Avant-propos

Daniel Bensaïd ou la politique comme art stratégique

Préface du recueil de textes de Daniel Bensaïd choisis et présentés par Antoine Artous pour les éditions Syllepse, en 2011.

« Éloge de la politique profane comme art stratégique », ainsi se conclut l’un des derniers livres de Daniel Bensaïd1. La référence à la politique comme art stratégique est chez lui récurrente. Elle est présente dans les textes que j’ai rassemblés ici (pour l’essentiel inédits en publication papier) et qui, tout au long de la décennie, reviennent sur quelques-uns des débats stratégiques passés, tout en les confrontant à la réalité présente. L’ajout de l’adjectif « profane » a parfois étonné. Il est sans nul doute lié pour partie à la conjoncture historique actuelle (retour du sacré), mais, plus profondément, il illustre la place occupée par la catégorie de stratégie dans son dispositif de relecture de Marx où la transcendance religieuse n’est pas simplement remplacée par une religion de l’histoire.

Ainsi, dans Marx l’intempestif, il est question « d’une nouvelle écriture de l’histoire » qui passe « du sacré au profane » en déconstruisant une vision fétichiste de l’histoire universelle. La problématique de la rationalité historique ne renvoie plus alors à « une normalité transcendantale, mais à une rationalité immanente » qui s’exprime sur le mode du choix stratégique. Il s’agit d’essayer de penser une « causalité historique » qui ne relève pas d’un déterminisme historique, mais d’une « possibilité objective ». Émerge alors une « autre rationalité. Où l’histoire se noue au politique. Où la connaissance devient stratégique2 ».

C’est pourquoi, « chez Marx, le rapport de classe n’est pas un concept sociologique classificatoire, mais un concept stratégique : les classes se posent réciproquement dans leur lutte », écrit Daniel Bensaïd, en mai 2006, dans « Moment utopique et refondation stratégique3 ». Les classes sociales n’existent pas en soi, comme données sociologiques déjà construites (ou, déjà constituées, comme sujets de l’histoire). Existe un rapport d’exploitation, générant certaines contradictions et conflits à travers lesquels des groupes sociaux se constituent en classes. Ainsi, écrit-il en 2003, dans Un Monde à changer : « Le rôle central attribué par Marx à la classe ouvrière ne relève pas d’un déterminisme sociologique qui conduirait mécaniquement le prolétariat à agir conformément à son essence. Il est d’ordre stratégique : rassembler les griefs particuliers et dépasser les différences dans un combat commun, dans un procès d’universalisation4. » « Renversement du pouvoir politique bourgeois » On voit que, si l’on déroule les fils, la catégorie de stratégie s’articule à un marxisme rompant avec toute transcendance, au profit d’une rationalité historique qui se construit à travers le conflit et sur le mode du possible stratégique. Reste que cette vision extensive de la catégorie de stratégie ne doit pas faire oublier que Daniel Bensaïd traite d’abord de la lutte politique et, plus précisément, de la lutte pour le pouvoir. Et cela dans le cadre de son histoire politique : celle de la Ligue communiste (section française de la IVe Internationale), créée sur la lancée de Mai 68, dont il était l’un des principaux dirigeants. Dissoute en 1973 par le conseil des ministres, elle prendra le nom de Ligue communiste révolutionnaire.

Ainsi, à la fin des années 1980, dans Stratégie et parti, il dresse le bilan de l’élaboration stratégique de la Ligue sur ces questions : « Le stratégique, pour nous, est ce qui définit la base sur laquelle rassembler, organiser, éduquer des militants, c’est un projet de renversement du pouvoir politique bourgeois. Car la révolution socialiste commence par cet acte politique5. »

Ici, plusieurs niveaux de discussions s’entremêlent. Durant les quelques années qui ont suivi 1968, la Ligue a développé un « avant-gardisme » et un « hyperléninisme » qui s’appuyait sur une certaine analyse de Mai 68 perçu comme « répétition générale » de la crise révolutionnaire à venir. L’essentiel alors était de construire de toute urgence le parti révolutionnaire, porteur d’une stratégie, qui avait manqué en Mai 68. Le bilan de cette conjoncture a été tiré dès le milieu des années 19706.

Mais ce n’est pas ce qui est en cause dans les formules citées ici. Elles visent beaucoup plus large : en fait l’ensemble de l’histoire du mouvement ouvrier. Daniel Bensaïd propose alors deux grandes hypothèses stratégiques, sur lesquelles je vais revenir. D’aucuns diront que ces formules sont typiques d’une « tare » qui a marqué le mouvement ouvrier de tradition communiste (léniniste) : la fascination pour l’appareil d’État. Le constat demanderait de longues discussions. En revanche, il faut signaler que, dans les années 1970, Daniel Bensaïd (et d’autres dans la Ligue et l’extrême gauche) avait engagé, notamment sous l’influence des travaux de Michel Foucault7, un retour critique sur une certaine tradition marxiste d’analyse du pouvoir trop centrée sur le seul pouvoir étatique. Ce qui sans doute avait des conséquences sur la façon dont on pouvait imaginer (sur la base de l’expérience historique) l’organisation du pouvoir socialiste, et donc sur la façon de formuler un projet stratégique de lutte pour le pouvoir. Mais cela n’impliquait nullement de renoncer à la référence à une orientation faisant de l’État un enjeu central.

La catégorie de stratégie relève d’une histoire dans le mouvement ouvrier. Elle a pris une place centrale au tournant des années 1920, après la Révolution d’octobre 1917, et à travers les débats des premières années de l’Internationale communiste. Avant 1914, fait remarquer Trotski, on parle seulement de tactique, syndicale ou politico-parlementaire. La place prise par la catégorie de stratégie vient sans doute en partie de la terminologie militaire, mais traduit surtout une période historique qu’à l’époque on appelle l’actualité de la révolution prolétarienne (ce qui ne veut pas dire que la révolution soit possible chaque jour…). Dans ce cadre, « la stratégie révolutionnaire couvre tout un système combiné d’actions qui, dans leurs liaisons et leur succession, comme dans leur développement, doivent amener le prolétariat à la conquête du pouvoir8 ».

Ces débats visent, notamment sur la base de l’expérience de la révolution allemande, à définir une stratégie révolutionnaire mieux adaptée aux pays de l’Europe occidentale : en Allemagne, la crise avait duré de 1918 à 1923 et il fallait compter, entre autres, avec l’existence d’un fort mouvement ouvrier et d’une réelle tradition parlementaire. Il s’agit alors d’articuler le niveau stratégique et les niveaux tactiques. Avec, par exemple, l’élaboration d’un programme de revendications transitoires, d’une politique de front unique, d’une perspective de gouvernement ouvrier qui ne soit pas simple propagande pour la dictature du prolétariat et le pouvoir des soviets, etc. C’est ce type de problématique que tente de systématiser Trotski contre la politique de l’Internationale stalinisée.

Daniel Bensaïd s’inscrit explicitement dans cette tradition. Plus généralement, une particularité de la Ligue des années 1970 est de tenter d’inscrire les débats stratégiques, qui jaillissent à cette époque (Europe du Sud, Amérique latine…), dans la continuité de ceux de l’Internationale communiste des années 1920, se livrant à un travail historique important sur les révolutions allemande et espagnole. Ce va-et-vient entre le passé et le présent des traditions révolutionnaires européennes, doublé d’une bifurcation par l’Amérique latine, est significatif du travail sur la stratégie réalisé alors par la Ligue communiste.

Je voudrais souligner ici deux thèmes particulièrement systématisés par Daniel Bensaïd et que l’on retrouve dans les textes de ce livre. La rupture introduite par Lénine, d’une part sur la question de la lutte politique, plus exactement sur la place du politique ; d’autre part, sur la question, déjà indiquée, des hypothèses stratégiques.

Lénine et la politique

Daniel Bensaïd aimait citer la formule de Lénine « la division en classe est, certes, l’assise la plus profonde du groupement politique […] mais cette “fin de compte”, c’est la lutte politique qui l’établit9 ». Tout en étant un héritage du marxisme, elle souligne l’apport de Lénine sur la spécificité de la politique.

Dès Le Manifeste communiste, Marx et Engels expliquent que le prolétariat doit prendre le pouvoir politique, afin de s’ériger en classe dominante. Et, à la lumière de la Commune de Paris, Marx insiste sur le fait que la mise en place d’une démocratie similaire à celle des communards insurgés suppose de briser l’appareil bureaucratique de l’État. Il s’intéresse donc à la lutte politique, tout en étant vigilant quant aux nouvelles formes d’invention démocratique.

Mais il le fait, pour reprendre la formule de Daniel Bensaïd, dans le cadre d’un certain « déterminisme sociologique ». Le développement industriel et la croissance de la classe ouvrière, en nombre et en conscience, portent un mouvement historique dont la dynamique réglera d’elle-même l’accès du prolétariat au pouvoir politique. À la fin du siècle cette problématique va s’amplifier, selon une logique gradualiste, avec le développement de la IIe Internationale, ses partis de masse (notamment en Allemagne) et l’évolution vers le suffrage universel. Des courants critiques (Rosa Luxemburg, le jeune Trotski) se méfient de ce qu’ils estiment être un opportunisme, sans pour autant remettre en cause ce « déterminisme sociologique », ils mettent l’accent sur l’autodéveloppement du prolétariat en force et en conscience à travers les mobilisations de masse (notamment la grève générale).

La politique du prolétariat (et la politique tout court) est donc, d’une part, prise dans une temporalité linéaire, et, d’autre part, elle apparaît comme un simple prolongement organique du mouvement économique. La politique est un simple accompagnement du mouvement historique dont il s’agit simplement de prendre conscience.

Lénine a rompu avec cette approche sur, pour ce qui nous concerne ici, deux points. Tout d’abord, le fait que la politique n’est pas le simple prolongement de la lutte sociale et économique, elle n’est pas le produit d’un simple conflit entre l’ouvrier et le patron, mais de la confrontation de l’ensemble des classes dans la société. Non seulement la politique présente une certaine autonomie par rapport au socio-économique, mais elle a une fonction structurante du social. La politique a donc sa propre épaisseur sociale, ses propres institutions, son propre langage à décoder qui n’est pas seulement l’ombre portée de l’économique. Et cette analyse politique de la société est un élément déterminant pour comprendre les possibles dynamiques d’ensemble des luttes de classes. La spécification du niveau politique est donc un élément clé de la pensée stratégique, qu’il convient d’articuler avec le concept de crise systématisé par Lénine sous le choc de la guerre d’août 1914.

Lénine ne se contente pas de critiquer le gradualisme de la IIe Internationale (en particulier de Kautsky) pour engager une réflexion sur l’État qui va aboutir à L’État et la révolution. Il élabore également le concept de crise révolutionnaire, qui va devenir un élément de l’élaboration stratégique. Sans ériger celui-ci en modèle, il fournit trois indices : ceux d’en haut ne peuvent plus gouverner comme avant, ceux d’en bas ne veulent plus être gouvernés comme avant, ceux du milieu hésitent.

On voit que ces trois critères sont fondamentalement politiques : Lénine décrit en fait une crise politique ouverte du système de domination. Ce qui explique qu’il parle souvent de « crise nationale », étant donné la place occupée alors par l’État national dans la domination. Sur cette base se développe une logique de double pouvoir. Tout cela ne relève donc plus d’une temporalité linéaire se développant dans un espace homogène. Non seulement la politique a une temporalité propre, mais la crise exprime un « temps brisé », selon une formule de Daniel Bensaïd, dans un espace différencié lui aussi en crise (double pouvoir). Et rien n’est joué d’avance : d’où l’importance accordée par Lénine au parti pour dénouer positivement la crise.

Hypothèses stratégiques

On a souvent reproché aux trotskistes d’ériger l’expérience de la Révolution russe de 1917 en modèle stratégique. Si ce fut parfois le cas, il faut rappeler que déjà au début des années 1930, Trotski, pourtant très attaché à défendre la politique universelle d’Octobre 17, évoquait deux possibilités en Europe. Soit, comme dans la Russie de 1917, une crise d’effondrement de l’État national, créant un vide dans lequel se développe rapidement un double pouvoir. Soit une crise prolongée, plus lente, par paliers, avec le développement d’expériences de contrôle ouvrier (à l’époque les staliniens s’opposaient à ce mot d’ordre) autour desquelles il faudrait développer une politique de front unique et une perspective du gouvernement ouvrier. Manifestement, Trotski se souvient alors de l’Allemagne des années 1920 et de sa crise prolongée.

En fait il ne s’agit pas d’élaborer des modèles normatifs, mais des hypothèses stratégiques. Dans le premier cas, tout se passe comme si l’on cherchait à définir une norme qui, en quelque sorte, reflète la « vérité » du processus historique : un modèle à copier. Alors qu’une hypothèse est un guide pour l’action, construit sur la base des expériences passées, et susceptible d’évoluer en fonction de nouvelles expériences.

L’hypothèse stratégique relève d’un choix stratégique, et non d’un déterminisme historique. C’est l’un des apports de Daniel Bensaïd que d’avoir tenté de formuler deux grandes hypothèses stratégiques : la grève générale insurrectionnelle et la guerre révolutionnaire prolongée, dont Mao Zedong dès 1927 a perçu la possibilité dans sa brochure Pourquoi le pouvoir rouge peut exister en Chine. Dans ce dernier cas, le développement du double pouvoir prend une forme territoriale, à travers des zones libérées auto-administrées, et passe par le développement d’une armée populaire. Dans une telle perspective, l’implantation dans des zones rurales est décisive, et la dimension de « lutte de libération nationale » devient importante. Dans les années 1960, le Vietnam était l’exemple type de ce processus.

L’hypothèse de la grève générale insurrectionnelle présente un profil plus « classique » par rapport à l’histoire du mouvement ouvrier européen : le développement d’un double pouvoir est principalement urbain (et sociologiquement ouvrier et populaire), engageant une logique d’affrontement plus rapide. Cela ne veut pas nécessairement dire un surgissement rapide de soviets, comme en octobre 1917, la crise pouvant prendre un caractère prolongé, avec une articulation entre auto-organisation, développement du mouvement ouvrier et problématique de gouvernement ouvrier dans les institutions parlementaires (au sens large). Cela dit, la problématique structurante est bien à la grève générale comme forme de mobilisation et d’affrontement (en défense, par exemple, face à des offensives réactionnaires), avec des formes d’organisation militaire de type urbain (milices, etc.).

Bien sûr, ainsi présentées, ces hypothèses sont épurées. Historiquement, elles ont existé sous diverses variantes, certaines comportant des traits de l’une et de l’autre. Mais, dans les années 1970, elles se cristallisaient à travers des discussions réelles (en termes de choix de construction et d’orientations tactiques) avec d’autres courants révolutionnaires ou « réformistes de gauche ».

Dans ce second cas, il s’agissait souvent de courants critiques, au sein des partis communistes (notamment en Italie et en Espagne), mais aussi de certains partis socialistes. Ils défendaient une stratégie gradualiste de lutte pour le pouvoir articulant comités de type conseil ouvrier et populaire avec le parlement, mais en faisant de ce dernier le centre de gravité du pouvoir politique. Les débats sur la guerre révolutionnaire prolongée se menaient surtout avec des courants de la gauche révolutionnaire latino-américaine, parfois engagés dans la lutte armée, tels le Mir au Chili (organisation « amie » de la Ligue), le PRT-ERP (section argentine de la IVe Internationale) ou les sandinistes au Nicaragua.

À propos de l’« éclipse du débat stratégique »

Tout au long de la décennie passée, Daniel Bensaïd a souligné l’« éclipse du débat stratégique » apparue dès le début des années 1980. Ainsi, le chapitre IV d’Éloge de la politique profane est intitulé : « L’éclipse de la politique », et il se décline en « une crise de l’historicité », « le degré zéro de la stratégie », « la théorie en miettes »… En France, les discussions allaient s’accélérer au début des années 2000, suite notamment à des dossiers que consacre la revue de la Ligue, Critique communiste (n° 179 et 180), aux débats sur la stratégie révolutionnaire10. Daniel Bensaïd publie de nombreux textes où se mêlent retour sur l’histoire des débats stratégiques et considérations d’actualité. C’est sur ces derniers points que je vais poursuivre, en avançant quelques éléments de discussion.

Daniel Bensaïd souligne alors que le champ stratégique n’a cessé de se dilater dans le temps et dans l’espace. Plus que dans le passé, il faut distinguer une stratégie globale (à l’échelle mondiale) et une stratégie « restreinte, la lutte pour la prise du pouvoir sur un territoire déterminé » dessinant ce qu’il appelle une « échelle mobile des espaces stratégiques ». Cela dit, même si les États nationaux sont affaiblis par la mondialisation, l’échelon national, qui structure les rapports de classe et articule un territoire à un État, reste un maillon décisif.

Cela est vrai, mais restent les effets de la crise des États-nations et des territoires. Au demeurant, de longue date, Daniel Bensaïd analyse précisément ceux-ci11, montrant qu’il ne s’agit pas d’une crise conjoncturelle, mais d’une crise structurelle des éléments qui ont façonné la modernité autour des catégories de territoire, de souveraineté et de pouvoir politique. Il note aussi que cette crise a touché également de plein fouet le mouvement ouvrier (réformiste ou révolutionnaire) qui, depuis le XIXe siècle, s’est fondamentalement – et inévitablement – construit autour de ces catégories.

À la crise issue de l’évolution « sociologique » du salariat, vient se joindre celle liée à la crise des territoires politiques. Disons pour préciser qu’à la crise des référents politiques basés sur la marginalisation des grandes concentrations socio-économiques s’ajoute celle de la crise du territoire national comme cadre d’exercice de la citoyenneté. Cette double crise, qui démultiplie les conséquences du bilan du stalinisme, a eu des effets dévastateurs sur les formes d’organisation et de représentation politique du mouvement ouvrier. Et donc sur ses capacités de recomposition.

Daniel Bensaïd ne pensait pas qu’un discours sur le cosmopolitisme pouvait régler le problème. On peut regretter qu’il n’ait pas mis plus nettement en relation ces nouvelles données historiques avec ce qu’il appelle parfois la « crise de la raison stratégique », et plus généralement avec les grandes périodisations historiques. Ainsi, en 2007, dans Temps historique et rythmes politiques, soulignant que les années 1980 représentent une « défaite historique », il s’interroge : « Défaite historique des politiques d’émancipation ou simple alternance des cycles de mobilisation ? » Ainsi formulée, la question paraît trop simplifiée. Il conviendrait de procéder à une double périodisation : l’une des cycles de mobilisation, l’autre de la période historique au sens plus large.

Depuis les années 1980, il a bien existé une alternance des cycles de mobilisation. Ainsi, 1995 en France, 1999 avec le forum social de Seattle, le premier Porto Alegre en 2001… Mais ces mobilisations (et leurs bilans) ont fait apparaître que, au moins depuis la chute du Mur de Berlin, s’est cristallisée une nouvelle période historique qui clôt celle issue du court XXe siècle ; c’est-à-dire le cycle historique ouvert par la Révolution russe d’octobre 1917.

Il ne s’agit pas, comme le craint Daniel Bensaïd dans le même texte, « de nouer dans une même temporalité historique une pluralité de temps sociaux désaccordés » et, au nom d’un déterminisme historique à sens unique, de gommer le présent comme « pluralité de possibles ». Simplement, nous ne sommes plus dans les années 1960-1970 lorsqu’il semblait possible de rétablir, pour travailler sur une problématique d’émancipation, une liaison directe, en quelque sorte, avec les traditions issues d’Octobre 17 et du mouvement révolutionnaire des années 1920.

À nouveau sur la politique

Parler d’éclipse du débat stratégique ce n’est donc pas laisser croire qu’une fois le soleil réapparu les grands dispositifs stratégiques qui se sont construits dans l’histoire peuvent revenir comme tels. Au demeurant tel n’est pas le propos de Daniel Bensaïd. Pour lui, seules de nouvelles expériences historiques permettront d’avancer dans l’élaboration stratégique. Mais, en attendant, loin de laisser croire que l’on peut repartir de zéro, il faut défendre certains principes stratégiques acquis, notamment la problématique de la crise révolutionnaire et du double pouvoir.

On peut même ajouter, comme Daniel Bensaïd dans Éloge de la politique profane, que s’il est légitime d’avoir abandonné la formule de « dictature du prolétariat », à cause de sa connotation historique, on ne peut contourner le problème d’un régime d’exception, lié en tant que tel à l’idée de révolution. Certes. Toutefois, le problème est inhérent à toutes les révolutions modernes, et pas à la seule « révolution prolétarienne ».

Or, justement, ce que signifiait pour nous dans les années 1970-1980 la dictature du prolétariat, ce n’est pas d’abord l’idée d’« un régime d’exception ». Elle fonctionnait comme une « catégorie stratégique », permettant de spécifier une stratégie propre à la « révolution prolétarienne », structurée notamment autour d’une démocratie des conseils ouvriers, comme forme enfin trouvée du « pouvoir prolétarien ». Naturellement, d’autres institutions politiques pouvaient exister, mais ces conseils étaient l’ossature du pouvoir politique. Par la suite, Daniel Bensaïd s’est prononcé, avec raison, pour la perspective d’une double assemblée : l’une élue sur la base du suffrage universel, l’autre élue sur la base d’une représentation du social. Ces formules ont commencé à apparaître (chez lui et dans la Ligue) assez tôt, durant les années 1990.

Toutefois, il ne suffit pas de changer les mots : la perspective ouvre sur d’autres questions ; par exemple la place précise du suffrage universel ; ou encore une perspective de démocratisation radicale du pouvoir politique12. En fait, ce qui se fait sentir ici est la nécessité de réarticuler certains éléments stratégiques. Sans chercher à dresser un catalogue, je soulignerai seulement deux idées.

Tout d’abord, existent (depuis pas mal d’années…) des discussions sur certains fondamentaux programmatiques de la tradition marxiste radicale (révolutionnaire et au-delà…) qu’il convient de traiter comme tels. La référence à la stratégie n’y suffit pas. Cela est manifeste pour ce qui concerne la démocratie. Il est possible d’articuler une stratégie sur la base d’une perspective de démocratie radicale ou d’une perspective de pouvoir soviétique ; mais il faut opter pour l’une de ces approches.

Ensuite, il existe un écart important entre le rappel de quelques principes et l’élaboration d’une hypothèse stratégique qui soit un guide pour l’action, à la manière dont, par exemple, l’hypothèse de grève générale insurrectionnelle fonctionnait, avait une fonctionnalité pour la Ligue dans les années 1970. C’est une difficulté « objective » pour des révolutionnaires de ne pas disposer d’une telle orientation permettant d’articuler le moment présent à une perspective plus générale. Il faut sans doute l’accepter, mais en étant conscient des nombreuses contradictions qui en résultent.

« Les lendemains de grandes défaites sont fertiles en repousses et en effervescences utopiques. Ce fut le cas sous la Restauration, c’est aussi le cas lors des dernières décennies, sous les coups de la poussée libérale. Lorsque le nécessaire et le possible ne jointent plus, le temps vire à l’utopie », écrit Daniel Bensaïd13. « Changer le monde sans prendre le pouvoir14 » : la formule de John Holloway (et son écho dans le mouvement altermondialiste), que critique Daniel Bensaïd, exprime bien ces difficultés. C’est la nécessité même de la lutte politique qui est récusée. Mais il ne faut pas oublier que la décennie passée a été aussi marquée par la forte poussée d’un radicalisme « social » et « mouvementiste », trouvant difficilement le chemin de la lutte politique.

Naturellement, cela renvoie à une situation « objective », et l’évolution du Parti du travail brésilien et du Parti de la reconstruction communiste italien n’a pas amélioré la situation.

Ici, plus que le Lénine de la crise révolutionnaire, il faut citer le Lénine de la spécificité de la politique. On peut très bien gommer la lutte politique et faire de la propagande sur la stratégie révolutionnaire. Reste que la politique (révolutionnaire) ne peut se contenter d’exprimer la radicalité des mouvements sociaux. Elle doit trouver les voies propres pour, d’une part, investir le terrain proprement politique et, d’autre part, pousser à la cristallisation de courants politiques radicaux sur le terrain politique. Or fait défaut l’actuelle absence d’une hypothèse stratégique articulée permettant de mettre en œuvre une telle problématique.

Un « parti-stratège »

Je voulais indiquer quelques exemples des difficultés, dans la situation actuelle, à déployer un discours stratégique, ce que le style flamboyant de Daniel Bensaïd estompe parfois. On pourrait en relever d’autres exemples. Reste la fécondité de la méthode : pour penser la politique, mais aussi, plus généralement, pour éclairer le statut du marxisme comme théorie critique.

Pour lutter contre un marxisme « scientiste » et/ou « économiste », de nombreux auteurs ont souvent « ontologisé » ou « substantifié » des éléments du social qui seraient, par eux-mêmes, porteurs de la critique et de l’émancipation : le prolétariat comme sujet latent de l’histoire, le travail comme cadre de réalisation de l’essence humaine, etc. C’est, explique avec raison Henri Maler, un « concept ontologique du possible qui neutralise son concept stratégique15 ». Le possible est déjà là, comme une forme sociale en suspension qui ne demande qu’à se réaliser.

Rien de tel chez Daniel Bensaïd : il récuse tout substantialisme au profit d’une approche relationnelle du social. Comme l’écrit Marx dans les Grundrisse : « La société ne se compose pas d’individus, elle exprime la somme des relations, conditions, etc., dans lesquelles se trouvent ces individus les uns par rapport aux autres16. » Cette problématique relationnelle du conflit social est l’autre face d’une démarche stratégique. Comme je l’ai déjà signalé au début de l’article, s’il n’existe pas de classe sujet, il existe bien des rapports de domination et d’exploitation qui génèrent des conflits de classes.

Certes, constate Daniel Bensaïd dans Éloge de la politique profane, les classes et le capitalisme sont ce que les sociologues appellent des « construits », ou des « classes probables » selon Bourdieu. « Mais sur quoi repose la validité ou la pertinence de leur “construction” ? Pourquoi “probable” plutôt qu’improbable17? » Insister unilatéralement sur la construction conceptuelle, afin d’éviter une approche essentialiste, escamote une question, simple mais décisive : celle de l’analyse des rapports sociaux qui, dans les conflits qu’ils génèrent, produisent et reproduisent du « matériau social », lequel permet de construire des classes, et non une autre forme sociale.

C’est avec ce type de problématique que Daniel Bensaïd nous invite à revisiter une série de problèmes de la tradition marxiste. Je terminerai par la question épineuse du parti comme avant-garde, censé être le dépositaire des intérêts du prolétariat, vision qu’il convient évidemment de remettre en cause.

« Mais cela n’oblige en rien à renoncer aussi à l’idée d’un parti-stratège, engagé dans l’incertitude de la bataille, plongé dans l’inconstance des rapports de force, tenu de prendre des décisions en termes de pari raisonné, sans garantie de vérité scientifique ou historique, ni bien sûr de volonté divine. Dans la mesure où le rapport d’un tel parti aux intérêts sociaux devient irréductiblement problématique, le pluralisme politique (mais aussi la pluralité des acteurs sociaux) se trouve fondé en principe

18

. »

  1. Daniel Bensaïd, Éloge de la politique profane, Paris, Albin Michel, 2008.
  2. Daniel Bensaïd, Marx l’intempestif, Paris, Fayard, 1995, p. 50 et 297.
  3. Reproduit sur ce site.
  4. Daniel Bensaïd, Un Monde à changer, mouvements et stratégies, Paris, Textuel, 2002, p. 95.
  5. Daniel Bensaïd, Stratégie et parti, Montreuil, La Brèche, 1987, p. 8.
  6. Antoine Artous & Daniel Bensaïd, « Que faire ? (1903) et la création de la Ligue communiste (1969) », Critique communiste, n° 6, mars 1976.
  7. Voir l’article indiqué dans la note précédente et Daniel Bensaïd, La Révolution et le pouvoir, Paris, Stock, 1976.
  8. Léon Trotski, L’Internationale communiste après Lénine, Paris, Puf, 1969, t. 1, p. 171.
  9. Lénine, Les Tâches de la jeunesse révolutionnaire, 1903, Œuvres, Paris, Éditions sociales, 1966, t. 7, p. 470.
  10. On trouve la plupart des articles sur europe-solidaire.org.
  11. Au moins depuis Le Pari mélancolique, Daniel Bensaïd, Paris, Fayard, 1997.
  12. Sur ces questions, je me permets de renvoyer à Antoine Artous, Démocratie, Citoyenneté, Émancipation, Paris, Syllepse, 2010.
  13. Daniel Bensaïd, Éloge de la politique profane, op. cit., p. 179. Il faudrait discuter plus en détail la liste des auteurs mis dans un même sac.
  14. John Holloway, Changer le monde sans prendre le pouvoir, Montréal-Paris, Lux-Syllepse, 2007.
  15. Henri Maler, Convoiter l’impossible, Paris, Albin Michel, 1995.
  16. Karl Marx, Grundrisse, Paris, La Pléiade, t. 2, p. 281.
  17. Daniel Bensaïd, Eloge de la politique profane, op. cit., p. 336.
  18. Ibid., p. 337.
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