À propos de Paul Nizan… Entre souvenirs et pertinence actuelle

À l’occasion du centenaire de la naissance de Paul Nizan en 2005, Pierrick Lafleur a conduit une enquête concernant la réception et les résonances, passées et actuelles de son œuvre. Cette enquête a d’abord été menée au sein du Gien et des collaborateurs de la revue Aden, puis a été étendue largement. Cette enquête va bien entendu continuer au-delà du centenaire Nizan, et les nouveaux textes seront mis en ligne au fur et à mesure. Dans son appel à contributions, il a demandé de rédiger sous une forme complètement libre (en 3 000 signes maximum), un texte sur les deux thèmes suivants. « Je me souviens… » : dans un premier temps, décrire la première rencontre avec l’œuvre de Nizan. Par quelle lecture et comment s’est opérée cette découverte, quel « passeur » le cas échéant en fut à l’origine, sur quel thème s’est cristallisé ce premier intérêt ? « Nizan. Aujourd’hui ! » : dans un deuxième temps, expliquer comment s’actualise aujourd’hui cet intérêt pour Nizan ; comment s’opère le passage du statut de « simple » lecteur à celui d’adhérent au Gien. Comme c’était l’expérience personnelle et donc la voix (la voie) singulière qu’il souhaitait recueillir, il a demandé à chacun des auteurs d’accompagner son texte d’une courte notice biographique et/ou bio bibliographique.

Voici, la réponse de Daniel Bensaïd (adhérent au Gien1 depuis 2006 ; intervenant au colloque du Gien de novembre 2005) à cette enquête sur le lectorat nizanien…

« Je me souviens » : la rencontre avec Nizan fut banale. J’étais en prépa, au moment de la réédition d’Aden Arabie avec la préface de Sartre. C’était en 1964. On sortait de la guerre d’Algérie, nous étions à vif au sujet de la question coloniale, de l’anticolonialisme. En même temps, il y avait un côté quasi mimétique dans l’identification à Nizan : le fait d’être en prépa faisait du tandem Nizan-Sartre, par procuration, des condisciples. Enfin, il y avait logiquement une identification générationnelle : ce « vingt ans » des révoltés. Aden Arabie, était vraiment un texte de rupture, de révolte. Je crois qu’à la même période, la lecture du texte d’Artaud sur Van Gogh « Le Suicidé de la société » m’a seul fait un effet comparable.

Il ne faut pas oublier le côté directement militant et propre à Toulouse, où j’ai grandi et fait mes études. En prépa, il y avait un gros cercle de l’Union des étudiants communistes, dont je faisais partie. L’hétérodoxie était dans l’air : nous étions fortement oppositionnels à la ligne du Parti, par rapport à la guerre du Vietnam et à la candidature de Mitterrand. Et puis, à Toulouse, il y avait encore un cercle surréaliste. Il y avait aussi une cinémathèque et un ciné-club importants, animés par Raymond Borde, qui constituait un véritable foyer dissident de cinéphilie. Climat augmenté par la venue d’Armand Gatti, retour de Cuba, présentant Chroniques pour une planète provisoire : nous nous abreuvâmes à son éloquence tant verbale que gestuelle. Et puis, la venue de Roger Blin, pour monter Beckett…, qui évoquait devant nous l’expérience du groupe Octobre.

Aden Arabie fut le catalyseur de tout cela. Une sorte de manifeste. Bien sûr, il y eut aussi Les Chiens de garde, pamphlet anti-académique, anti-mandarin, qui était de plus une manière de se défaire du manuel de Politzer et de se rebeller contre la couveuse pour futures élites et contre le narcissisme de groupe des classes prépas. Aujourd’hui, je m’intéresse à la controverse Nizan-Benda, mais à l’époque on était nizanien au carré ou au cube. Mais Les Chiens de garde faisait partie d’un travail construit par rapport à la philosophie : la lecture que nous en faisions était déjà une manière plus rationalisée de se révolter. Autre ouvrage philosophique, Les Matérialistes de l’Antiquité ne fut pas une révélation. À l’UEC2, nous lisions beaucoup, et notamment la collection « Classiques du peuple », excellent outil de vulgarisation : le PCF transmettait beaucoup d’éléments de culture, le meilleur, et aussi le pire. Au-dessus de tous les ouvrages de Nizan, la brûlure, c’est Aden.

Les romans sont venus après, au cours de la période où je suis entré à Saint-Cloud, en 1966. La Conspiration fut comme un miroir de l’univers un chouïa parano des grandes écoles, de leur huis clos hanté par le complexe de la trahison sociale, avec tous ces futurs chiens de garde, tous ces romanciers et poètes maudits dormant sur leurs chefs-d’œuvre inconnus rangés dans le placard. Antoine Bloyé, je l’ai lu à la même époque, probablement acheté à la librairie « La vieille taupe », où nous allions nous ravitailler.

J’évoquais plus haut notre opposition à la ligne officielle du PC, Nizan en fut l’un des artisans. Et puis, il y avait ces soupçons sur sa mort – faux, d’ailleurs – qui contribuaient à en faire une figure de révolté tous azimuts. Mais surtout, Nizan, c’était l’anti-Aragon, tête de turc pour nous, représentant le courtisan lâche allant systématiquement pisser au moment des votes délicats au comité central du parti. Nous avions aussi un ressentiment maintenu vis-à-vis de ce que le Parti avait fait aux surréalistes, et notamment à Breton. Enfin, quelque chose reste mystérieux : la facilité (ou l’indulgence) avec laquelle nous mettions entre parenthèses le Nizan stalinien. Il y avait le Nizan de la révolte (Aden, Les Chiens de garde), puis le Nizan de la rupture avec le PC après le pacte germano-soviétique. Entre les deux : trou noir. Pourtant, nous aurions dû connaître les textes de Naville, de Malaquais, de Claude Cahun.

« Nizan… Aujourd’hui ! »

Son actualité est double. Dans un monde d’état d’exception ordinaire, de judiciarisation de la vie politique et quotidienne, de la guerre illimitée, dans ce monde dont l’horizon indépassable est désormais la marchandise, Nizan a une capacité à exprimer le dégoût, le refus de l’univers social et de pensée qui est fondamental. Nizan, c’est le sursaut. Quand tu te sens perdu, Aden communique de l’énergie. Deuxièmement, il offre une figure d’intellectuel et de son engagement aux antipodes – sans péjoration – de l’intellectuel spécifique à la Foucault ou de l’intellectuel total. Son originalité est d’assumer la forme de responsabilité qu’implique l’engagement dans le collectif. Il représente à la fois le refus d’être la mauvaise conscience morale du monde et assume pleinement de se jeter dans la mêlée – jusqu’à risquer de tuer en lui l’intellectuel critique en se soumettant au magistère fétichisé du Parti.

Aujourd’hui, on est inversement dans l’irresponsabilité intellectuelle. Dans un zapping, notamment médiatique, permanent. On peut dire tout et son contraire, sans rendre compte des retournements et des revirements. Chez Nizan, il y a la cohérence d’une démarche intellectuelle et militante, une vraie notion de responsabilité. Elle est néanmoins ambiguë. Car il y a chez lui le complexe de la culpabilité intellectuelle, la hantise de la trahison sociale, le souci de ne pas trahir son camp. Aujourd’hui, le terme de « trahison » très utilisé ces temps-ci à propos des transferts politiques du ségolénisme camaïeu au sarkozisme flamboyant me semble très galvaudé et carrément impropre : quand on ne sait plus à quoi rester fidèle, le mot de trahison n’a plus grand sens. Entre la gauche et la droite, il y a de telles porosités, de telles passerelles, qu’il n’y a plus de pas si important à franchir, et qu’il devient aisé de changer de rives…

Juin 2007
www.danielbensaid.org

Documents joints

  1. Gien : Groupe interdisciplinaire d’études nizaniennes… du nom de l’écrivain Paul Nizan.
  2. UEC : Union des étudiants communistes, organisation politique proche du Parti communiste français.
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