Un monde à changer

Par Daniel Bensaïd

Après les grèves du printemps, l’énorme succès du rassemblement caniculaire sur le Larzac contre les négociations de l’OMC, confirme la montée en puissance des résistances face aux contre-réformes libérales et à l’escalade du militarisme impérial. Ces mobilisations confirment la faillite des recettes néolibérales et la vertigineuse perte de légitimité de leurs promoteurs. Les manifestants de Porto Alegre, de Gênes, de Florence, du Larzac clament qu’un autre monde est possible. Il est en tout cas nécessaire, et c’est urgent. À nous de le rendre possible par nos luttes.

Il convient pour cela de bien prendre la mesure des défis lancés au siècle qui commence et des menaces qui pèsent sur l’avenir du genre humain. Disons, pour aller droit au cœur du malaise qui mine la civilisation, que la mesure de toute chose et de tout rapport par le temps de travail abstrait, autrement dit la vieille loi capitaliste de la valeur, devient un facteur croissant de crise, tant sociale qu’écologique. Confier aux lois aveugles et impitoyables du marché le soin de décider des investissements, de répartir les richesses, de gérer la productivité du travail, de piloter l’emploi, et confier à ses critères de profitabilité immédiate les relations de la société à ses conditions naturelles de reproduction, génère toujours plus d’exclusions, d’irrationalité et de violence. La question est désormais posée de façon éclatante de savoir dans quel monde nous voulons vivre et quelle humanité nous entendons devenir.

Pour les millions de manifestants de l’altermondialisation, ce diagnostic ne fait plus guère de doute. En revanche, après les défaites infligées depuis les années quatre-vingt au mouvement ouvrier, aux syndicats, à la gauche authentique, par la contre-offensive libérale, le doute s’est installé quant à l’existence des forces de changement et à leurs capacités stratégiques. Avec la désindustrialisation (relative) des pays dominants, le prolétariat est en pleine mutation à l’échelle planétaire. La multiplication de mouvements sociaux spécifiques (syndicaux, féministes, écologistes, homosexuels, culturels) pose la question de leur convergence et de leur rassemblement autour d’un projet de société. Le grand unificateur de cette féconde diversité, c’est le capital lui-même, dont le knout pousse ces mouvements à un même combat, illustré par les réunions des forums sociaux mondiaux ou européens. Contre les tentatives de dévier le fil à plomb de la lutte des classes, au profit de conflits fratricides (tribaux, ethniques, religieux), il importe cependant de réaffirmer que la ligne de front oppose sous des formes multiples les opprimés aux oppresseurs, les exploités aux exploiteurs, les possédés aux possédants.

Aux interrogations sur les acteurs du changement, s’ajoutent celles sur les stratégies à mettre en œuvre et sur l’actualité de l’idée même de révolution. Personne n’avait prévu, en 1848, la Commune de Paris ou l’insurrection d’Octobre. Bien malin qui prétendrait prévoir les formes des révolutions du XXIe siècle. En revanche, la révolution est d’abord affaire de contenu : un affrontement entre la logique de l’intérêt et du profit privé, du calcul égoïste, de la guerre de tous contre tous, et celle du bien commun, du service public, de l’appropriation sociale. Entre l’esprit de Davos et celui de Porto Alegre, il n’y a guère de « troisième voie » possible. Après les lourdes défaites des années soixante-dix et quatre-vingt, le débat stratégique était au point mort au sein de la gauche, comme si, au-delà des alternances gestionnaires, il n’y avait plus d’alternative possible. La sanction du 21 avril 2002, l’expérience décisive en cours au Brésil, l’accélération de la crise sociale et politique planétaire tendent aujourd’hui à relancer ce débat. L’écho en Europe du livre de Tony Negri, celui en Amérique latine du livre de John Holloway (Changer le monde sans prendre le pouvoir ?), les réflexions et réorientations en cours des zapatistes, les discussions au sein de la gauche radicale européenne (nourries entre autres par les livres de Fausto Bertinotti ou d’Olivier Besancenot), sont autant de signes de l’actualité stratégique mouvements sociaux et représentation politique, unité des différences, pouvoirs et contre-pouvoirs, puissance et empire.

Ce livre – Un monde à changer : mouvements et stratégies – prolonge les thèses du précédent – Le Nouvel internationalisme – sur la mondialisation impérialiste et le nouveau militarisme conquérant. Il s’efforce de reprendre systématiquement ces questions et de contribuer à leur apporter des éléments de réponse, insuffisants certes, mais nécessaires.

Archives personnelles, paru dans l’Humanité en 2003

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