Entretien pour Vent de Sud

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Patrick Saurin : Même si l’on admet la nécessaire indépendance des syndicats à l’égard des partis et des institutions politiques, les revendications des syndicats ne doivent-elles pas s’inscrire dans la perspective d’un projet politique (un projet programmatique clair et efficace et non l’évasive et hypothétique espérance – vision ? – des luttes à venir qui par le passé a trop souvent tenu lieu de programme) ?

Daniel Bensaïd : Aujourd’hui, en France, l’absence de projet ne fait-elle pas courir le risque au syndicalisme de s’enliser dans des pratiques corporatistes et surtout une telle carence ne traduit-elle pas l’impossibilité d’apporter une véritable réponse d’ensemble aux revendications des travailleurs et plus globalement aux attentes de la société ?

Dans la mesure où ils constituent une organisation de défense des travailleurs, les syndicats ont une fonction spécifique et, s’ils sont démocratiques, doivent rester autant que possible unitaires et démocratiques. Ceci n’implique nullement une forme d’apolitisme. L’action syndicale, spécifique dans sa forme, n’en a pas moins une dimension politique dès lors qu’elle porte sur des questions sociales essentielles : non seulement la défense des salaires et de l’emploi, mais le soutien aux sans-papiers, aux droits des femmes, la Sécurité sociale, l’environnement, voire des questions internationales. Ce sont d’ailleurs les conditions relativement récentes liées aux pactes de l’État social (dit par certains providence) et à la reconnaissance des droits dans l’entreprise qui ont fait évoluer le syndicalisme dans le sens restrictif d’un syndicalisme d’entreprise. Traditionnellement, en France et pas seulement, le syndicalisme se définissait en termes très généraux par un « projet de société » ne serait-ce qu’en condamnant l’exploitation de l’homme par l’homme. Alors tout le problème dépend de ce que l’on entend pas programme. Certainement pas un programme électoral qui mettrait les syndicats en concurrence directe avec les partis au risque d’y provoquer des divisions dommageables, mais en cherchant à unifier la défense des salariés en tant que classe, ils interviennent politiquement, par-delà les intérêts particuliers de métier ou de région. Ceci dit, il ne faudrait pas confondre (comme certains ont voulu le faire pendant les grèves de l’hiver 1995 pour dénigrer le mouvement) des revendications catégorielles qui constituent un moment et un passage la plupart du temps nécessaire dans une mobilisation appelée à s’étendre, avec un corporatisme cristallisé qui opposerait l’intérêt particulier à l’intérêt général. La question serait plutôt aujourd’hui – du fait notamment de l’usure ou du discrédit de la gauche politique traditionnelle – la panne de la dynamique entre lutte syndicale et lutte politique. En France comme en Argentine, en Algérie, ou, plus généralement, à l’échelle internationale, l’écart reste grand entre le renouveau des mouvements sociaux et la lenteur avec laquelle se redessine le paysage politique. Les rapports de forces sociaux se structurent à tous les niveaux, celui des luttes syndicales, mais aussi celui des luttes plus directement politiques, y compris électorales. Le risque est plutôt là : de faire d’impuissance vertu et, devant la difficulté à faire bouger les lignes sur le champ politique, la tentation de s’enfermer dans une pratique strictement syndicale de repli.

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