« Le Talon de fer » de Jack London

Le Talon de fer se présente comme un écrit de circonstance, hâtivement ficelé, sacrifiant volontiers la littérature à l’efficacité polémique. La trame romanesque, dépouillée à l’extrême, sert avant tout de support à un exposé didactique de la doctrine socialiste. Toute la première partie consiste en une succession de tableaux où sont vulgarisés les principaux thèmes de propagande, émaillés parfois d’outrances lyriques, populistes et pleurnichardes. Pourtant, et c’est un tour de force, la lecture reste captivante jusqu’aux derniers chapitres, brûlants et apocalyptiques, sur l’écrasement de la Commune de Chicago : là, le livre vit, porteur d’une saisissante vision qui depuis n’a cessé de hanter le mouvement ouvrier et, au premier titre, son avant-garde consciente.

Au cœur de la mêlée

Le Talon de fer est une œuvre militante, au cœur de la mêlée. London y aborde de front les questions qui commencent à partager irrémédiablement le mouvement ouvrier entre réformistes et révolutionnaires.

Le livre paraît quelques années seulement après le débat qui a secoué la social-démocratie et dont le pamphlet de Rosa Luxemburg contre Bernstein (Réforme et révolution) reste le plus beau fruit. Le héros du Talon de fer, Ernest Everhard, mène une lutte acharnée contre l’électoralisme et les illusions parlementaires :

« Dès lors, Ernest épingla sa foi au drapeau de la révolution. Sur ce point, il se trouvait en avant de son parti. Ils persistaient à croire que la victoire pouvait être gagnée aux élections. Ernest ne parvenait pas à leur inspirer une crainte sérieuse de l’avènement de l’oligarchie. Il réussissait à les émouvoir mais ils étaient trop sûrs de leur propre force. Il n’y avait pas de place pour l’oligarchie dans leur théorie de l’évolution sociale, par conséquent l’oligarchie ne pouvait pas exister » (page 229).

Mais, surtout, London se montre capable de comprendre le réformisme, non comme une faiblesse de caractère, mais dans ses racines sociales : l’aristocratie ouvrière, la bureaucratie syndicale achetée avec les miettes du pillage impérialiste. Si cette analyse n’est pas propre à London, il faut noter que Le Talon de fer l’expose près de dix ans avant que Rosa Luxemburg et Lénine ne l’expriment de façon systématique, respectivement dans La Crise de la social-démocratie (la célèbre brochure de Junius) et dans La Faillite de la IIe Internationale. Et encore, pour leur ouvrir complètement les yeux aura-t-il fallu la capitulation social-démocrate allemande. Dans Le Talon de fer, London fustige déjà « l’aristocratie du travail » qui « participe au rabiot avec frénésie » : « Vous allez prendre part à la curée. Vous vous êtes entendus avec l’ennemi, voilà ce que vous avez fait. Vous avez vendu la cause du travail, de tout le travail. Vous désertez le champ de bataille comme des lâches. »

Dans la lignée de cette première polémique, London développe une argumentation conséquente en faveur du légitime recours à la violence révolutionnaire. C’est le second point de rupture avec les réformistes. Cette question se pose de toute évidence dans le contexte de la crise révolutionnaire de 1905 en Russie. Le dernier chapitre évoque même avec précision la floraison de groupes révolutionnaires armés, auxquels les bolcheviques se sont liés, qui a suivi après 1905 la défaite de l’insurrection de Petrograd. Dans une note, London présente même la mise sur pied des groupes de combat comme l’un des principaux mérites politiques de son héros. À ses interlocuteurs électoralistes, il n’omet jamais de demander s’ils ont aussi les fusils et le plomb nécessaires. Les militants qui assistent à la défaite de la Commune de Chicago s’émerveillent des prouesses militaires de cette insurrection prématurée et rêvent aux possibilités futures d’un prolétariat exercé à « la guerre dans cette jungle moderne qu’est une grande ville »…

L’anticipation sociale

Au-delà de la portée immédiate, Le Talon de fer vaut par ses anticipations, à tel point judicieuses que ce roman de politique-fiction semble échanger de mystérieux signes d’intelligence avec l’histoire réelle qui l’a suivi.

London démonte le mécanisme qui doit aboutir aux grandes crises de surproduction (de son temps, ces crises existent mais 1929 est encore loin) et aux grandes guerres interimpérialistes. L’attaque aérienne d’Honolulu par l’Allemagne impériale préfigure celle de Pearl Harbour par le Japon. Pourtant, la grève générale internationale parvient à arrêter la guerre et c’est la principale illusion que le lucide London semble partager avec son temps.

Il trace à grands traits un tableau fidèle de ce que tend à devenir l’État moderne, notamment des rapports entre le pouvoir central et les institutions. En plus de la bataille anticléricale qui est bien de son temps, London lance des assauts contre la grande presse soumise aux annonceurs publicitaires, contre l’université aux ordres, contre l’asile qui détourne la subversion en folie. Cette cohésion de l’ordre social capitaliste lui permet d’entrevoir l’ampleur et la portée libératrice des crises sociales qui l’ébranleront :

« Bientôt l’idée de grève générale s’empara de l’âme populaire et y réveilla la corde humoristique : dès lors elle se propagea avec une rapidité contagieuse. Les enfants se mirent en grève dans toutes les écoles et les professeurs venus pour faire leurs cours trouvèrent les classes désertes. Le chômage universel prit l’allure d’un grand pique-nique national. L’idée de solidarité du travail, mise en relief sous cette forme, frappa l’imagination de tous. En définitive, il n’y avait aucun danger à courir dans cette espièglerie. Qui pouvait-on punir quand tout le monde était coupable ? » (page 273).

Cette idée de la grève générale, London la partage aussi avec son temps. Depuis, elle a fait la preuve de ses insuffisances stratégiques. Pourtant, elle continue à hanter le mouvement ouvrier, entre le ras-le-bol (si on arrêtait tout) et la grève, entre la fête et l’insurrection.

Enfin, la principale anticipation reste celle du fascisme, annoncé non de façon simplificatrice mais comme un phénomène global avec la terreur policière, l’écrasement et l’intégration du mouvement ouvrier, les grands travaux, y compris la cohésion idéologique :

« Je ne saurais trop insister sur cette conviction de rectitude morale commune à toute la classe des oligarques ; elle a fait la force du Talon de fer et beaucoup de camarades ont mis trop de temps ou de répugnance à le comprendre. »

Le Talon de Fer, c’est la dictature du
 grand capital, avec son cortège de visions 
et d’espérances révolutionnaires. Comme 
Rosa Luxemburg, dont il partage le lyrisme accusateur (qu’on relise La Crise
 de la social-démocratie), London ne
 promet aucune troisième voie : Socialisme
 ou Barbarie ! Le livre est écrit en 1908. Il
 annonce l’écrasement neuf ans plus tard d’un
 soulèvement ouvrier à Chicago. Écrasée
 comme celle de Paris, la Commune de 
Chicago est aussi déclenchée prématurément, à la suite d’une provocation, et 
condamnée par son isolement, comme 
l’insurrection prématurée de Hambourg…
 en 1923. Mais la Commune de Chicago 
annonce, dans le livre, le 27 octobre
 1917. Et octobre 1917, ce fut, dans l’histoire, la Commune victorieuse de Petrograd !

Rouge n° 207, 1er juin 1973
www.danielbensaid.org

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