Mai 68, affaire non classée

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Dans son Calendrier positiviste (publié en avril 1849), Auguste Comte destinait « la commémoration publique » à « développer profondément chez la génération actuelle le sentiment de continuité » et « faire convenablement prévaloir l’esprit organique sur l’esprit critique » afin que « l’ordre et le progrès » l’emportent définitivement sur « les utopies subversives ». Les officiants médiatiques des cérémonies du trentenaire ont contribué sans le savoir à ce « système de commémoration publique », Faisant prévaloir l’ordre marchand et le progrès technique sur l’utopie sociale, ils cultivent le sentiment de continuité. S’appropriant le passé récent, ils croient pouvoir apprivoiser l’avenir proche. Conjurant le spectre de Mai, ils pensent consacrer la victoire de l’esprit organique du capital sur l’esprit critique de la rue. Ils font ainsi comme si ces trente années d’histoire coulaient de la même source, remontaient la même cause originelle : comme si tout ce qui est advenu depuis, l’était « grâce à », ou « de la faute à », Mai 68.

Aseptiser

L’idéologie dominante s’exprime à plein dans ce discours de la commémoration qui sociologise et aseptise l’événement à mesure qu’il le dépolitise ; qui ramène le désordre à l’ordre, l’inédit au déjà-vu, le conflit au consensus ; qui pulvérise l’ambition collective de changer le monde dans le puzzle des biographies individuelles. Tout événement majeur – Mai 68 en est un, sans doute, qui étonne et intrigue encore – est gros de plusieurs possibles : de plusieurs orientations, de plusieurs dénouements, de plusieurs interprétations donc, qui en prolongent les conflits.

bensasite-paveplage.gifInterpréter

Il n’y a décidément pas un Mai 68, mais plusieurs. Pas un « esprit de Mai », mais des esprits, des projets et des politiques. Car l’interprétation aussi est un combat. Contre la récupération social-libérale d’abord, qui savoure la modernisation des mœurs, mais regrette « les rigidités sociales » (ces fameux acquis dont les grévistes et les manifestants de décembre 1995 furent les défenseurs entêtés). Ses artisans s’adonnent volontiers aux effusions soixante-huitardes dans la mesure où il s’agit seulement de célébrer cette « fausse révolution » qui nous aurait, comme l’écrit Bernard Guetta, « définitivement guéris du grand soir » en préparant sagement l’avènement d’une gauche « gestionnaire et consensuelle » (Nouvel Observateur du 23 avril 1998). Dans leur rétroviseur, Mai 68 devient ainsi une bonne nouvelle, l’annonce d’une success story générationnelle qui s’achève triomphalement dans les ministères et sur les ondes sous les applaudissements de l’assistance : au soixante-huitard recyclé, le pays reconnaissant ! Ils peuvent ainsi, par un extraordinaire tour de prestidigitation, faire de la « révolution de Mai 98 [la naissance de l’euro !] l’héritage de la révolte de mai 1968 » : une révolution sans le peuple, à l’abri de la rue.

Contre les sirènes restaurationnistes d’un ordre moral républicain mythique, ensuite. « Que nous est-il arrivé ? Oui, qu’arrive-t-il à la France trente ans après mai 1968 ? » éditorialisait Alexandre Adler (Le Monde, 20 mars). Une aussi vertigineuse question laissait espérer une réponse à la hauteur, des explications, des causes nationales et internationales, des raisons sociales et des déraisons économiques : comment la gauche traditionnelle a, dès juin 1968, bradé l’élan de la grève pour le maigre « constat de Grenelle » ? Comment le Programme commun de la gauche unie fut l’effet dévoyé de 68 ? Comment dix années de mitterranderies et de mitterrandages ont engendré Tapie et fait prospérer Le Pen ? Comment la contre-réforme libérale a démantelé les solidarités et disloqué la société ? Comment l’Europe monétaire sans contenu social alimente les replis xénophobes et les ressentiments anti-européens ?…

Rien de tel chez Adler. Les « difficultés à faire souche », les « racines lointaines » des misères présentes, proviendraient de la défaite du gaullisme : face au mythe libéral d’un 68 hédoniste et individualiste, voici donc l’antimythe gaulliste d’une Résistance une et indivisible. À explication courte, réponse simple : le salut par l’Union sacrée républicaine ! Pasqua-Séguin, Hue, Chevènement remontant bras dessus bras dessous les Champs-Élysées, accompagnés des fantômes de Malraux et de Debré-père ? La revanche de Marianne contre le Nouvel Observateur ?

Politiquement, nous ne sommes pas nés de 68. Notre révolte vient de plus loin. De la guerre d’Espagne et de la Résistance, de l’Algérie et de Cuba. En 1968, nous avions le même âge que les jeunes travailleurs insurgés de Caen, du Mans, ou de Besançon. Une lecture non commémorative, non narcissique, de 68 au présent, une lecture politique, consiste à mesurer l’écart entre le possible et le réel, la disproportion flagrante entre l’ampleur de la grève générale la plus massive et la maigreur relative de son résultat revendicatif. Trente ans après, Georges Séguy s’interroge encore sur le fait de savoir s’il eut été possible de mieux faire. Mieux faire, ce n’était pas faire plus, mais libérer toute la puissance politique de l’événement : chasser de Gaulle (« Dix ans, ça suffit ! ») et former un gouvernement populaire issu de la grève générale.

Cela impliquait que la grève générale se proclame telle, une centralisation des revendications, une définition claire des mandats des négociateurs, une représentation unitaire et démocratique du mouvement. Une orientation et une logique politique, donc. Le PC se félicite encore aujourd’hui d’avoir refusé l’aventure. Pour ne pas gêner l’Union soviétique et pour ne pas déstabiliser l’ordre de Yalta : le Programme commun n’était pas à point, il était donc urgent d’attendre et de canaliser le bouillonnement de la rue vers la paix des urnes. Quant au PS, il était fort occupé à faire oublier ses compromissions de la guerre froide et des expéditions coloniales.

Le scénario de l’ordre et du renoncement n’était pas le seul imaginable. Au faîte d’une phase de croissance économique, le renversement du pouvoir gaulliste issu d’un coup d’État et l’instauration d’un gouvernement populaire auraient ouvert un autre champ de possibles, mis à l’ordre du jour une autre histoire que celle du sacre présidentiel de Mitterrand en 1981, après que la crise eut semé la division dans les rangs salariés, après le coup d’arrêt de novembre 1975 à la révolution portugaise, après que la transition monarchique pactée en Espagne et le compromis historique en Italie eurent sonné l’heure de la retraite.

Mai 68 fut un moment de bonheur, d’innocence intrépide et de généreuse confiance dans les lendemains, où le pas de l’histoire semblait soudain suspendu, entre Da Nang, Paris, et Prague, où les trois « anti » (anti-impérialisme, anticapitalisme, et antistalinisme) paraissaient pouvoir converger vers une libération commune ; où égalité et liberté, individuel et collectif s’accordaient enfin dans un présent gros de promesses. Si le mouvement s’était arrêté avec la libération de la Sorbonne ou le cortège victorieux du 13 mai, on en parlerait aujourd’hui comme d’un épisode moins important symboliquement que le massacre des étudiants mexicains à Tlatelolco ou que l’immolation par le feu de Yan Palach à Prague, moins marquant que l’offensive du Têt ou que l’invasion des chars soviétiques en Tchécoslovaquie.

Rayonner

Si Mai 68 rayonne encore, c’est de la promesse dont fut porteuse la grève générale, à la charnière entre le XIXe siècle et le XXIe, entre le cycle des luttes industrielles et celui du soulèvement à venir : ce fut la première grève générale d’une société urbanisée et salariée à plus de 70 % contre toutes les formes d’aliénation de la société marchande, une contestation de la reproduction sociale dans tous ses rouages, culturels, éducatifs, et communicationnels ; un refus radical de toutes les dominations, de classe, d’âge, de sexe ; une joyeuse éclaircie laissant entrevoir une humanité différente qui ne s’oublie plus.

Le sens de l’événement 68 n’est pas scellé une fois pour toutes. L’affaire n’est pas classée et l’appel reste ouvert. Ce qui l’emportera, des récupérations libérales, des revanches réactionnaires ou des potentialités révolutionnaires de ce « futur passé », seuls de nouveaux événements le diront, qui rebattront les cartes, redistribueront les rôles et changeront le sens de ce passé présent. Trente ans après, le monde n’est pas meilleur. Il est même pire, à bien des égards, autrement menaçant. Il est toujours aussi nécessaire de le changer. C’est sans doute plus difficile que, dans l’enthousiasme intact de notre jeunesse, nous ne l’avions imaginé. Mais c’est encore plus urgent, avant qu’il ne nous écrase. Et c’est toujours la raison d’être d’une gauche de gauche, d’une gauche 100 % à gauche, d’une « gauche rouge » puisqu’en ces temps de clair-obscur mieux vaut annoncer la couleur.

Rouge n° 1786, 25 juin 1998

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