Élections européennes

Les élections européennes ont été marquées par un taux d’abstention record. L’Europe réellement existante, celle des marchés, de la finance, et de l’euro ne soulève guère l’enthousiasme populaire. La fracture se creuse dangereusement, au contraire, entre les élites bénéficiaires de la mondialisation marchande et ses laissés-pour-compte.

Au lendemain des élections allemandes de l’automne, les éditorialistes imprudents annonçaient un virage keynésien vers une Europe sociale : la cure de rigueur avait permis de remplir les conditions de qualification pour l’euro ; la social-démocratie détenait désormais les leviers de décision : onze gouvernements sur quinze (dont la France, l’Italie, l’Allemagne, la Grande-Bretagne), la présidence de la Banque centrale européenne (Wim Duisenberg) ; quelques semaines plus tard, Romano Prodi accédait à la présidence de la Commission, grâce au fervent soutien de ses alliés socialistes et Verts.

On allait voir ce qu’on allait voir. On a vu. Et vite. Les « marchés » ont salué la démission d’Oskar Lafontaine [11 mars 1999] comme la preuve définitive qu’on « ne gouverne pas contre l’économie ». Le récent sommet de Cologne [3-4 juin 1999] a accouché d’un souriceau social : aucun objectif chiffré de croissance et de réduction du chômage. Dès le lendemain, Tony Blair et Gerhard Schröder rendaient public leur manifeste européen, qui n’évoque même plus le pacte européen adopté quelques jours plus tôt. Ce credo libéral constitue un adieu en bonne et due forme aux principes fondateurs d’égalité et de solidarité. Il annonce un démantèlement accru de l’Etat social redistributif, la montée en puissance de l’Etat sécuritaire pénal et carcéral, le dépérissement aggravé de l’espace public vidé de sa substance par la privatisation des entreprises, des services, de la protection sociale. Les fusions et concentrations colossales en cours donnent naissance à des puissances financières dont les dirigeants sont de véritables chefs d’État privés.

L’Europe démocratique et sociale n’est pas seulement en retard, comme – campagne électorale oblige – le prétendait François Hollande : elle est en contradiction directe avec la logique de Maastricht, de Dublin et d’Amsterdam. Aucun critère social de convergence n’est envisagé en matière d’emploi, de salaire, ou de droits sociaux. En revanche, après les critères monétaires et budgétaires, sont annoncés des critères militaires de convergence (pas moins de 3 % du PIB de chaque pays) au nom d’une Europe-puissance impériale.

Par la « troisième voie », la social-démocratie européenne glisse ainsi vers le « nouveau centre » célébré par Tony Blair lors du meeting des chefs d’Etat, porte de Versailles. Lionel Jospin prend encore soin de marquer sa différence : « Nous ne sommes pas des libéraux de gauche. Nous sommes des socialistes. Et être socialiste, c’est affirmer qu’il existe un primat du politique sur l’économique », martèle-t-il à la manière Coué dans la revue théorique du Parti socialiste. « L’exception » social-démocrate française n’a pourtant rien de doctrinal : ce sont les grèves de l’hiver 1995 qui ont précipité la chute de Juppé et permis la victoire électorale de la gauche plurielle aux élections de juin 1997. Le gouvernement est encore obligé de tenir compte de ce rapport de forces.

Il y a pourtant loin des mots aux choses, du dire au faire. En deux ans, la gauche plurielle a plus privatisé que Balladur et Juppé cousus ensemble (160 milliards contre 113 milliards et 32 milliards respectivement). L’ouverture de l’école au marché éducatif est en marche. La grande réforme fiscale est enterrée. Les fonds de pension sont annoncés. La subordination à l’Alliance atlantique est confirmée avec zèle par l’opération Force alliée. Comme le constatait crûment Raymond Barre dans L’Expansion du 3 décembre : « Même s’il leur a apporté des nuances, Jospin a été contraint de poursuivre les actions qu’Alain Juppé avait entreprises dans le domaine de la Sécurité sociale et des privatisations. On peut se demander si la victoire de la gauche en 1997 n’a pas été en fin de compte une chance pour faire passer un certain nombre de mesures qui étaient indispensables. »

Il y a quelques années, le philosophe italien Norberto Bobbio faisait de l’égalité le principe distinctif essentiel de la gauche. Sous des gouvernements de gauche, la machine inégalitaire tourne aujourd’hui à plein régime ! La flexibilité à tous crins, l’individualisation des salaires, les différences tarifaires dans les services privatisés ou soumis à la rentabilité marchande (l’eau aujourd’hui, les transports, l’électricité demain !), les discriminations croissantes dans l’accès aux soins, au savoir, ou à la retraite, creusent les inégalités et propagent l’injustice sociale.

Jean-Paul Fitoussi a beau répéter dans ses colonnes, article après article, que les conditions d’une croissance européenne créatrice d’emplois seraient désormais réunies, l’eurogauche gouvernante lui tourne résolument le dos. Pourquoi tant d’obstination ? L’incompétence ou le manque de volonté sont des explications trop courtes. Tandis que le service public et le sens du bien commun s’affaiblissent, que les mécanismes redistributifs de l’État-providence jouent de moins en moins, que les cadres sont reconvertis du public au privé, les liens organiques de la noblesse d’État social-démocrate avec les milieux d’affaire se renforcent : la gauche du centre apparaît ainsi comme le principal fondé de pouvoir du capital européen.

Tous les partenaires gouvernementaux sont entraînés, tant bien que mal, dans cette spirale. La pluralité de cette gauche singulière tend à se réduire, aurait dit Hegel, à une diversité sans différences. De quoi se souviendra-t-on, d’ici quelques années ? Qu’un gouvernement de gauche, avec des ministres communistes et Verts solidaires, a privatisé à tour de bras, poursuivi la liquidation de la Sécurité sociale, ouvert les portes aux fonds de pension, flexibilisé la force de travail sans créer d’emploi, multiplié les faveurs fiscales au patronat, mené dans les Balkans une guerre non déclarée ! De quoi démoraliser durablement un peuple de gauche déjà accablé par des décennies de stalinisme et par les conséquences du double septennat mitterrandien.

Dans ce contexte, les élections européennes marquent une nouvelle étape dans la désintégration des deux piliers qui font, depuis un demi-siècle, la particularité de la vie politique française : le gaullisme populaire et le Parti communiste. Une nouvelle majorité présidentielle de centre gauche, de Bayrou à Cohn-Bendit en passant par Jospin, devient envisageable autour du consensus social-libéral européen. La tête de liste des Verts n’a d’ailleurs pas tardé à répéter qu’il « souscrit complètement au destin présidentiel » de l’actuel Premier ministre ; sans oublier de préciser qu’il subsiste encore un obstacle à liquider sur cette royale « troisième voie », « une chose qui complique tout » (sic !), à savoir « l’héritage des grèves de 1995 » !

Face à ces tendances lourdes, existe un espace de résistance. Il s’est traduit, socialement d’abord depuis 1995, par les luttes des chômeurs, des sans-papiers, des enseignants, par les eurogrèves de Vilvorde ou des cheminots, par les euromarches de chômeurs à Amsterdam et à Cologne. Désormais, il existe aussi électoralement comme en témoignent les résultats de l’extrême gauche à la présidentielle, aux régionales et aux européennes. Elle fait pratiquement jeu égal avec Le Pen. Elle devance le Parti communiste dans la plupart des grandes villes (Paris, Lyon, Montpellier, Grenoble, Toulouse, Clermont, Bordeaux, Rennes, Brest, Rouen, Roubaix, Dunkerque, Metz, Besançon, Dijon, Strasbourg). Elle réalise des scores entre 7 % et 10 % dans les banlieues populaires de Paris, de Seine-Maritime, du Nord, de Lorraine notamment. Pour les militants communistes, le choix se précise entre la poursuite d’un déclin qui les réduit au rôle de force d’appoint subordonnée à la gauche plurielle et un engagement résolu aux côtés des mouvements sociaux qui s’opposent à sa politique.

Dans la redistribution des forces politiques qui se dessine, ni le repli nationaliste autour de Pasqua-Villiers, ni la fuite en avant libérale derrière Cohn-Bendit n’offrent de perspective aux exploités, aux opprimés, aux exclus. Qu’on la baptise gauche de gauche, gauche rouge, ou 100 % à gauche, une alternative au « nouveau centre » prend forme. Au seuil d’un nouveau siècle et d’un nouveau millénaire, il s’agit de savoir quelle société nous voulons être et à quelle jeunesse nous voulons la léguer. La dispute va bien au-delà des petits calculs à court terme. L’heure est au rassemblement des forces qui, depuis une dizaine d’années, se retrouvent dans la plupart des luttes et des épreuves marquantes. Des dizaines de milliers d’hommes et de femmes se sont retrouvées côté à côte, dans l’opposition à la guerre du Golfe, dans la défense du service public et de la protection sociale, dans le soutien aux chômeurs et aux sans-papiers, dans les assises pour les droits des femmes, dans une opposition de gauche à l’Europe du capital, pour des États-Unis socialistes et démocratiques d’Europe. C’est plus qu’une somme de convergences tactiques.

Certes, les dégâts du siècle finissant sont considérables. L’espérance qui repousse à ras-de-terre dans les ruines et les décombres est fragile et d’autant plus précieuse. Pour la rebâtir, il faudra de la volonté, de la patience, et de la ténacité. L’enjeu en vaut la peine : il s’agit de savoir si la grande tradition de rébellion populaire, de résistance à l’injustice, de solidarité sera emportée par le tourbillon libéral, ou si peuvent renaître de nouvelles expériences un nouveau projet de transformation sociale, si les luttes de 1995 sont les derniers feux d’une époque révolue ou les premières lueurs d’une ère nouvelle. La réponse n’est pas donnée d’avance. Elle dépend pour une part de ce que nous serons capables d’entreprendre.

Publication et date précise inconnues

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