Le dernier mot des Vietnamiens

La mémoire courte

Il y a trois mois, en février, Nixon était à Pékin. L’Humanité Dimanche du 23 février publiait un « dossier Nixon-Mao » où l’on pouvait lire sous la plume de Raymond Lavigne :

« Le coup de théâtre du voyage chinois a détourné pour un temps l’attention de l’opinion américaine. Et répondu à un espoir : les commentaires officieux laissaient entendre que la question du Vietnam se réglerait plus facilement en passant par Pékin. Nixon avait gagné du temps pour sa vietnamisation… et des points pour sa réélection éventuelle. »

Il est vrai que le voyage de Nixon à Pékin, annoncé de façon spectaculaire, lui avait permis d’éluder la réponse aux sept points du GRP et de partir avec une bonne avance dans la course à l’élection présidentielle.

Pendant le voyage à Pékin, L’Humanité n’a pas ménagé ses manchettes quotidiennes, juxtaposant à loisir les commentaires sur les rencontres Nixon-Mao, ou Nixon-Chou en Lai, et les informations sur les bombardements américains alors en cours au Nord-Vietnam. Le numéro du 22 février sous-titrait comme un reproche : « Et les enfants d’Indochine ? » Quant au numéro du 23 février, il publiait une caricature de Nixon mangeant des cercueils avec des baguettes !

Enfin, les porte-parole du PCF en profitaient logiquement pour s’adjuger, ainsi qu’à l’Union soviétique, des brevets d’intransigeance révolutionnaire :

« Car, pour Nixon et ses amis, l’ennemi principal n’a pas changé. Il s’appelle communisme. Et le flambeau du communisme est toujours dans le même pays : l’Union soviétique » (L’Humanité Dimanche).

Aujourd’hui, Nixon se rend à Moscou. Les enfants d’Indochine meurent toujours. Les ports sont minés, les cargos soviétiques interdits de séjour. Le flambeau accueille donc Nixon. Et L’Humanité se fait plus discrète. Elle dénonçait hier « l’ordre du jour des entretiens secrets » de Pékin ; on ne peut pas dire que les six jours de discussions prévus à Moscou sont un exemple de diplomatie publique !

La coexistence en péril

Dans son discours historique du 9 mai dernier, Nixon avait pris grand soin de ménager l’Union soviétique et de réaffirmer le respect dû à son caractère de « grande puissance ».

Derrière ce genre de courbette diplomatique, la préoccupation réelle, c’est de sauver la coexistence pacifique menacée par l’offensive des peuples d’Indochine. De bien marquer que rien ne pourra remettre en cause la coopération scientifique et commerciale qui illustre cette coexistence. Et de bien circonscrire l’abcès vietnamien.

La tâche ne sera pas facile. Sur le terrain, l’effondrement de la vietnamisation ne laisse guère le choix à Nixon : ou bien redébarquer des troupes, ou bien ruiner ses propres arguments en déchaînant le génocide indifférencié. L’Union soviétique ne peut pas abandonner le Vietnam, il y va de sa position dans le Sud-Est asiatique et, au-delà, de son crédit dans l’ensemble du « tiers-monde » et du mouvement ouvrier international. Elle ne peut pas non plus donner aux Vietnamiens les moyens matériels d’infliger à l’impérialisme une défaite déshonorante susceptible de galvaniser les forces révolutionnaires à l’échelle mondiale.

Reste la voie de la négociation que Nixon va explorer à Moscou. À Moscou et non à Paris. La nuance est de taille : au moment où il se rend à Moscou, Nixon refuse la reprise des négociations de Paris comme le proposaient la RDV et le GRP. Plus que jamais, la déclaration de Madame Nguyen Thi Binh au moment de l’annonce du voyage à Pékin reste d’actualité : « Le temps est révolu où les grandes puissances pouvaient passer par-dessus le dos des peuples pour résoudre les problèmes du monde. » Ce ne sont pas des mots en l’air : les pressions conjointes des Chinois et des Soviétiques (représentés à Genève en 1954 par Chou en Laï et Molotov) sur la délégation Vietminh pour lui faire accepter la partition du Vietnam sont connues. Sans oublier que, dès 1956, la délégation soviétique à l’Onu proposait la reconnaissance des deux Vietnam entérinant ainsi le non-respect des accords de Genève !

Le dernier mot

Pendant les préparatifs de ces grandes manœuvres diplomatiques, l’interview accordée au Monde par Pham Van Dong, Premier ministre de la République démocratique du Vietnam, n’est pas fortuite.

Pham Van Dong commente avec une lucidité et une dignité exemplaires le soutien international à la révolution vietnamienne :

« Nous espérions des appuis plus vastes, mais nous serons toujours reconnaissants pour les soutiens que nous avons obtenu des peuples de tous les pays, y compris aux États-Unis. Au fond, tous les peuples sentent bien que le conflit vietnamien est un événement de grande envergure historique, et nous voulons être digne du soutien des dizaines de millions de gens en Occident. Il y a dans notre situation quelque chose de très émouvant, de pathétique, car nous comprenons bien ce que nous représentons dans le monde actuel. Nous le voyons à travers les émotions des autres… »

Un mélange de chaleur et de retenue. Un langage où les mots sont pesés et disent ce qu’ils veulent. Un discours où l’homme affleure en permanence, et donne toute la différence entre la politique du militant révolutionnaire, et la cuisine diplomatique du fonctionnaire bourgeois. Les Vietnamiens parlent en internationalistes. Et, à ce titre, ils savent ce qui leur est dû, au-delà de tout marchandage :

« Nous avons tout fait pour exiger et mériter le maximum de soutien de l’extérieur. Nous faisons notre devoir. Nous ne flancherons pas, et nous sommes persuadés que les autres pays feront aussi leur devoir. L’Union soviétique et la Chine étaient tenues de réagir avec dignité. »

Enfin, Pham Van Dong explique comment le peuple vietnamien s’est forgé dans la lutte une vertu révolutionnaire à toute épreuve : la patience.

« Cette guerre nous a transformés, développés. Les sacrifices que nous avons faits nous aident. Ils ont renforcé en nous la certitude que, comme le disait Ho Chi Min, l’indépendance et la liberté sont des biens infiniment précieux. Le peuple est un peuple magnifique […]. Nous avons du temps devant nous. » C’est une façon, discrète mais ferme, de dire que le peuple vietnamien a conquis le droit à la parole, le droit de se faire entendre. Et qu’il entend le garder. Et que, par-delà le fracas des bombes et les chuchotements des chancelleries, il aura le dernier mot de l’histoire.

Rouge n° 158, 18 mai 1972
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