Étienne Balibar, La Philosophie de Marx

Ce petit livre de Balibar1 tombe à pic. À la fois introduction pédagogique (avec guide chronologique, extraits de textes, bibliographie utile) à la lecture de Marx et interrogation problématique sur quelques points cruciaux de la théorie, il ne peut que stimuler réflexion et controverse. Nous ne lui reprocherons donc pas, ainsi qu’il en devance l’objection, d’être allé « d’un exposé des idées de Marx à une discussion avec Marx ».

Dans les pages finales, Balibar insiste sur le caractère fragmentaire et souvent « inédit » des principaux écrits de Marx : en somme une œuvre qui fait paradoxalement système de son inachèvement. Elle ne peut se clore « en doctrine « parce que la rectification allait plus vite » que son inaccessible bouclage. Cette ouverture donne droit à « interpréter les demi-mots de Marx ».

Interpréter ? Retour donc à la philosophie ? Dont Balibar confirme pourtant le congé dès l’introduction de son livre : « Quoi qu’on en ait pensé, il n’y a pas et n’y aura jamais de philosophie marxiste ; en revanche, l’importance de Marx pour la philosophie est plus grande que jamais. » Passons sur cette philosophie au singulier dont l’espace entre science, critique et idéologie est seulement déterminé négativement par sa « confrontation avec la non-philosophie ». Faute d’aborder sur un nouveau continent où se dissoudrait purement et simplement la philosophie, voici donc un Marx durablement installé au point précaire des seuils et des rencontres, dans le rôle du « passeur » entre philosophie et politique.

Telle est du moins la conclusion provisoire que tire Balibar des nouvelles conditions de lecture : « Qui veut aujourd’hui philosopher dans Marx ne vient pas seulement après lui, mais après le marxisme : il ne peut se contenter d’enregistrer la césure provoquée par Marx, mais doit aussi réfléchir à l’ambivalence des effets qu’elle a produits, chez ses tenants comme chez ses adversaires ». Après les marxismes, pour être plus précis. La conséquence serait cependant de délier la philosophie (la théorie ?) de Marx de toute assignation institutionnelle, de toute « appartenance » à une organisation quelconque « a fortiori à un État ». « Mais, insiste Balibar, la dissolution du lien conflictuel entre le marxisme et les organisations politiques ne facilite pas pour autant sa transformation en philosophie universitaire : ne serait-ce que parce que l’Université mettra longtemps à faire l’analyse de son propre anti-marxisme. »

Voici donc venu un temps béni d’errance et de dissémination de la recherche sans attaches, de prise de distance critique de la théorie envers la politique, qui à en croire Marx lui-même dans ses rapports à la social-démocratie allemande, n’aurait jamais dû cesser : la théorie ne se résout jamais tout à fait en politique. Elle ne fait pas « ligne ». Et, quand elle prétend y parvenir, elle se défait aussitôt en idéologie de légitimation.

Engagé dans cette voie, Balibar pose plusieurs questions essentielles pour une relecture actuelle de Marx. Celle d’abord d’une modification radicale de la problématique du sujet ramené, par son identification à la pratique transindividuelle, à une ontologie de la relation ». Celle ensuite de l’idéologie et du fétichisme, où la théorie du caractère de classe de la conscience selon Marx s’oppose à la théorie de la conscience de classe selon Lukacs. Celle enfin du temps et du progrès, autrement dit d’une éventuelle « philosophie de l’histoire ».

Conscient du poids des interprétations progressistes (évolutionnistes) de Marx dans la tradition marxiste, Balibar n’en est pas moins méfiant envers la critique antipositiviste du progrès. Il souligne la présence indiscutable chez Marx d’une idée « d’évolution progressive inséparable d’une thèse sur la rationalité de l’histoire ». Il semble cependant rapporter cette idée à une problématique de l’histoire universelle envers laquelle Marx a pourtant clairement rompu dès la Sainte Famille et L’Idéologie allemande pour chercher « une autre manière d’écrire l’histoire », c’est-à-dire une autre conceptualisation de la temporalité et de la non-contemporanéité. Ce que Balibar note d’ailleurs en remarquant que le terme même de progrès n’apparaît pratiquement pas dans Le Capital : « ce qui intéresse Marx n’est pas le progrès, mais le procès ou processus dont il fait le concept dialectique par excellence. Le progrès n’est pas donné, il n’est pas programmé, il ne peut que résulter du développement des antagonismes qui constituent le procès, et conséquent il leur est toujours relatif. Or le procès n’est ni un concept moral (spirituel), ni un concept économique (naturaliste), c’est un concept logique et politique. »

Ayant malgré tout prêté à Marx une conception évolutionniste de l’histoire universelle, Balibar est conduit à voir ses derniers textes sur les possibles développements non-capitalistes de la Russie « un étonnant retournement de situation sous la pression d’une question venue de l’extérieur » : « l’économisme de Marx accouche de son contraire : un ensemble d’hypothèses anti-évolutionnistes ». Nous ne sommes pas convaincus du caractère soudain et spectaculaire de ce retournement. Si l’on considère précisément les « demi-mots de Marx », il faut admettre que le rejet d’une histoire progressiste universelle au profit d’une histoire procès qui s’universalise dans l’aléatoire politique de la lutte coexiste avec la tentation évolutionniste de l’époque. De sorte que la réticence à l’hypothèse linéaire d’un développement unique de l’histoire universelle est sans cesse contredite par celle d’une histoire ouverte régie par un autre type de causalité et de rationalité, que Balibar évoque par ailleurs : « Marx a eu de moins en moins recours à des modèles d’explication préexistants, et […] de plus en plus, il a construit une rationalité sans véritable précédent. Cette rationalité n’est ni celle de la mécanique, ni celle de la physiologie ou de l’évolution biologique, ni celle d’une théorie formelle du conflit et de la stratégie, bien quelle puisse à tel ou tel moment user de ces références. La lutte de classes, dans le changement incessant de ses conditions et de ses formes est à elle-même son propre modèle. »

Sur cette vaste question de la philosophie de l’histoire, Balibar, dans un premier temps, trouve chez Marx de quoi sauvegarder, malgré tout, une ligne de progression. Certes, est-il constaté dans Misère de la philosophie, « l’histoire avance par le mauvais côté. »

Et pourtant, elle avance !

Dans sa périodisation, Balibar insiste sur le rôle qu’aurait joué par deux fois, en 1848 et en 1871, la rencontre du mauvais côté sous forme de la défaite, de la décomposition de la vision unitaire du monde et de la réalité universelle du prolétariat. D’où le travail souterrain, opiniâtre, d’une « critique interne de l’idée de progrès ». Dont l’aboutissement nous rappellerait impérieusement à l’ordre de la singularité : « De même qu’il n’y a pas de capitalisme en général, mais uniquement un “capitalisme” historique fait de la rencontre et du conflit de multiples capitalismes, de même il n’y a pas d’histoire universelle, seulement des historicités singulières. » Cette conclusion est difficilement compatible avec le maintien d’un référent historique unifié permettant de mesurer le progrès.

Elle suggère la poursuite d’une discussion et notamment une confrontation aux thèses de G. Cohen sur la théorie de l’histoire chez Marx.

En effet, s’interroge Balibar, « une telle rectification ne devrait-elle pas retentir sur d’autres aspects du matérialisme historique ? » Pour le moins.

1993, archives personnelles, publication inconnue

Documents joints

  1. Étienne Balibar, La Philosophie de Marx, Repères-La Découverte, 1993.
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