Les nouvelles radicalités

Alain Finkielkraut : « Plus le capitalisme est triomphant, plus il est détesté », écrivait François Furet dans ce qui devait être son dernier article, « L’énigme française ». Il précisait : « De ce que la patrie du socialisme n’existe plus, la critique des méfaits du capitalisme a gagné une virulence supplémentaire, à la fois parce qu’elle dénonce un mal dont la visibilité est universelle, et parce qu’elle est libérée du devoir complémentaire de célébrer un socialisme policier ».

Partant du même constat paradoxal d’une relance, par l’effondrement du communisme, des mouvements qui se nourrissent de la théorie révolutionnaire, Philippe Raynaud a choisi d’étudier les différentes sensibilités de la gauche radicale dans notre pays. Daniel Bensaïd appartient à cette extrême gauche, dont il est l’un des penseurs principaux. Je lui demanderai s’il juge exact le tableau dressé par Philippe Raynaud. Au préalable et pour lever tout malentendu, j’aimerais que vous nous disiez, l’un et l’autre, ce que vous entendez par « radicale » quand vous parlez de la « gauche radicale ». Qu’est-ce que la radicalité ?

Philippe Raynaud : Au moment où j’ai formé le projet de ce livre, c’était une note de la défunte Association Saint-Simon que j’avais choisi d’appeler « Les nouvelles radicalités » parce que je ne voulais pas lui donner une détermination trop immédiatement politique. J’étais très intéressé par l’apparition d’une sorte de colère contre le monde comme il va et par la remise en question qui allait avec. Elle ne pouvait plus emprunter les formes classiques du marxisme, malgré les efforts qui ont été faits pour le faire renaître. J’ai tâché de montrer que ce qui s’exprimait dans les formes intellectuelles parfois très diverses de cette protestation, était la volonté de non-réconciliation avec la société bourgeoise, quelle que soit la manière dont on désigne celle-ci (« mondialisation », « ultralibéralisme »…). Cette volonté s’est formulée aussi bien dans des discours révolutionnaires, libérés désormais de la référence à un avenir socialiste, que dans l’expression incandescente d’aspirations qui sont en fait immanentes à la démocratie elle-même. C’est toute cette galaxie que j’ai appelée « nouvelles radicalités ».

A.F. : Si je vous comprends bien, la radicalité, c’est la rupture, la non-réconciliation, le refus de passer des compromis avec un monde qui se veut démocratique, mais qui trahit ses propres principes.

P.R. : On peut éventuellement passer un certain nombre de compromis stratégiques. Ces « nouvelles radicalités » marquent surtout le fait que, telle quelle, l’idée d’une fin de l’histoire est une illusion.

Daniel Bensaïd : Je propose de partir de l’histoire du terme pour le définir : au XIXe siècle, ce terme signifiait « prendre les choses à la racine ». Être radical, c’est donc prendre les choses à la racine de la mondialisation libérale et des ravages écologiques ou sociaux qu’elle peut causer. Or, la racine de cette mondialisation marchande, c’est le logiciel du capital. Quelles sont les raisons qui expliquent l’élargissement de l’espace de marchandisation et l’accélération constante du capital ? La critique radicale est une critique qui devrait se situer sur ce terrain-là.

Maintenant, comme c’est le cas dans le livre de Philippe Raynaud, le terme est aussi utilisé dans un sens beaucoup plus vague et relatif. La radicalité ne définit pas un programme, mais une attitude par rapport à : on est le radical ou le moins radical de quelqu’un. La radicalité définit ainsi une échelle. À l’heure actuelle, l’expression désigne un mouvement très divers, sinon disparate, de résistance à la mondialisation et à ses dégâts. C’est ce qui permet de voir converger dans les forums sociaux mondiaux, depuis les années quatre-vingt-dix, des défenseurs de l’écologie et des défenseurs des cultures indigènes d’Amérique latine, des syndicats et des mouvements féministes, etc. Il y a là toute une mosaïque de résistances qui est peut-être la composante nouvelle, justement, par rapport à l’idée du grand sujet prolétarien. Au-delà de leur diversité, tous ces mouvements se rassemblent face à un adversaire commun, qui est la logique marchande.

A.F. : Cette mosaïque de résistances qui se fédèrent face à un adversaire commun permet-elle de définir la radicalité comme une vision de l’histoire selon laquelle deux forces s’affrontent ? Prendre les choses à la racine permettrait d’identifier un ennemi qui a une multitude de cibles, lesquelles s’unissent en conséquence face à cet ennemi. Il semble alors que l’histoire puisse se résumer à une confrontation entre ces deux blocs, les oppresseurs et les opprimés. Dans un entretien que vous aviez accordé au journal Libération à l’occasion de votre livre autobiographique, Une lente impatience, vous avez dit ceci : « Entre ceux qui prennent des coups sur la gueule et ceux qui en donnent, la frontière est assez facile à définir, non ? ». N’est-ce pas là une phrase typique de la radicalité ?

D.B. : Si on veut. Elle est forcément simplificatrice, et d’ailleurs tout conflit est simplificateur. Habermas se demande si, depuis le 11 septembre 2001, son rêve de patriotisme constitutionnel n’a pas sombré dans le ridicule. Je crois au contraire que nous sommes dans un monde ultra-conflictuel. Cela dit, je n’interpréterais pas cette phrase de manière simplificatrice : il ne s’agit pas d’être pédant et de citer Gramsci et la notion d’hégémonie, mais ce sont des constructions. Il n’y a pas là d’intérêts et de blocs homogènes, mais il y a des constructions et donc des stratégies. Autant je partage l’attitude de résistance qu’ont eue des gens comme Badiou ou Negri dans ce que furent, selon moi, les pires années de l’euphorie libérale, autant je pense que nous devons aujourd’hui relever le défi d’une reconstruction stratégique. Le moment utopique s’épuise.

A.F. : Vous dites que la logique du conflit l’emporte sur l’espérance un peu molle du consensus ; mais vous affirmez aussi la possibilité de ramener la multitude des conflits à une opposition fondamentale qui leur donne sens.

D.B. : Non. J’ai parlé dans l’un de mes livres de ce que j’appelle la « diagonale du conflit de classes » : il y a un conflit qui module et traverse les autres formes de conflictualité, qu’elles soient de genre, nationales, religieuses ou autres ; ou, dans la terminologie d’Althusser, qui les « surdétermine » sans pour autant les absorber. À mon avis, suivre le fil de la « diagonale de classes » permet de construire des solidarités par-delà les clochers, les chapelles, et les communautés closes. Cela me semble fournir un fil conducteur d’actualité pour résister à tous ces enfermements dans des identités vindicatives, qui sont aujourd’hui dans l’air fétide du temps.

P.R. : La définition dont est parti Daniel Bensaïd nous conduit immédiatement à la restitution du logiciel marxiste. En dernière analyse, même s’il y a des contradictions secondaires diverses comme aurait dit le président Mao, c’est toujours le conflit autour du capital qui est déterminant. Je crois toutefois que cela n’est pas vrai en ce qui concerne le XXe siècle d’abord : vous parlez des désastres écologiques ou des gens qui reçoivent des coups et de ceux qui en donnent, mais je ne crois pas qu’on puisse faire l’histoire du communisme réel en expliquant tous les dégâts produits par la logique du capital, qui n’a rien à voir ici. Ce n’est pas la logique du marché qui a produit Tchernobyl et les autres désastres écologiques ou humains en Union soviétique. De la même manière, je pense que le moment totalitaire n’avait pas grand-chose à voir avec la question du capital, même si bien entendu il y a eu des intérêts qui ont rejoint ceux des classes dirigeantes allemandes. Je ne vois donc pas comment on peut réconcilier cette vision avec une interprétation à peu près plausible du XXe siècle.

Maintenant que le communisme s’est effondré, on peut évidemment dire qu’on va enfin passer aux choses sérieuses et voir que le vrai problème, c’est celui du capital. Je veux bien admettre que ce soit le problème du capitalisme, au sens où mon ami Castoriadis parlait du capitalisme, comme une formation sociale dominée par une signification imaginaire qui est la maîtrise complète de la nature et de la société. Mais cet imaginaire est tout aussi présent dans les mouvements anticapitalistes que dans ce qu’on appelle communément le capitalisme : il n’a pas grand-chose à voir avec le marché. Je ne crois donc pas qu’on puisse présenter les choses ainsi. Je suis certes d’accord avec vous pour dire que nous sommes entrés, avec la mondialisation libérale, dans une ère nouvelle qui donne une coloration à toutes choses ; mais je ne peux m’empêcher de penser que ce que vous appelez la mondialisation libérale est la seule révolution, au sens marxiste du terme, que j’aie jamais vu dans ma vie. C’est un mouvement dans lequel, conformément à ce qui est dit dans la Contribution à la critique de l’économie politique, des forces productives en pleine croissance font éclater les vieux rapports de production qui étaient des rapports de protection, pour atteindre un développement nouveau.

D.B. : C’est en partie le discours de Negri.

P.R. : Negri n’est donc pas un mauvais auteur, alors… Il n’y a d’ailleurs aucun mauvais auteur parmi tous ceux dont je parle dans mon livre. Cela dit, je ne crois pas qu’on puisse dire que tous les conflits s’ordonnent autour de la résistance au capitalisme. Prenez l’exemple des luttes homosexuelles ou féministes : elles sont entièrement structurées par l’imaginaire de la démocratie moderne. Or, le capital, non seulement n’a rien à voir dedans, mais n’a même certainement rien là-contre. Tout cela s’est développé dans le monde américain de l’ère clintonienne, c’est-à-dire de l’ère de la réconciliation de la gauche américaine avec le capital. Je ne vois donc pas comment vous pouvez faire cette réduction…

D.B. : Je voudrais d’abord préciser quelque chose. En dépit de ma rusticité assumée, je n’ai pas l’impression que tout ce qui s’est passé en Union soviétique ou en Chine relève de la responsabilité du capital. Cela a sans doute à voir en partie avec les rapports de force et l’existence du marché mondial, mais il y a un mécanisme de bureaucratisation qui est spécifique au XXe siècle. On peut l’aborder à travers la problématique de Castoriadis, de Trotski ou de David Rousset, mais ce n’est pas une innovation. On peut dire, comme le fait Negri, qu’on a affaire à une révolution analogue à celle du XIXe siècle avec le développement de la première mondialisation des années 1850-1860, où la bourgeoisie avait une capacité d’innovation et de transformation qui a eu un rôle positif – d’où les phrases admiratives de Marx, dans le Manifeste du Parti communiste entre autres. On pourrait dire que la seconde mondialisation en cours, du point de vue technologique et du point de vue des transformations sociales qu’elle entraîne, a la même vigueur. La conclusion qu’en tire Negri est que cela rapproche finalement d’un affrontement à nu (simplifié !) entre l’Empire et la Multitude – ce dont je doute. Il me semble qu’on est là dans la reconstitution simplificatrice de grandes entités et de grands sujets.

En revanche, je crois que la crise actuelle est une vraie crise de civilisation : ce n’est pas une crise passagère ; on assiste au contraire à une crise généralisée de la valeur, de la mesure de la richesse et du travail, et des échanges. Alors que la productivité s’est développée, au lieu de produire de la créativité humaine et de la disponibilité civique, on a une montée inédite de la pauvreté et de l’exclusion, y compris dans les centres européens et états-uniens (37 millions de chômeurs,
47 millions hors couverture médicale aux États-Unis). C’est une aberration, il n’y a aucune explication logique à cela : pourquoi la croissance devrait-elle créer davantage de pauvreté et d’exclusion ?

Ensuite, comment le marché peut-il arbitrer, en temps réel de la Bourse, les dégâts écologiques que représentent le stockage des déchets, les dérèglements climatiques, la pollution des océans ou la déforestation en Amazonie ? À l’évidence, cela ne marche pas. Enfin, comment gérer, par une logique marchande, la possibilité que les technologies génétiques donnent aujourd’hui d’intervenir sur l’espèce humaine elle-même ? Je ne suis absolument pas opposé à ce type de recherches, mais en confier les applications à une concurrence marchande me paraît très dangereux. On est devant une crise de ce type et de cette ampleur.

Derrière cela, il y a le capital. Il n’absorbe pas tout, mais je l’aborde autrement. Je ne réduis pas tout à la contradiction unique ; il y a d’autres contradictions et d’autres relations de domination (entre genres, entre cultures, etc.) et il ne s’agit aucunement à mes yeux de « contradictions secondaires », mais elles relèvent de temporalités ou d’espaces sociaux différents bien qu’articulés. L’oppression des femmes n’est évidemment pas réductible au capital, ce serait idiot de le dire. Mais il y a tout de même un nœud : les femmes qui sont exploitées domestiquement sont en plus les premières, comme c’est le cas en Amérique latine, à subir les effets des dégâts écologiques alors qu’elles ont la charge de la famille et de l’alimentation. Il y a donc des oppressions qui se croisent et qui se combinent.

P.R. : Je ne peux pas dire que je sois vraiment d’accord. Je ne suis pas d’accord avec la manière dont vous rapprochez puis différenciez ce que dit Negri avec ce que disait Marx à la fin des années 1840. Je crois qu’on a affaire à quelque chose de comparable : Negri fait la même chose que Marx, ce qui est aujourd’hui tout aussi faux qu’à l’époque où Marx le faisait. À l’époque où Marx analyse assez génialement ce qui se produit, il conclut que l’affrontement du prolétariat et de la bourgeoisie sera essentiel et qu’il trouvera un débouché dans le communisme. Negri aujourd’hui ne veut pas être dialecticien parce qu’il est deleuzien, mais il fait la même opération dialectique. Je suis d’accord avec vous, cela manque un peu d’oreille…

A.F. : Un mot tout de même pour aller dans le sens de Daniel Bensaïd. Vous avez dit, Philippe Raynaud, que la seule révolution qui marche vraiment est la révolution capitaliste. Mais les dégâts qu’elle fait sont terrifiants ! Je voudrais citer deux auteurs, dont l’inquiétude m’apparaît d’autant plus symptomatique qu’ils n’appartiennent ni l’un ni l’autre à la mouvance de la radicalité. Jean Peyrelevade d’abord, dans un livre au titre éloquent, Le Capitalisme total, décrit les ravages d’une « vision fondée sur le primat de la liberté absolue d’entreprendre, au service de l’enrichissement sans borne des détenteurs du capital ». À cette tyrannie des actionnaires il oppose la conception d’Helmut Schmidt : « Les profits d’aujourd’hui sont les investissements de demain, qui créent les emplois d’après-demain ». Et il demande : « Que devient le capitalisme, quelle est la justification sociale du profit si cette règle n’est plus respectée ? ». Deuxième exemple, Daniel Cohen : « Le manager était autrefois un salarié comme les autres, puis il y a eu une rupture. Aujourd’hui, le management, à l’image des actionnaires, sait, au travers des stock-options ou des golden-parachutes, se protéger individuellement ou collectivement du risque. Mais il ne protège plus ses salariés. Autrefois, le salarié profitait de la sécurité de la condition salariale, le risque étant laissé aux entrepreneurs qui pouvaient en contrepartie s’enrichir. Le capitalisme contemporain a inversé cette équation : c’est le salarié qui est exposé aux risques industriels, et c’est l’entrepreneur (ou l’actionnaire) qui en est protégé ».

P.R. : Je suis tout prêt à signer ces deux excellents textes de très bons deux esprits. Simplement, et c’est là sans doute le cœur de mon différend avec Daniel Bensaïd, je ne vois aucune raison que, sous prétexte que le monde marchand est incapable à lui seul de produire les régulations suffisantes pour dépasser les problèmes contemporains (j’en suis parfaitement convaincu), on dise qu’il n’y pas d’autre solution que la relance du projet socialiste ou de la révolution prolétarienne. C’est un passage à la limite que je crois totalement infondé.

D.B. : C’est ce qu’il faut décliner derrière le terme de « révolution » : il appartient à tout un réseau lexical qui gravite autour de la Révolution française. On peut concevoir que si tout cet héritage conceptuel, de citoyenneté, de souveraineté, de peuple, de patrie, etc., est aujourd’hui malmené ou ébranlé, le mot de « révolution » n’est pas non plus sorti indemne du XXe siècle. Comme dit Badiou, « le siècle a eu lieu ». Il n’empêche que le mot exprime toujours l’aspiration, irréductible depuis l’époque des grandes hérésies religieuses, à un monde meilleur, au royaume de Dieu sur terre, etc.

On peut aussi donner à ce terme une signification profane, qui ne me semble pas liée à un élan lyrique (prise du Palais d’Hiver, débarquement du Granma à Cuba, etc.) : il traduit l’opposition de plus en plus effective entre deux logiques, c’est-à-dire une logique de concurrence et de profit, qui se traduit par la lutte de tous contre tous et qui peut prendre la forme extrême de la guerre de tous contre tous, contre une logique qui, notamment dans les ailes radicales du mouvement social, cherche à redéfinir le principe de service public, de bien commun de l’humanité, et des droits sociaux qui doivent lui être associés ; à penser les conditions d’une extension du droit au revenu, à défaut de satisfaire le droit à l’emploi, par une socialisation accrue du salaire et à définir l’idée d’un bien commun de l’humanité. Cette dernière question se pose, non seulement pour la propriété de la terre, qui reste une question décisive en Asie ou dans la plupart des pays d’Amérique latine, mais aussi pour l’eau, pour l’air (à propos du marché sur les droits à polluer), ou bien encore pour les connaissances : peut-on accepter la privatisation du séquençage du génome ou bien celle des langages informatiques ?

A.F. : Il y a peut-être un moyen de refuser cette perspective et de lutter contre ce qui nous y conduit, sans en passer par la révolution, même au sens désormais profane que vous entendez donner à ce concept. Et d’ailleurs ce que votre vision profane a de commun avec la présentation lyrique dont elle veut sortir, c’est ce que Kolakowski appelle le « schéma de l’unique alternative ». Le siècle a eu lieu, mais c’est toujours à l’affrontement de deux logiques qu’on a affaire. Deux logiques et une seule guerre : la guerre civile internationale des Dominants et des Dominés. Les amis de l’humanité souffrante ont beau voir dans l’Islam la religion des pauvres, les attaques du 11-Septembre ne visaient pas seulement la grande métropole du capitalisme mondial, mais « les Juifs et les Croisés », c’est-à-dire la civilisation occidentale tout entière. Et ce n’est pas la passion du réel qui la passion idéologique du Deux qui fait dire aux « Indigènes de la République » que « la loi anti-foulard est une loi d’exception aux relents coloniaux ». Il faut mobiliser toutes les ressources intellectuelles de la radicalité pour ramener la pluralité des conflits et des situations à une guerre civile internationale.

D.B. : Pour ma part, je n’ai jamais parlé de « guerre civile internationale ». Ce serait plutôt la rhétorique d’un Georges Bush : quand on déclare une guerre « sans limite » au terrorisme, dans le temps et l’espace, une guerre sainte sans merci de l’Axe du Bien (absolu) contre le Mal (absolu), on prêche une guerre qui n’est plus une guerre politique entre États, mais une « guerre éthique » (comme le proclama Tony Blair), religieuse, ou civile planétaire.

L’articulation de conflits qui sont multiples et croisés n’est pas nécessairement binaire. Sans vouloir rallumer de vieilles polémiques, j’observe qu’au moment de la crise des Balkans ou du Kosovo, on n’était pas dans une logique binaire : on pouvait être à la fois contre l’intervention de l’Otan et contre le régime de Milosevic. Aujourd’hui, on peut soutenir la cause tchétchène contre les atrocités russes, sans pour autant acclamer les formes d’islamisme que revêt parfois la résistance tchétchène. Les camps, si tant est que camps il y ait, sont à construire. Pour le reste, il s’agit de problèmes concrets – vous évoquiez le problème du foulard. J’ai sur cette question une position d’enseignant (même si, à l’université, je ne suis pas concerné par la loi) : j’ai des étudiantes voilées, et même si je considère le foulard comme un effet de l’oppression masculine ou religieuse, je ne pense pas que cet aspect relève de la norme disciplinaire. Pour moi, la laïcité est respectée dès lors qu’elles viennent assister à un cours sur Spinoza, sur Marx, sur Sade, ou sur Darwin, sans hurler au blasphème. En revanche, la transformation des mœurs, alimentaires, vestimentaires a son rythme propre qui relève de la persuasion, du brassage culturel, et non de la contrainte.

A.F. : Je rappelle que si, après des années de flou et d’indécision, le Parlement a fini par voter une loi qui interdit les signes manifestant une appartenance religieuse ou politique dans les écoles, collèges et lycées, c’est pour ne pas laisser les établissements scolaires se transformer en champs de bataille et c’est pour soustraire, autant que faire se peut, les jeunes filles musulmanes à l’empire des groupes communautaristes et religieux qui veulent répandre leur loi. Mais puisque vous parlez de blasphème, une question : quelle est votre position sur l’affaire Redeker ? Je rappelle que Robert Redeker est ce professeur de philosophie qui vit aujourd’hui caché et sous protection policière parce qu’à la suite d’un article où il mettait en cause la violence de l’Islam, il a reçu des menaces de mort. Qu’en pensez-vous ?

P.R. : Dans cette affaire, je crois qu’il faut raisonner à partir des caractères propres à la construction française. En France, les libertés publiques, la liberté religieuse et la laïcité supposent deux choses au moins. Cela suppose d’abord que l’État les fasse respecter sans état d’âme ; en l’occurrence, cela suppose que les ministres se dispensent d’apprécier les textes qui ont été écrits par ceux qui sont menacés de mort. Je dirais ensuite que ce qu’il y a de pesant et parfois de désagréable dans la modernité, c’est qu’on est obligé d’entendre des choses qui parfois nous déplaisent. Je ne dis pas que j’aurais moi-même écrit le texte de Redeker, parce que je n’ai pas le même style ; mais je ne vois pas ce qui autoriserait à s’indigner du fait qu’une religion est violemment critiquée dans un pays où, de toute façon, toutes le sont. La France après tout est un pays où l’on a pu dire « Écrasez l’infâme » ou écrire les pires horreurs sur le christianisme et le judaïsme sans risquer grand-chose. Il me semble ici que la seule attitude qu’on puisse adopter est la défense inconditionnelle de la personne qui est en cause.

Est-ce que cela a un rapport avec les nouvelles radicalités ? Il me semble que cela en a malheureusement un, dans la mesure où j’ai vu dans certains secteurs de la gauche radicale, des prises de position assez fâcheuses. Je pense non seulement au Mrap, mais aussi à la Ligue des Droits de l’homme : certains ont dit que le Figaro, en publiant l’article de Redeker, avait mis en danger l’ordre public, ce qui veut dire en fait qu’il fallait l’interdire ! J’ai lu des choses encore pires sur certains sites…

D.B. : Le droit au blasphème est un droit imprescriptible. Les menaces dont Redeker fait l’objet sont inacceptables et doivent être fermement combattues. Toute la question porte alors sur le comment. Il y a eu deux appels, qui ont eu un écho médiatique inégal. L’un, venu des Temps modernes, n’avait pas seulement pour seul message la défense de Redeker, car il affirmait un « soutien sans réserves au contenu de son texte ». Personnellement, j’ai signé (avec Fethi Ben Slama, Étienne Balibar, Michel Surya et plusieurs dizaines de citoyens français d’origine arabe) un autre appel passé beaucoup plus inaperçu. Il condamnait tout aussi vigoureusement les attaques et les menaces contre Redeker, mais il critiquait aussi le contenu de son article. La binarité n’est pas là où on la croit : on peut très bien défendre Redeker sans partager ses thèses, ou critiquer son point de vue sans justifier ceux qui le menacent.

A.F. : Il y a eu aussi une autre pétition signée essentiellement par des professeurs, publiée par la revue Res publica et qui affirmait aussi un soutien sans réserve à Robert Redeker.

Je ne suis pas sûr, Daniel Bensaïd, que le fait d’assortir le oui à Redeker, de toutes sortes de mais – « Mais il va trop loin, mais il exagère, mais il ne sait pas de quoi il parle, mais il conclut trop vite de l’islamisme à l’islam » – soit une preuve de résistance à la pensée binaire. Ce oui étranglé et ces mais tonitruants en sont plutôt, me semble-t-il, la manifestation. Si Redeker s’en était pris avec la même véhémence à Benoît XVI, s’il avait vu dans la conférence de Ratisbonne un appel à la haine en tout point conforme à la théologie, et si des lefévristes fous furieux avaient juré sa mort, il aurait obtenu un soutien massif et sans « mais ». Seulement voilà : dans la vision radicale qui veut que tous les maux du genre humain proviennent de l’oppression, l’Islam est opprimé et le catholicisme oppresseur. Et la doxa est très perméable à ce discours comme en témoignent tous les jours les Guignols de l’Info, et, en l’occurrence, cette chronique incendiaire du journaliste Gilles Martin-Chauffier : « Il faut être d’une malhonnêteté intellectuelle stupéfiante pour signer une chronique aussi haineuse que celle de Robert Redeker. Et c’est cracher à la figure de la liberté de pensée que de prendre la défense de ce simplet qui ne songe qu’à acquérir la notoriété ouvrant la porte des grands éditeurs ».

On pourrait multiplier les exemples. Entre bonté et effroi, entre zèle compatissant pour les damnés de la terre et peur de la force islamiste, la mobilisation en faveur de Redeker n’a pas été, loin s’en faut, à la hauteur du scandale. Car les menaces dont il a été l’objet sont une atteinte à la souveraineté nationale : il est privé de liberté d’aller et venir et d’enseigner en France alors qu’il n’a contrevenu à aucune loi française !

D.B. : Si vous présentez le problème en ces termes, il fallait manifester entre Bastille et République pour Redeker. Mais combien ont manifesté contre la guerre israélienne au Liban ? C’était infiniment plus grave, et aura infiniment plus d’effets sur l’islamisme radical, que la prose de Redeker. Je crois qu’il faut savoir hiérarchiser ses indignations.

J’ai été clair, je ne suis pas Martin-Chauffier : j’ai indiqué que la défense du droit à la parole de Redeker est aussi inconditionnelle que tout droit à proférer des âneries (sans quoi le monde sombrerait dans un silence assourdissant), mais le droit à critiquer le contenu de sa parole et à critiquer l’ânerie où qu’elle se trouve l’est tout autant. Quand je disais que la logique binaire n’est pas où l’on croit qu’elle est, c’est parce qu’il existe aujourd’hui un discours sur l’islam qui me paraît d’une extrême ignorance – et Dieu sait pourtant que ce n’est pas ma culture native ! Michel Onfray, dont je partage pourtant certains engagements, dit dans son Traité d’athéologie que les trois monothéismes sont mauvais (pour ce qui est dit des femmes, des homosexuels, etc.), mais que l’islam est le pire des trois, parce qu’il serait incapable d’évoluer. C’est méconnaître l’histoire de l’islam, qui est au moins aussi tumultueuse que celle du christianisme, en termes d’hérésies et de dissidences ! Soyons clairs : je ne dis pas du tout que l’islam aujourd’hui représente la forme moderne de la résistance à l’impérialisme. Mais il y a des courants qui se réclament de l’islam, comme il y a des chrétiens qui se réclament du Vatican, et avec qui on peut faire de la politique et passer des alliances ponctuelles sur telle ou telle cause.

P.R. : On peut toujours essayer et peut-être même y réussir parfois…

D.B. : C’est un problème concret en Tunisie par exemple, face à Ben Ali et à sa police…

P.R. : Les Anglais, qui sont un grand peuple, ont eu Lawrence d’Arabie : tout le monde peut avoir des alliances musulmanes à un certain moment. La France en a eu également. Mais je ne suis pas très convaincu par votre manière de ne pas être binaire. Autant je ne crois pas du tout à l’idée qu’on puisse ramener l’essentiel des contradictions de notre temps à une contradiction unique qui se déclinerait ensuite, autant je crois qu’en politique, on est de temps en temps obligé de choisir son camp et de faire taire la complexité.

D.B. : C’est exactement ce que disaient les bureaucrates staliniens à l’historien Piotr Yakir, dont le général de père avait été fusillé pendant les purges, lorsqu’il critiquait la période des procès : « Camarade Yakir, dans quel camp es-tu. » Sa réponse fut cinglante et mémorable : « Du camp de la Kolyma ! ». C’est une tout autre logique que celle du tiers exclu.

P.R. : Des alliances impures, tout le monde en fait… Ce qu’il faut simplement chez les intellectuels notamment, c’est garder la tête assez froide pour savoir ce qu’on fait et ne pas se lancer dans d’invraisemblables mensonges. Après tout, la Seconde Guerre mondiale supposait l’alliance des démocraties occidentales et de l’Union soviétique, avec un certain nombre de résultats qui n’ont pas été très heureux par la suite. Cela n’aurait pas dû autoriser les intellectuels progressistes américains à faire des films comme Mission to Moscow. Actuellement, je crois que le « oui » un peu timide assorti d’un « mais » tonitruant, comme le disait très bien Alain Finkielkraut tout à l’heure, ne contribue pas à la clarté. C’est plus un procédé rhétorique qu’autre chose. Finalement, vous nous dites que vous avez de temps en temps des ennemis qui sont clairement identifiés et qui sont incontestablement mauvais (c’est-à-dire, en substance, tout ce qui se ramène au mauvais impérialisme). Mais, comme vous trouvez aussi des horreurs à la périphérie des combats qui sont électivement les vôtres, vous adoptez des positions plus ou moins moralistes, qui n’ont rien en vérité de politique. C’est la posture typique, me semble-t-il, de la radicalité.

D.B. : Ben Laden n’est pas à la périphérie de ce que je défends ! D’ailleurs, Ben Laden et une partie des mouvements islamistes radicaux sont aujourd’hui le fer de lance du libéralisme qui va s’implanter dans le monde arabe sur les décombres des États populistes répressifs et corrompus. Mais la montée en puissance de l’islamisme politique, dans le contexte de la mondialisation libérale, est aussi la conséquence de l’écrasement des tentatives de sécularisation dans le monde arabe. On peut lire sur cela de fort bons auteurs, d’Édouard Saïd à Farouk Mardham-Bey, Elias Sanbar, Samir Kassir, de Mohamed Harbi à Gilbert Achcar.

A.F. : Ecrasées par qui ?

D.B. : D’abord par le coup d’État contre Mossadegh en 1953, en Iran, et par la mise en place du Shah…

P.R. : Le Shah avait une politique de sécularisation qui a été écrasée par Khomeyni. C’est une autre présentation possible des choses…

D.B. : Tout à fait, mais là, on est dans un enchaînement qui tient de la spirale. D’avoir voulu éliminer le Fatah, on a aujourd’hui le Hamas.

A.F. : Le mal découlant de l’oppression, vous divisez le monde entre deux types d’hommes : les hommes-causes, les hommes-effets. Hommes-causes : Israël. Hommes-effets : les Palestiniens et de manière plus générale, les Arabes. Quand ils basculent dans l’intégrisme, c’est le résultat de la politique israélienne.

La même logique vous faisait dire tout à l’heure que ce qui a manqué en France, ce n’est pas une manifestation pour Redeker, c’est une grande manifestation contre l’offensive israélienne au Liban. Il faut, n’est-ce pas, remonter à la cause : la cause c’est la domination. Et la politique, dès lors, se présente comme la guerre qu’il faut mener contre la guerre que font les dominants pour aggraver leur domination.

D.B. : C’est votre interprétation. Mais je ne pense pas du tout que la réalité soit aussi simple. Je ne crois pas du tout que les Palestiniens soient les nouveaux héros de l’émancipation de l’humanité. Arafat n’était pas non plus mon champion. Je dis simplement que dans cette affaire, il y a des droits qui ont été lésés. Quand on parle des « territoires occupés », il est bien question d’une « occupation », y compris du point de vue du droit international : c’est acté. Cela demande réparation, tout simplement. Ce que je trouve grave, dans la dynamique de ces dernières années, c’est qu’un conflit qui avait réussi à se formuler comme un conflit politique de droits nationaux et démocratiques, se transforme en conflit confessionnel et religieux (jusqu’à réactiver le vieux mythe du peuple élu), à mesure que la rhétorique de la mondialisation impériale prend, elle aussi, une tonalité théologique. Je crois donc qu’on est dans une situation dégradée par rapport à d’autres opportunités qui se sont présentées à un moment donné, et qui ont été délibérément écartées. J’ai en mémoire un entretien d’Ouzi Landau, alors ministre de l’Intérieur israélien, déclarant au journal Le Monde, qu’il préférait avoir comme protagoniste le Hamas religieux que des organisations laïques. Il a réussi, hélas.

A.F. : Situation dégradée, sans aucun doute, mais pour comprendre quelque chose à cette dégradation, il faut traiter à égalité de responsabilité les différents protagonistes du drame. La charte du Hamas est antérieure aux négociations de paix, et donc à leur échec. Or cette charte ne définit pas la Palestine comme une nation mais comme un « waql » islamique. Et c’est aussi parce que le mouvement palestinien n’est pas un mouvement national qu’un compromis est si difficile à trouver entre les deux parties.

Mais je voudrais maintenant revenir à l’énigme française dont je parlais au début. Pourquoi, selon vous, le courant dit antilibéral est-il si puissamment représenté dans notre monde politique, mais aussi, et peut-être surtout, dans notre monde intellectuel ?

P.R. : Je crois qu’il faut d’abord se demander s’il y a une exception française en ce domaine. Tout le monde n’est pas d’accord là-dessus : Christophe Bourseiller par exemple dit dans son dernier livre que l’extrême gauche existe partout, avec de petits groupes qui font ici ou là de bons résultats aux élections. Je crois pour ma part qu’il y a quand même une particularité française : les thèmes de la gauche radicale entrent en harmonie avec une bonne partie des aspirations nationales et trouvent un écho bien au-delà du discours politique radical. C’est la chose la plus déterminante, me semble-t-il. Après tout, nous avons bien un président qui se dit altermondialiste… On peut dire bien sûr que cela n’engage à rien dans la pratique, mais cela dit quand même quelque chose sur ce qui est perçu comme légitime en France. Autre argument : la critique du libéralisme est incandescente en France tout spécialement. Enfin, le thème révolutionnaire est particulièrement vivace dans la culture sociale et politique française. Pour toutes ces raisons, je crois donc à une exception française. J’observe d’ailleurs que la production intellectuelle d’extrême gauche est souvent estampillée française – comme sur les campus américains où l’on parle de French theory même quand on parle des thèses de Negri…

Pourquoi cela a-t-il pris une importance politique particulière ? J’ai une explication assez simple à cela : la période que je trouve heureuse et qui a commencé dans les années quatre-vingt, au cours de laquelle on aurait pu avoir une évolution démocratique libérale de la France, se trouve malheureusement correspondre à une période de déclin relatif de la puissance française. Le modèle français, qui n’était certainement pas anticapitaliste, marchait plutôt bien : comme l’a très bien dit Marcel Gauchet, la France était assez en phase avec la période antérieure – celle de la grande mutation libérale. Elle a certainement eu des difficultés à l’assumer. Voilà pour ce qui me semble être les explications possibles à ce phénomène.

D.B. : Je ne parlerais pas, pour ma part, d’exception française. Je partage sur ce point l’analyse de Bourseiller : malgré la popularité de Lula au Brésil, il y a eu par exemple sept millions de voix pour la sénatrice Héloïsa Helena, qui avait été exclue du Parti des travailleurs, pour avoir refusé de voter la réforme sur les retraites. En gros, il y a eu d’un côté la brutalité des attaques sociales subies au cours des vingt dernières années, et de l’autre, un affaissement des organisations qui, traditionnellement, canalisaient les résistances ou les révoltes sociales. La social-démocratie ne s’est pas effondrée, mais elle s’est érodée. Les partis communistes européens en revanche, sauf en Grèce peut-être, se sont effondrés. Cela a pour effet de libérer un espace politique, que je définirais comme un champ de forces, dont tout l’enjeu est de savoir de quel côté elles vont s’orienter. Aujourd’hui, le contenu de cette nébuleuse altermondialiste est assez disparate : il y aura des néorégulationnistes, des néokeynésiens, des néolibertaires, etc., et, contrairement aux prophéties de Philippe Raynaud, des néomarxistes, car l’actualité de Marx est celle du Capital lui-même.

S’il n’y a pas d’exception, il y a tout de même une singularité française : comme en Angleterre en effet, il y a en France dans la gauche radicale une composante d’origine trotskiste significative. Elle s’est sans doute nourrie de l’antagonisme avec le Parti communiste, mais elle a aussi une légitimité culturelle et historique, d’André Breton et Benjamin Péret à David Rousset, en passant par Pierre Naville ou Maurice Nadeau. C’est un courant qui a une histoire politique et culturelle. En Angleterre, l’existence d’un courant analogue s’explique par des raisons opposées, qui sont la faiblesse du communisme stalinien et le poids du Parti travailliste : Orwell par exemple appartenait à ce courant, comme Isaac Deutscher. On retrouve ce phénomène ailleurs : au Portugal, le Bloc de gauche tourne autour de 7 %, et on trouve des partis de ce type en Italie, en Allemagne, en Turquie, et dans un contexte culturel différent au Danemark ou en Hollande. Tout cela n’est certes pas du même ordre, mais il y a tout de même un phénomène de déplacement à gauche de la gauche traditionnelle.

A.F. : Mais la France a quand même ceci d’originel et d’original qu’elle est le pays de Rousseau – « Je hais la servitude comme la source de tous les maux du genre humain » – et le pays de Robespierre – « la politique est la guerre de l’humanité contre ses ennemis ».

Tout est politique : c’est en France que l’ontologie de la radicalité a été formulée pour la première fois. Ne sommes-nous pas tributaires de cette histoire ? N’est-elle pas notre code, ou l’un de nos codes perpétuellement agissants ?

D.B. : En une seule question, vous levez au moins trois lièvres de taille. Tout d’abord, je me méfie de toutes les ontologies, y compris celle de la radicalité. La formule du « tout est politique » eut son heure de gloire au lendemain de 68. Je serais aujourd’hui plus nuancé : tout est politique…, dans une certaine mesure, et jusqu’à un certain point, et différemment.

Un des défis majeurs relancé par les effets de la mondialisation est bien de penser la pluralité des temps et des espaces de l’action, de s’orienter dans la non-contemporanéité et le contretemps. Le temps du droit, ou celui de l’écologie, celui des us et coutumes, qui sont des temps longs, ne sont pas rabattables sur le temps relativement court (un mandat, une législature) de la délibération démocratique. Les procédures de décision qui leur correspondent sont donc différentes. Ensuite, la « guerre de l’humanité » évoquée par Robespierre, prend aujourd’hui la forme discutable de la guerre humanitaire. Déclarer la guerre au nom de l’Humanité (majuscule) est bien aventureux : comment cette humanité prononce-t-elle ses jugements ? et si elle est muette, qui s’autorise à parler en son nom ? L’Occident, les Nations unies, le plus fort – aujourd’hui les États-Unis.

Je répète donc que l’Humanité est plutôt pour moi un horizon régulateur, une instance d’appel, une humanité-à-venir qui se construit dans l’échange (dans l’élaboration prudente de ce Mme Delmas-Marty appelle un « droit commun »). En revanche, s’arroger le monopole de l’humain, au nom du monopole du bien, c’est ce que fait Georges Bush. La contrepartie, c’est le renvoi de l’autre au ban de l’humanité. Guantanamo et Abou Ghraïb n’apparaissent plus alors comme des accidents ou des bavures, mais comme les effets collatéraux prévisibles de la « guerre de l’humanité ».

Enfin, bien sûr nous sommes tributaires de notre histoire et de sa singularité (comme les États-Unis de sa guerre d’indépendance ou l’Amérique latine de la chevauchée bolivarienne), mais de toute notre histoire : de la Révolution de l’An II et du massacre de juin 48, de la Commune et des enfumades de Saint-Arnaud, de la Résistance et des bombardements de Sétif. Je ne suis pas de ceux qui voudraient éteindre les Lumières et rejeter l’universalisme comme un simple masque des dominations. Olympe de Gouges ou Toussaint L’ouverture, et tous les opprimés depuis, de Louise Michel à Franz Fanon, ont su travailler dans cette contradiction entre une universalité abstraitement proclamée et son accomplissement effectif. L’égalité, la liberté, la solidarité restent donc, comme le souligne le jeune chercheur marocain Abdellali Hajjat, des « universalisables » indispensables à toute lutte d’émancipation.

4 novembre 2006
www.danielbensaid.org

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