapports de forces. Les anthropologues constatent ainsi une montée en puissance des « violences structurelles » dont la violence armée, régulière ou irrégulière, ne représente qu’une partie. La redéfinition des dominations impérialistes implique logiquement une relance du militarisme dont témoigne l’escalade des dépenses d’armement. Bien avant le 11-Septembre, le budget militaire des États-Unis retrouvait le niveau des années Reagan et de l’époque de la guerre froide. Il représente aujourd’hui plus de la moitié de la totalité des dépenses militaires mondiales et ses 370 milliards de dollars sont à comparer avec les 4 milliards de dollars généreusement consentis à l’aide à la reconstruction en Afghanistan ! Le terrorisme, qui remplace désormais le totalitarisme dans la démonologie impériale, est l’expression de cette mondialisation armée : qui peut croire que la déterritorialisation des capitaux et des marchandises aille sans une déterritorialisation de la violence ? que la privatisation du droit et de la force puisse aller sans une remise en cause du monopole étatique de la violence organisée, sans une prolifération des moyens de destruction, sans leur appropriation mafieuse ? Les guerres nationales se transforment en guerres civiles totales. Les victimes civiles en « dommages collatéraux ». Inversant le rapport clausewitzien, la politique devient la poursuite par d’autres moyens de cette guerre permanente.

13. La rhétorique de la guerre éthique ou humanitaire, développée par les intelligences serviles de l’Otan lors de l’intervention dans les Balkans, n’est que l’alibi idéologique des nouvelles hégémonies impériales. La guerre sans limite déclarée par George Bush au nom de la « justice illimitée » et de la « liberté durable » est un état d’exception permanent à l’échelle militaire. Elle efface la distinction entre combattants et civils ; elle officialise la confusion de la morale et du droit au détriment d’un droit international sanctionnant des rapports de forces désormais révolus ; elle tend à abolir la notion même d’ennemi : excluant l’adversaire de l’espèce humaine, elle procède à une bestialisation symbolique, dont le sort des prisonniers hors droit de Guantanamo donne l’exemple. La guerre sainte du Bien contre « l’axe du mal » est bel et bien une croisade séculière. Dispensée de toute proportion entre les moyens utilisés et des buts non définis, elle échappe aux codes traditionnels de la « juste guerre » : la pureté supposée des fins justifie d’avance tous les moyens, y compris les plus barbares. Rétrospectivement, Hiroshima apparaît bien ainsi comme l’acte fondateur du grand terrorisme contemporain.

14. Le droit international formé à partir du XVIIe siècle et de l’hégémonie hollandaise fut essentiellement un droit interétatique basé sur les traités. Cette forme juridique demeure dominante malgré l’actuel procès de mondialisation. Ainsi, l’Organisation des Nations unies est une assemblée des États et son Conseil de sécurité permanent un club très fermé des puissances victorieuses de la dernière guerre mondiale. Les textes issus de sommets comme celui de Kyoto sur l’environnement ou de Rome sur la création d’une Cour pénale internationale sont soumis à la ratification des États. L’Union européenne elle-même représente un compromis institutionnel fragile entre un ordre interétatique affaibli et un ordre supranational émergeant. Dans cette transition incertaine, le monde est appelé à naviguer durablement entre le droit des États et un droit cosmopolitique en formation. En l’absence de pouvoir constituant international, cette transition profite au droit du plus fort qui s’impose, comme le disait cyniquement Madeleine Allbright, avec l’aval de l’Onu lorsque c’est possible, sans lui si nécessaire. Cette formule résume bien la démarche des Cheney, Rumsfeld, Wolfowitz et consorts, et révèle le fondement de l’unilatéralisme étasunien.

15. Plus on l’invoque, plus le droit international apparaît problématique et malmené. Les équivoques du prétendu « droit d’ingérence » illustrent cette contradiction. Ses partisans eux-mêmes hésitent entre la notion juridique de droit et celle, morale, de devoir. La proclamation du droit nouveau serait censée sanctionner l’obsolescence des souverainetés nationales et l’universalité triomphante des « droits de l’homme ». Il s’agit en réalité d’un droit d’ingérence à sens unique qui, glissant de l’humanitaire au militaire, se réduit en pratique à l’intervention sans la moindre réciprocité des plus forts dans les affaires des plus faibles. Il fournit ainsi le prétexte éthique aux nouvelles expéditions impériales.

16. La crise des souverainetés nationales met à l’ordre du jour la dissociation de la citoyenneté et de la nationalité, voire la privatisation des références nationales et culturelles (de même que la laïcité a signifié la privatisation des références confessionnelles). La grande équivalence moderne entre nationalité et citoyenneté commence en effet à fonctionner, dit Balibar, « à rebours de sa signification démocratique ». Une réponse à cette régression consisterait à radicaliser le droit du sol dans le sens du principe « ceux qui sont ici sont d’ici », et à promouvoir « une citoyenneté de résidence » où la citoyenneté sociale l’emporterait sur la citoyenneté nationale. Car il faudra, dit encore Balibar, « soit démonter complètement l’État social et la citoyenneté sociale, soit détacher la citoyenneté de sa définition nationale ». Est ainsi posé le problème d’une citoyenneté séculière et profane organisant le pluralisme des appartenances au-delà de l’alternative stérile entre universalisme abstrait et communautarisme vindicatif.

17. C’est dans cette perspective que peut être reprise la question de l’autodétermination contestée par Jürgen Habermas (ou Paul Alliès), qui dénonce son « absurdité » résultant de réactions ethnocentriques et de ruptures de solidarités. La contradiction devient en effet explosive entre l’exercice de droits collectifs légitimes (en matière linguistique et scolaire, ou en ce qui concerne la production de l’espace territorial) et l’émiettement du monde produit par la mondialisation marchande. Nul critère autre que sa propre revendication historique ne permettant pourtant de définir normativement un peuple, la résistance à une oppression économique, politique, et/ou culturelle débouche sur le droit de ce peuple à disposer de lui-même. Il peut l’exercer sous diverses formes, allant de l’association et de l’autonomie à l’indépendance. La question est cependant asymétrique. Du côté de la nation dominante, l’accent est mis sur le droit inconditionnel du peuple opprimé à la séparation. Du côté du peuple opprimé, la question nationale est inextricablement mêlée à la question sociale. Il s’agit de veiller à ce que l’exercice du droit à l’autodétermination ne devienne pas source de nouvelles divisions entre opprimés eux-mêmes. D’autant que, dans le contexte de la mondialisation capitaliste, les classes dominantes de nations opprimées, comme la bourgeoisie basque ou catalane, jouent leur propre carte dans la redistribution de la puissance. La reconnaissance de droits collectifs légitimes doit donc s’inscrire non dans une logique de fermeture égoïste, mais dans une logique d’ouverture solidaire et de construction d’une universalité fondée sur le respect mutuel et la réciprocité des droits. Ainsi, le mouvement zapatiste ne conçoit pas les droits spécifiques des communautés indigènes dans une perspective de séparation n’aboutissant qu’à troquer une discrimination contre une autre, mais dans une perspective de redéfinition de la nation issue des révolutions mexicaines. De même, les grandes manifestations de 2001, dans lesquelles le peuple kabyle a exprimé ses revendications linguistiques et culturelles, clamaient aussi « Nous sommes tous algériens », exprimant par là une solidarité forgée dans la lutte de libération contre la colonisation française.

18. S’il s’agit, comme le dit Balibar, « d’inventer une nouvelle figure du peuple », il s’agit en réalité de savoir sous quelle hégémonie cette figure peut se constituer. Car le peuple n’est pas une donnée homogène et la figure du peuple qui s’épuise avec l’État-nation est celle d’un peuple sous hégémonie bourgeoise. Quelle force sociale est aujourd’hui capable de porter un projet de citoyenneté sociale vers l’universalisation concrète de l’espèce humaine ? La question ici posée est celle de la relation entre les rapports de classes et de sexes (porteurs d’une dynamique d’universalisation), les appartenances communautaires, et les formes politiques (enfin trouvées) de l’émancipation sociale. Encore faut-il, au lieu de faire des adieux prématurés au prolétariat, commencer par prendre acte des formes nouvelles et massives de la « prolétarisation du monde » qui sont la négation logique de la mondialisation impériale. Encore faut-il rappeler – avec Walter Benjamin – que l’Allemagne nazie fut le pays où il était devenu interdit de nommer le prolétariat par son nom ; ou encore – avec Hannah Arendt – que le totalitarisme s’est caractérisé par la décomposition des classes en masses. On peut convenir d’appeler « multitude » la résistance sociale multiforme à la marchandisation globale. On n’a pas résolu pour autant la question de savoir à quoi et à qui s’oppose cette multitude. Au capital ? Certes. Mais, dans la mesure où il n’y a pas de capital sans capitalistes ni bourgeoisie, cela revient à faire de la multitude le pseudonyme postmoderne de la lutte des classes. Mieux vaut alors garder des mots chargés de sens historique et symbolique que de dissoudre l’antagonisme de classe dans une poussière de microrésistances, reflet inversé d’un « empire » imaginaire, acéphale, acentrique, ou rhizomatique.

19. L’Humanité n’est pas le sujet de droit divin de l’Histoire universelle. Dans la rhétorique humanitaire du nouvel ordre mondial, cette Humanité majuscule tend pourtant à remplacer – ou à ranimer – le langage du sacré et les fétiches usés de Dieu ou de l’Histoire. L’humanité profane, elle, reste un projet à construire à travers les médiations qui conduisent de la pluralité des peuples à l’universalité humaine, des droits particuliers à l’édification d’un droit commun. En politique, cette voie escarpée est plus que jamais celle de l’internationalisme révolutionnaire. Elle est longue et difficile sans doute. Mais personne, et George Bush junior moins que quiconque, ne peut prétendre à la manière du monarque absolu décrétant « l’État, c’est moi », ou du bureaucrate absolu proclamant « la société, c’est moi » : « L’Humanité, c’est moi ! ». L’humanité, c’est nous, c’est ce qu’ensemble nous en ferons. Et elle n’est pas à vendre.

Paru sur le site du Germ
Février 2002
www.danielbensaid.org

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