Les incertitudes du progrès

Notre siècle obscur s’achève dans la ruine des espérances qu’il avait suscitées (en un monde meilleur, transparent et pacifié). Il laisse dans son sillage un amoncellement de désastres et de catastrophes. Nous y avons laissé pas mal d’illusions et de certitudes. Changer le monde apparaît comme un but non moins urgent et nécessaire, mais autrement difficile que ne l’avaient imaginé les pionniers du socialisme. Grisé par le miracle des machines, le siècle passé s’abandonnait à la griserie du progrès. En dépit des détours et des retards, rien ne semblait pouvoir arrêter sa marche triomphale. Le temps et l’histoire, la science et la technique allaient aller d’un même pas, à sens unique, vers une fin heureuse. Dans cette fresque, le futur justifiait toujours le passé et le présent avait la bonne conscience de jouer un rôle indispensable sur la nouvelle frontière, quels que soient les faux frais de la conquête. Deux guerres mondiales, la barbarie des camps et du goulag, la croissance exponentielle des forces destructives ont depuis malmené ces croyances. L’effondrement des régimes bureaucratiques à l’Est, la prise de conscience que les ressources ne sont pas inépuisables et gratuitement offertes par la nature, le vertige devant les possibilités ouvertes par la biologie en matière de procréation ou de génie génétique, le brouillage des frontières entre la vie et la mort portent de nouveaux coups : les ailes d’ange du Progrès sont criblées de plomb.

La crise de cette idéologie optimiste peut cependant connaître deux issues douteuses. D’une part celle d’un nihilisme morbide, où tout se vaut et s’équivaut dans un monde insensé, de bruit et de fureur. Celle, d’autre part, d’un moralisme atemporel, réhabilitant le mythe d’un naturel humain. Cette option est défendue par William Pfaff pour qui « non seulement rien n’est venu attester l’existence d’un progrès moral, mais il ne faut en attendre aucun » : si l’homme s’est « amélioré en compétences, savoir et bonnes manières », il existerait néanmoins « une permanence morale » de sa condition ontologique.

Critique impitoyable des « illusions du progrès », mais ingénieur de profession, Sorel ne sous-estimait pas les bienfaits de la dynamo et de la pénicilline. Son compère Péguy, tout en dénonçant dans l’idée même de progrès « une incurable frivolité du bourgeois français », reconnaissait volontiers la supériorité du caoutchouc creux (la chambre à air chère aux cyclistes du Tour de France) sur le caoutchouc plein. Il existe bien un progrès cumulatif en matière de science et de technique. L’illusion fatale, caractéristique de l’idéologie progressiste, résidait dans la conviction que ce progrès engendrerait automatiquement, mécaniquement, un progrès équivalent sur le plan social, éthique, et culturel. Or la science ne crée que les conditions du progrès, une possibilité de progrès, un progrès en puissance, dont la réalisation effective dépend de l’ensemble des rapports sociaux. L’automatisation, l’informatique et les gains de productivité permettent théoriquement une réduction du travail contraint et aliéné au profit d’une activité libre et créatrice des individus ; pratiquement, ils aboutissent aujourd’hui à l’absurdité du chômage et de l’exclusion. Théoriquement, l’internationalisation des échanges et de la communication rend concevable une planète fraternelle sans frontières ; pratiquement, la mondialisation marchande, contradictoire et mutilée, renforce les inégalités, et exaspère en conséquence les paniques communautaires, la xénophobie, le racisme, le nationalisme et les fanatismes identitaires.

Sous le règne du capital réellement existant, tout progrès a son ombre de dégâts et son envers de régression. Ce n’est pas une raison suffisante pour nier tout progrès. Un développement du savoir et de la production reste la condition nécessaire mais non suffisante d’une société plus juste, plus libre, plus créative. Il ne faut pas confondre, disait déjà Henri Lefebvre croissance et développement. Il s’agit donc d’imaginer les critères qualitatifs d’un progrès culturel et moral, irréductible à la mesure quantitative des performances et des rendements, sous le fouet de la compétitivité marchande. Ainsi :

Une réduction massive du temps consacré au travail contraint et aliéné est la première condition d’une modification radicale des contenus du travail, de l’épanouissement individuel de tous et de chacun, donc d’un développement de la citoyenneté démocratique.

La transformation des rapports entre l’homme et la femme – et réciproquement, dans la mesure où cette relation constitue la première expérience à la fois de la différence de l’autre et de l’universalité de l’espèce : partout où subsiste un rapport de domination et d’oppression des femmes par les hommes, l’étranger, le métèque, l’immigré, resteront menacés.

La visée d’une humanité réellement universelle par le développement de nouvelles solidarités planétaires entre continents et entre générations contre la faim, les maladies, les catastrophes naturelles ou non : le meilleur de l’héritage internationaliste et les impératifs d’une écologie sociale se conjuguent dans ce nouvel internationalisme.

Dès lors que la Providence, l’Histoire, la Science ne sauraient révéler une vérité certaine et définitive, dès lors qu’aucun Jugement Dernier ne prononcera le dernier mot, la responsabilité de chacun(e) n’en est que plus engagée. La découverte scientifique, l’invention technique, la création artistique, l’événement politique, la rencontre amoureuse ont en commun de produire du nouveau authentique et d’engendrer des possibles inédits. En histoire comme en économie, il ne s’agit plus seulement de calculer des trajectoires régulières, mais de déterminer au champ de possibilités effectives, dont l’une deviendra réalité. Que l’avenir ne soit plus exactement prévisible n’implique pas que le présent et ses contradictions ouvertes soient devenus inintelligibles. Devoir renoncer aux prédictions historiques n’invalide pas les projets de transformation sociale. Au contraire, le conflit demeure. Et qui dit conflit dit choix, décision, pari raisonné entre plusieurs lendemains.

Si « l’Histoire ne fait rien », nous la faisons. Plus que jamais, pour le pire souvent, pour le meilleur parfois. Terrible charge, mais exaltant défi laïque que de travailler, sans certitude rassurante mais avec une énergie absolue, pour l’incertain. À cette formule de Saint Augustin, Pascal ajoutait : « Quand on travaille pour demain et pour l’incertain, on agit avec raison. »

Archives personnelles
Le Monde, 1996 (publication et dates incertaines)

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