La Haine de 68

Il a donc fallu attendre la dernière semaine de campagne pour apprendre de la bouche de Sarkozy le véritable enjeu de cette élection. En finir avec l’esprit et l’héritage de Mai 68, ce pelé, ce galeux, d’où nous vient tout le mal, responsable de toutes les décadences françaises. La voilà enfin, la rupture, moins tranquille qu’elle n’était annoncée.

S’il s’agit d’en finir avec l’espérance de Mai, il y a bien longtemps que, de commémorations en oraisons funèbres, de Mitterrand en Cohn-Bendit, d’autres s’en sont chargés. Narcissisme générationnel aidant, les cérémonies du 20e anniversaire, en 1988, furent déjà une sorte d’enterrement spectaculaire préfigurant les festivités funèbres du Bicentenaire. De 68, il ne restait déjà plus, dans la mémoire de certains acteurs, qu’un grand monôme étudiant, un gigantesque libertinage, et une entrée tardive dans la modernité hédoniste. Toutes choses qui se sont produites dans nos sociétés de marché occidentales sans qu’il fût besoin pour cela de la grève générale la plus massive et la plus longue de l’histoire.

L’héritage n’est pas un bien que l’on possède et que l’on garde. Mais quelque chose que les héritiers se disputent et ce qu’ils en font. Il y a leur Mai et le nôtre. Celui de la légende dorée du style « heureux, riches et célèbres » ou « amour, gloire et beauté ». Et celui des usines et des facs occupées, celui de « si on arrêtait tout », pour que tout devienne possible.

Or, c’est bien ce Mai 68 de la grève générale, dont le candidat Sarkozy promet de tourner la page, en commençant par s’attaquer au droit de grève, au code du travail, et à tous les acquis chèrement arrachés par les luttes passées. « De tous les malheureux que la vie a brisés, que la vie a usés, je veux être le porte-parole. Tous ces sans-grade, tous ces anonymes, tous ces gens ordinaires, c’est pour eux que je veux parler. » Ils ne lui en demandent pas tant. Ils préféreraient parler pour eux-mêmes plutôt que de confier le monopole de leur parole à la voix de ses maîtres, Bouygues, Lagardère, Dassault, et consorts.

« Je veux redonner au travailleur la première place dans la société ». Au travail plutôt qu’au travailleur, qui devra la mériter cette première place, en travaillant plus pour gagner moins, et qui recevra en échange non plus un dû, mais une généreuse « récompense » (sic !), consentie par un bon maître.

Coupable, Mai 68 ? Et pourquoi pas aussi la faute à Rousseau et à la Révolution française, qui en a semé du désordre, détruit des hiérarchies, renversé des autorités ! Et coupable de quoi ?

D’avoir imposé « le relativisme intellectuel et moral » pour lequel tout se vaut et s’équivaut ? Comme si ce n’était pas l’esprit du capitalisme qui inculquait que tout s’achète et tout se vend. Comme si c’était Mai 68, et non la boulimie de profit, qui était responsable du scandale du Crédit lyonnais, des parachutes dorés, des frégates de Taïwan, des orgies de la Mairie de Paris, des délits d’initiés, des combines immobilières et des trafics boursiers.

D’avoir « liquidé l’école de Jules Ferry » et fait « détester la laïcité » ? Comme si la liquidation de l’école pour tous n’était pas d’abord le fait des discriminations sociales et des ségrégations spatiales ! Comme si la laïcité n’était pas davantage menacée par la décentralisation et la privatisation rampante de l’éducation publique et le transfert à l’entreprise, exigé par le Medef, de la mission éducative jadis dévolue à l’instituteur !

D’avoir « introduit le cynisme dans la société et dans la politique » et favorisé « le culte de l’argent roi, du projet à court terme, des dérives du capitalisme financier ? Comme si le cynisme n’était pas chez les patrons du Cac 40, qui empochent les subventions, les allégements de charge, et délocalisent pour gagner plus, en exigeant 15 % de retour sur investissement pour une croissance de 2 % ! Et comme si le chef-d’œuvre du cynisme n’était pas dans ce discours de Bercy, qui invoque Jeanne d’Arc et la misère qu’il y avait alors au royaume de France, pour en appeler à un sursaut moral, sans un mot sur les politiques qui ont produit cette détresse sociale et sur le rôle de l’orateur lui-même. Du cynisme, il en faut, à haute dose, pour se proclamer « candidat du peuple et non celui des médias, celui des appareils, celui de tel ou tel intérêt particulier », quand on dispose du soutien de tous les grands médias privés, du plus gros appareil politique, et des principaux intérêts industriels et financiers.

En réalité, l’éclosion d’un individualisme sans individualité, d’un hédonisme sans plaisir, d’une course égoïste au chacun pour soi, ne sont en rien le résultat de Mai 68, mais de son échec et de son reflux. Mai 68 fut au contraire un grand moment de solidarité. C’est pour en effacer le souvenir que les gagnants du loto libéral n’en ont voulu retenir que la réforme sociétale en étouffant la révolte sociale.

Chaque passage du discours de Bercy laisse un profond malaise. C’est un discours de revanche et de vengeance. Un discours versaillais, qui fait frissonner d’aise la brochette des ministres et des ministrables, André Glucksmann en pope halluciné, la commissaire Julie Madrange, le fugueur fiscal d’Optic 2000, Doc Gyneco et Arthur, Steevy et Enrico Macias, Thierry Roland et Philippe Bouvard, le sinistre Fillon et Alliot-Marie qui ne change pas d’idées comme de treillis. Et tout ce petit monde fusionnel de rugir de plaisir à chaque coup porté au fantôme de 68.

Pourquoi tant de haine ? Sans doute est-elle proportionnelle à une grande peur. À la grande peur d’hier, la vieille peur recuite des possédants, des momies rassemblées bras dessus bras dessous pour chasser leurs cauchemars, un certain 30 mai devant l’Arc-de-Triomphe. Car le parti de l’ordre est toujours, quelque part, l’envers et la doublure d’un parti de la peur. Peur de demain, aussi : s’agit-il vraiment, de tourner la page, ou de conjurer le spectre d’un nouveau mois de Mai ? Silence aux pauvres ! Il faut défendre « la famille, la société, l’État, la Nation, la République ». Et le Travail. Contre la canaille, la chienlit ou la racaille, la ritournelle n’est pas nouvelle. La devise de l’État français peut toujours servir.

Il y a du Thiers chez cet homme-là. Une fin de régime tumultueuse s’annonce. Marx disait de Napoléon le neveu : « Vu le manque total de personnalités d’envergure, le parti de l’ordre se croit naturellement obligé à s’inventer un individu unique en lui attribuant la force qui faisait défaut à sa classe tout entière et de l’élever ainsi à la dimension d’un monstre ». Ce monstre miniature dispose déjà aujourd’hui de sa société du dix-décembre, de sa claque, de ses affairistes. Comme ses précurseurs, il se présente « en rempart de la société » et condescend en « charlatan arrogant » à « porter le fardeau du monde sur ses épaules ». Sa force tient à la faiblesse d’opposants occupés à lui disputer l’ordre juste et la restauration nationale.

Il y a tout juste trente ans, à la veille de l’élection législative de 1977, Gilles Deleuze avait vu juste dans le jeu des – alors – nouveaux philosophes. « Les conditions particulières des élections aujourd’hui font que le niveau de connerie monte. » Le niveau ne se contente plus de monter. Il déborde. « C’est sur cette grille, ajoutait Deleuze, que les nouveaux philosophes se sont inscrits dès le début. Il importe peu que certains d’entre eux aient été immédiatement contre l’Union de la gauche, tandis que d’autres auraient souhaité fournir un brain-trust de plus à Mitterrand. Une homogénéisation des deux tendances s’est produite, plutôt contre la gauche mais surtout à partir d’un thème qui était présent déjà dans leurs premiers livres : la haine de 68. C’était à qui cracherait le mieux sur Mai 68. C’est en fonction de cette haine qu’ils ont construit leur sujet d’énonciation : « Nous, en tant que nous avons fait Mai 68, nous pouvons vous dire que c’était bête et que nous ne le referons plus. » Une rancœur de 68, ils n’ont que ça à vendre. » Cette haine de 68, le candidat Sarko en a fait, André Glucksmann et Luc Ferry aidant, sa philosophie électorale.

Ils n’ont vraiment plus que ça à vendre. Plus de gauche ni de droite, de bourgeois, ni de prolétaires, tous derrière le sauveur suprême, tous derrière l’oint du seigneur, dans une confuse mêlée des valeurs et des sentiments. Sarkozy ne se sent-il pas touché par la grâce, transfiguré par son premier meeting de campagne, quand il a révélé à ses fidèles : « J’ai changé ! ». Il n’en revient toujours pas, de cette « communion », de cette « gravité presque religieuse », de cette « sorte de prière silencieuse que cent mille personnes lui adressèrent » (le 14 janvier à la porte de Versailles !). Il y répond par la promesse de « se donner tout entier » au « risque de souffrir ». De souffrir pour nous, pour vous, pauvres pêcheurs. C’est la passion de saint Nicolas.

Dimanche, nous irons donc voter en fredonnant une vieille chanson rouge : « Tout ça n’empêch’pas, Nicolas, qu’la Commune n’est pas morte… Tout ça n’empêche pas, Nicolas… »

3 mai 2007

Version originale d’une tribune écrite pour Libération, n° du 3 mai 2007, et publiée sous une forme un peu réduite, pour des raisons de place.
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