Marx au pluriel

Une Histoire du marxisme suppose que « le » marxisme puisse être considéré dans son unité et que cette unité ait une histoire. L’histoire d’une théorie est celle de ses réceptions autant que de ses conditions de production. Pour mettre en situation et en perspective les controverses abordées dans ce livre, nous présentons schématiquement la pluralisation des marxismes et ses enjeux.

1. Après la défaite de la Révolution française et la chute de l’Empire, s’ouvre la phase récessive de l’onde longue, de 1815 à 1848 environ. À l’issue de la guerre, les économies dominantes connaissent une période de reconversion, de faillites, de chômage, d’effondrement des prix et des salaires. Dans les années trente, les mouvements des canuts en France ou des briseurs de machines (luddisme) en Angleterre s’inscrivent dans ce contexte. La dépression de 1836-1839, avec la crise boursière et la chute des cours du coton aux États-Unis brise l’effet du boom anglais sur le chemin de fer. Sur le plan politique, les vents de la restauration et de la réaction l’emportent sur ceux de la révolution. La pensée politique se trouve confrontée à l’obsédante question du fondement et de la légitimité de l’État1. En même temps, alors que le prolétariat est encore une force embryonnaire entre aristocratie et bourgeoisie, le souvenir des promesses révolutionnaires inaccomplies relance l’utopie sur de nouvelles voies, non plus étatiques et juridiques, mais sociales. De Buonarrotti à Blanqui, l’activisme des sociétés secrètes court après la solution non encore trouvée à l’obsédant problème de la dictature vertueuse, capable de hisser le peuple à la hauteur de sa mission. L’amorce d’une nouvelle onde économique expansive passe par la réorganisation géopolitique des conditions de mise en valeur du capital. Les révolutions et le printemps des peuples de 1848-1849 posent en termes nouveaux les rapports entre révolution démocratique nationale et révolution sociale, et sanctionnent, en France comme en Allemagne le divorce historique entre bourgeois et prolétaires (les journées de juin vues par Renan ou Flaubert).

2. Le jeune Marx cherche dans le prolétariat les conditions de réalisation historique de la philosophie2. Cette approche traduit la situation spécifique de l’Allemagne de son temps, où « l’avance » philosophique apparaît comme envers du « retard » économique et politique par rapport à la France et à l’Angleterre. À partir de 1848, la longue gestation de la « critique de l’économie politique » coïncide avec une onde expansive de mutations industrielles et sociales et avec la formation d’un prolétariat d’industrie à bien des égards différent de l’artisanat révolutionnaire de la Ligue des communistes3. De 1852 à 1857, le capitalisme connaît un essor spectaculaire (construction ferroviaire, navale, télégraphe, transformations urbaines), aussitôt perçu par Baudelaire comme avènement de la modernité. Cette expansion euphorique est soudain brisée par la crise américaine de 1857-1858, qui soulève un espoir fébrile chez Marx et inspire directement la rédaction des Grundrisse. Il s’agit cependant d’une crise classique, du cycle industriel, qui ne marque pas la fin de l’onde longue. Les années soixante, celles de la rédaction du Capital et de la formation de l’Association internationale des travailleurs, restent des années de croissance dont se nourrit le développement du mouvement ouvrier. En 1866, l’Angleterre est frappée à nouveau par une crise consécutive à la guerre de sécession. S’il avance une explication plausible à la régularité relative du cycle industriel fondée sur la rotation du capital fixe, Marx n’aborde pas la question des ondes longues. Il éprouve la difficulté à rendre compte de la capacité du capital à surmonter ses crises sans cesser de creuser sa propre tombe. Plusieurs textes semblent tentés de chercher la réponse dans un déterminisme historique, selon lequel l’émancipation universelle serait le résultat inéluctable et quasi naturel de l’évolution sociologique. Le dilemme sans solution du Capital – comment de rien devenir tout ? – se résoudrait alors par le développement automatiquement lié de la massification de la classe, de ses formes d’organisation, et de son niveau de conscience.

3. Ces tentations déterministes inspirées du paradigme scientifique dominant (la physique classique) sont cependant contrariées en permanence chez Marx par d’autres influences culturelles : l’héritage toujours présent de la « science allemande » et en particulier de la logique hégélienne ; l’écho des théories de l’énergie (Joule, Rankine, Clausius) et l’essor impétueux des disciplines historiques (géologie, théorie de l’évolution, anthropologie) ; l’intérêt en Allemagne comme en France pour les sciences du vivant (Claude Bernard). D’autant plus que Marx est confronté par l’objet spécifique de sa critique (l’économie politique) à des comportements non linéaires qui lui suggèrent la nécessité d’une autre causalité, d’une autre rationalité, d’une autre approche scientifique.

4. La guerre et la défaite de la Commune ont une répercussion immédiate sur la perception abstraitement progressiste de l’histoire (voir L’Éternité par les Astres de Blanqui et les Considérations intempestives de Nietzsche)4. Elles ouvrent une longue phase récessive de l’économie mondiale, qui n’est pas uniformément stagnante mais rythmée par l’alternance de flambées expansives (liées notamment à la construction ferroviaire) suivies de crises boursières avec réduction d’activité, faillites en chaîne, baisse des salaires, concentration d’entreprises, chômage… Au-delà des péripéties familiales, des urgences politiques, et même des difficultés théoriques déjà repérées (rapports entre prix et valeur, question de la rente foncière), les piétinements et retards dans la rédaction du Capital ne sont pas étrangers à ce contexte. Cette période est aussi celle de la formation de la social-démocratie allemande. Elle débouche, six ans après la mort de Marx, sur la constitution de la IIe Internationale en 1889, dont le parti allemand est le fleuron, comme si le « retard » allemand des années de jeunesse s’était logiquement transformé en « avance » politique. La phase récessive de l’onde longue n’est donc pas seulement le théâtre d’une défaite historique (du prolétariat français), elle est aussi le creuset d’une réorganisation, du capital comme du prolétariat, et d’une redistribution internationale des rôles. Comme à la fin de l’onde précédente, dans les années quarante, le retournement vers une nouvelle phase expansive ne résulte pas d’un facteur proprement « économique » interne aux pays capitalistes développés, mais d’un réaménagement planétaire de l’espace géopolitique de mise en valeur du capital grâce notamment à l’expansion coloniale.

5. C’est aussi l’époque de la première véritable diffusion théorique du « marxisme », qui coïncide pratiquement avec sa première crise, à tel point que Sorel parle dès la fin du siècle de « décomposition du marxisme ». La réception de la théorie de Marx devient immédiatement l’enjeu de stratégies de lectures opposées, dont les tensions n’ont cessé de traverser l’époque5. Sans prétendre en retracer la généalogie exhaustive, il convient de rappeler que l’affaire n’a rien d’une querelle académique. Dans les tumultes du siècle, certaines se sont prudemment rangées du côté du manche. D’autres du côté qui prend les coups. Des lecteurs tels que Karl Kautsky ou Enrico Ferri ont très tôt accentué unilatéralement l’influence d’un darwinisme vulgaire. Dès 1880, le premier livre de Kautsky, L’Influence de la croissance démographique sur le progrès social, témoigne de cette inflexion. Cinquante ans plus tard, sa Conception matérialiste de l’histoire accentuera encore ces influences déterministes pour les opposer au volontarisme excentrique de la Révolution russe. Kautsky est fondamentalement un « adepte de la nouvelle philosophie populaire darwiniste » qui a connu son heure de gloire à la fin du XIXe siècle6. Réintégrée dans l’universalité de la Raison pure, la théorie s’émancipe de la lutte des classes, le jugement de valeur se replie sur le jugement de fait, et la morale sur le sens de l’histoire7. Bien que de formation différente, Jaurès est tout aussi « convaincu de l’unicité totale du sens de l’histoire et de la marche du progrès dans toutes les sphères de la vie humaine ». Il s’inscrit ainsi dans l’héritage des Lumières, qui relie Condorcet à la IIIe République, en passant par Saint-Simon, Comte, Littré, Durkheim. Le socialisme apparaît ainsi comme l’accomplissement nécessaire des promesses de 1789. Cette foi jauressienne en un progrès continu et universel n’a pas grand-chose à voir avec les ambivalences et les intermittences du progrès selon Marx. Le livre de Paul Lafargue, Le Déterminisme économique : la méthode historique de Karl Marx, publié en 1907, contribue au malentendu durable qui, du socialisme de la
IIe Internationale à l’orthodoxie du Parti communiste stalinisé, caractérise le « marxisme français », toujours réceptif aux influences positivistes et toujours réfractaire à la « dialectique allemande ».

6. Ces illusions positivistes du progrès s’expliquent en partie par le contexte historique de la réception du marxisme et de la genèse de l’orthodoxie social-démocrate d’avant-guerre. De 1895 à la Première Guerre mondiale, la nouvelle phase expansive est marquée par l’essor de l’industrie automobile, de la sidérurgie, de l’industrie d’armement, de l’énergie électrique. C’est aussi celle de la formation ou de la gestation des grands partis ouvriers de masse, en Angleterre, en Allemagne, en France, en Belgique, en Italie… C’est enfin la période des grands débats théoriques dont est issue la culture commune du mouvement ouvrier (sociaux-démocates, communistes, syndicalistes libertaires, conseillistes) qui a marqué tout le siècle :

– sur la stratégie et les « chemins du pouvoir » (entre Bernstein, Kautsky, Rosa Luxemburg, Pannekoek, Sorel, Lénine, Trotski, Martov…) ;

– sur l’accumulation du capital et l’impérialisme contemporain (Hilferding, Rosa Luxemburg, Bauer Lénine, Piatakov, Kautsky, Boukharine), le développement inégal (Parvus, Trotski), et la question nationale (Rosa Luxemburg, Bauer, Pannekoek, Strasser, Medem) ;

– sur la crise de la physique, le matérialisme, les influences positivistes et la religion du progrès. Si l’orthodoxie majoritaire est nettement positiviste et historiciste (Kautsky, Guesde, Lafargue), des voix discordantes se font entendre (Sorel, Péguy, Lazare, Landauer). Certaines figures éminentes (Labriola) occupent une position contradictoire. En portant le débat sur le terrain stratégique et en explorant une nouvelle temporalité politique, Lénine est l’un des rares à véritablement « changer de terrain » ;

– sur les questions d’organisation et les rapports entre mouvement social (syndicats, conseils) et parti (Rosa Luxemburg, Lénine, Trotski, Pannekoek, Roberto Michels, Sorel).

7. L’orthodoxie ne s’est pas constituée, dans la IIe Internationale d’abord, dans la
IIIe ensuite, sans résistances et luttes acharnées. La consolidation d’un ordre républicain post-révolutionnaire, la virulence des affrontements entre l’Église et le rationalisme maçonnique, l’institutionnalisation du système scolaire et universitaire étaient très propices en France à une réception positiviste hégémonique. Après trois siècles de piétinement consécutifs à la Contre-Réforme, il était plus difficile aux révolutionnaires italiens de se résoudre à l’idée d’un progrès continu. Dans une conférence de 1887 sur les Problèmes de la philosophie de l’histoire, Labriola s’inquiète des conséquences de cette désillusion. Il n’y a ni unité de l’histoire, ni mouvement continu vers un mieux, mais « de multiples foyers de civilisation, qu’aucun artifice ne saurait réduire » : « On ne peut donc ramener à une identité effective de causes ou de formes la variété des sources de la civilisation. Les mêmes civilisations que semblent relier des liens précis ont par ailleurs leur évolution propre, en raison aussi bien de leurs traditions respectives que d’échanges de valeurs. Ceci nous contraint à reconnaître que des facteurs préexistants influencent celles-ci… La contemplation de tant de séries d’événements indépendants les uns des autres, de tant de facteurs qui ne se laissent pas réduire les uns aux autres, de tant de hasards imprévisibles nous contraint à considérer comme illusoire et invraisemblable la conception d’une unité véritable qui serait le point de référence, le sujet permanent et le sens profond de toutes les impulsions et de toutes les actions de l’origine à nos jours8. » Gramsci sera après la guerre le grand héritier de cette problématique.

8. Terre de conflits, confluent de cultures, nation à l’existence disputée, la Pologne était également propice à des lectures antipositivistes de Marx. Rejetant toute explication monocausale de l’histoire et tout schéma d’histoire universelle applicable à toutes les sociétés, Ludwig Krzywicki s’attaque au darwinisme social et aux conceptions anthropologiques de la nation. Radicalement opposé au positivisme, à l’évolutionnisme, à la religion du progrès, Stanislas Brzozowsky considère le marxisme fin de siècle (à l’exception de Labriola et de Sorel) comme une manière extraordinairement efficace de détourner la pensée des questions essentielles soulevées par Marx. L’unité processuelle du monde social et de sa connaissance ruine à ses yeux l’entreprise déterministe et interdit de faire des prévisions historiques comme on croyait (encore) pouvoir faire des prévisions météorologiques : comprendre le monde, c’est du même coup le modifier9.

9. La phase récessive qui s’étend de la Première à la Seconde Guerre mondiale est scandée d’une cascade de défaites et de catastrophes pour le mouvement ouvrier (de l’échec de la révolution allemande et de la victoire du fascisme italien au pacte germano-soviétique, en passant par l’écrasement de la seconde révolution chinoise, l’avènement de Hitler, la débâcle du Schutzbund autrichien, la guerre civile espagnole, la faillite des fronts populaires, sans oublier bien sûr la contre-révolution stalinienne). Dans un tel contexte, les questions théoriques les plus urgentes portent sur :

– la théorie des crises, des cycles et de l’effondrement (Kondratieff, Hilferding, Bauer, Varga, Grossmann, Trotski) ;

– la controverse stratégique entre un projet réformiste-étatiste (Hilferding, Renner), le planisme (De Man), et une problématique « transitoire » qui conclut provisoirement le débat sur le programme de l’Internationale communiste (Bordiga, Radek, Tahlheimer, Boukharine, Trotski) ;

– les théories de la dégénérescence bureaucratique de l’URSS ou du capitalisme d’État (Racovsky, Préobrajensky, Trotski, Wittfogel, Souvarine, Serge, Burnham, Schachtman, Rizzi…)

– la fracture entre un courant froid positiviste (le Manuel de Boukharine, Deborine, Staline et le diamat) et un « courant chaud » dialectique (le premier Lukacs, Korsch, Gramsci, Mariatéguy. Certaines trajectoires individuelles sont ellesmêmes fendues ou brisées par cette fracture (Politzer, Lukacs, Bakhtine). Allant au bout du désastre, d’autres explorent en outsiders de nouvelles pistes (Benjamin)10.

10. La scolastique stalinienne n’a eu qu’à suivre les traces de l’orthodoxie majoritaire de la IIe Internationale, en moulinant pour plusieurs générations sa version des deux sciences : le matérialisme historique, « science de l’histoire », et le « matérialisme dialectique », science des sciences, épistémologie et méthodologie générale. Présente dès le Manuel de sociologie populaire de Boukharine, cette hypostase de la méthode qui provoquait l’indignation de Gramsci, s’épanouit pleinement dans la fameuse brochure de Staline qui a servi de catéchisme au « mouvement communiste international ». Sans remporter aucune victoire théorique, ce marxisme glacial s’est imposé par la force de la raison d’État au détriment des « courants chauds », dans le sillage de la contre-révolution bureaucratique11. Fondée sur la représentation d’un temps « homogène et vide », sa philosophie normative de l’histoire sous-tend l’attitude complémentaire des sociaux-démocrates et des staliniens devant la montée du nazisme. Pour les premiers, il ne pouvait s’agir que d’un écart temporaire sur la voie tracée du progrès ; pour les seconds, de l’ultime péripétie avant le triomphe inéluctable du socialisme. Par une cruelle ruse de la raison, cette philosophie du réconfort a étendu ses ravages jusque dans les rangs de l’opposition au stalinisme (trotskistes, libertaires, conseillistes), tenté de réduire la terreur stalinienne à une « déviation », tantôt à une « parenthèse », au lieu d’y voir une catastrophe inédite à part entière, une bifurcation vers des paysages inexplorés, après quoi rien ne serait plus jamais comme avant. Du fond du désespoir, ils misaient sur le « sens de l’histoire », qui finirait bien par reprendre ses droits de même que l’histoire finirait par rendre justice à ses rejetons fidèles. La temporalité historique est alors saisie « comme continuité et succession, mouvement et cumulation, c’est-à-dire comme une temporalité séquentielle où la problématique de l’échec est ramenée à une double origine, l’erreur stratégico-politique et le retard de la conscience de classe sur la maturation objective. Il n’y a par conséquent pas de place pour une temporalité du renouvellement et de la rupture impliquant de nouveaux rapports entre passé, présent et futur. Les promesses inaccomplies du passé joignent leurs effets aux possibilités à accomplir du futur pour dépouiller le présent de son unidimensionnalité et de sa conscience repliée sur elle-même. Sur cette voie, l’histoire ne peut devenir, malgré les références révolutionnaires, réalité simultanée et discontinue, mise en communication de réalités spatio-temporelles discrètes, hétérogènes les unes par rapport aux autres, mais susceptibles de créer par leurs collisions de nouveaux champs pratiques. Elle n’apprend pas à devenir autre, à se faire historicité différente, elle reste ce qu’elle est dans des affrontements et des catastrophes récurrents12. »

11. Dès 1923, K. Korsch a mis lucidement en évidence le changement de cap déjà inauguré par la IIe Internationale : « Tandis que pour la conception matérialiste de l’histoire correctement comprise – c’est-à-dire dialectique dans sa démarche théorique et révolutionnaire quant à ses objectifs pratiques –, des sciences particulières autonomes cloisonnées et juxtaposées eussent été tout aussi inconcevables qu’une recherche théorique pure sans présupposés scientifiques et coupée de la pratique révolutionnaire, les marxistes ultérieurs ont développé une conception du socialisme scientifique qui l’identifiait de plus en plus à une somme de connaissances purement scientifiques sans aucun rapport immédiat à la pratique politique ou à celle, plus générale, de la lutte des classes13. » Il dénonçait avec perspicacité sa double conséquence perverse : le divorce, entre une théorie érigée en science positive, d’une part ; une philosophie désincarnée, rejetée dans le cloaque de l’idéologie, d’autre part. Cette fracture fonde une science raidie en dogme, d’un côté, et laisse, de l’autre, le champ libre à une philosophie spéculative sans rigueur. Le ravalement positiviste de la théorie de Marx et l’apparition d’une piètre philosophie de l’histoire sont les deux avatars d’une même régression.

12. Une fois encore, le retournement de l’onde longue vers l’expansion ne résulte pas de la crise boursière de 1929, de l’apparition d’un chômage endémique de masse, de la baisse des salaires et de la restauration partielle des profits. Elle passe par un nouveau partage du monde, à travers la guerre et les révolutions, et par l’émergence d’un nouveau leadership impérialiste (les États-Unis prenant la relève de l’Angleterre). De 1945 à la récession de 1974, la période d’expansion dite des « trente glorieuses » voit, avec l’avènement de l’État-providence keynésien, une massification sans précédent et une nouvelle mutation de la classe ouvrière : production en série, « ouvrier-masse », consommation de masse, indexation salariale et protection sociale, conventions collectives et syndicalisme institutionnalisé. Cette croissance que d’aucuns croyaient illimitée débouche cependant sur la révolte des OS et les explosions sociales de 1968 en France, 1969 en Italie.

13. Il en résulte un déplacement des préoccupations qui traversent le mouvement ouvrier.

– Sous le choc de la guerre, d’Auschwitz, d’Hiroshima, de la révélation à grande échelle des crimes de Staline, les années cinquante sont marquées par l’inquiétude éthique et les polémiques sur l’humanisme (Sartre, Merleau-Ponty, Lefebvre, Goldmann, la revue Arguments, « l’école de Francfort »).

– L’expansion capitaliste retrouvée alimente les thèses dites « réformistes révolutionnaires » et les discussions sur « les réformes de structure anticapitaliste » (Serge Mallet, Mandel, Gorz, Goldmann, Trentin…). Parallèlement, l’expectative de développement du tiers-monde né de la décolonisation, se heurte à la perplexité d’un tiers-mondisme radical (Fanon, Sartre, S. Amin, A. Emmanuel), méfiant envers la « nouvelle aristocratie ouvrière occidentale » et les formes naissantes du néocolonialisme. L’image maoïste de l’encerclement des villes par les campagnes offre à ces aspirations disparates une référence idéologique adossée à une nouvelle patrie du socialisme. Mais les principales questions portent déjà sur les raisons du dynamisme « néocapitaliste » (Sweezy, Mandel…), sur les transformations des classes sociales (Mallet, Giddens, Whrigt), et sur le rôle de l’État dans cette nouvelle phase de développement (Poulantzas, Alvater).

– Produit des défaites des années trente, le divorce durable entre théorie et pratique autorise aussi bien un engouement scientiste et technocratique, trouvant son expression dans les formes extrêmes du structuralisme, qu’un radicalisme abstrait (tout et tout de suite), traduisant en utopie volontariste les illusions portées par un cycle d’expansion d’un dynamisme sans précédent. Pourtant, le réveil social du début des années soixante-dix (en Belgique, en Italie, puis en France), permet d’entrevoir une réarticulation possible entre théorie et pratique. Ce dégel idéologique se traduit par un boom éditorial de la littérature classique marxiste et une réappropriation de la mémoire théorique confisquée sous la période stalinienne (Maspero, Feltrinelli, New Left). Il en résulte aussi bien une renaissance de la culture marxiste qu’une reprise du débat stratégique resté pratiquement au point mort depuis les années trente. Perry Anderson souligne alors l’épuisement d’une tradition philosophique et culturaliste au profit d’une recherche économique, sociale et historique jusque-là indigente. La disparition dans la même décennie de Della Volpe, Adorno, Horkhiemer, Goldmann, Lukacs, Bloch, Marcuse…, symboliserait de ce changement d’époque.

14. La récession de 1973-1974 et la crise dite « pétrolière » marquent un nouveau retournement de l’onde longue à la baisse, déjà annoncé par la récession allemande de 1967 et la crise du dollar de 1971. Ce retournement débouche sur une montée spectaculaire du chômage et sur le reflux de la vague sociale des soixante (à partir de 1974 en Angleterre, de 1975 au Portugal, de 1976 en Italie, de 1977 en Espagne, de 1978 en France ; un reflux analogue se produit également sous d’autres formes au Japon et aux États-Unis, soit dans toutes les grandes métropoles capitalistes). Cette défaite processuelle et silencieuse (marquée par des défaites partielles dans tel ou tel secteur industriel – mineurs anglais, sidérurgie, automobile – sans défaite politique globale comparable à celles des années trente) provoque une crise de perspective révolutionnaire portant tant sur le but (ou « modèle » de société) que sur les moyens stratégiques de l’atteindre. À nouveau, sous la thématique de la crise du sujet révolutionnaire, la question de la réalité et du rôle de la classe ouvrière se trouve au centre de la réflexion. Alors que Cuba et la chute de Saïgon en 1975 inspirent encore la radicalisation de la jeunesse, la parution de L’Archipel du Goulag et les témoignages sur la Révolution culturelle chinoise brisent à une échelle de masse les anciennes croyances. Dix ans après l’intervention soviétique à Prague, les guerres sino-vietnamienne, vietnamo-cambodgienne, puis l’intervention en Afghanistan finissent de ruiner les légendes du socialisme étatique.

15. Alors qu’André Gorz publie en 1981 ses Adieux au Prolétariat, un débat de qualité sur les classes sociales se développe, notamment dans les pays anglo-saxons, tant du point de vue de la structure sociale (Anthony Giddens, John Roemer, E.O. Wright, G. de Sainte Croix), que de la réflexion sur les « nouveaux sujets sociaux » et les « identités ambiguës » (Wallerstein, Balibar, Gunder Frank, G. Arrighi). Le recul de la conflictualité sociale et les effets de l’offensive libérale entraînent un changement du paysage idéologique. Les questions sociales sont reléguées au second plan, au profit des questions éthiques, juridiques, et d’un retour en force de la philosophie politique classique. Le paradigme de la communication et du droit prend le pas sur le paradigme de la production (Habermas, Rawls, Van Parijs). Le reflux du marxisme révolutionnaire réduit à la défensive a pour contrepartie l’irruption du « marxisme analytique » anglo-saxon (Gerald Cohen, Jon Elster, John Roemer), dont l’influence se fait sentir en France (Jacques Bidet).

16. Le caractère inédit de la phase récessive au sein de l’onde longue (avec la reprise américaine de 1982) nourrit dans un premier temps l’hypothèse d’une « sortie douce de la crise » et d’une relève pacifique du fordisme par le toyotisme. C’est dans ce contexte que l’école dite de la régulation connaît, par-delà sa diversité (Boyer, Lipietz, Coriat…), un succès croissant mais éphémère. La durée sans issue de la crise elle-même et l’échec des nouveaux « compromis positifs » conduit Boyer à constater dès 1987 une impasse de la théorie et à mettre en doute la cohérence de « l’école » en tant que telle14. Enfin, la crise globale et planétaire de l’accumulation capitaliste ouvre de nouveaux champs théoriques (en particulier sur le rapport entre une critique naissante de l’écologie politique et la critique de l’économie politique (Joan Martinez-Allier ; J.-P. Deléage). Elle ravive des questions brûlantes (comme la question des races, des nations, des ethnies, de l’immigration (Hobsbawn, Balibar, P. Tort).

17. Dans une suite à son petit livre Sur le marxisme occidental, Perry Anderson considère la France, l’Allemagne et l’Italie comme les pays refuges du marxisme après les grandes défaites des années vingt et la rupture du lien entre théorie critique et pratique sociale qui en est résulté15. Cette retraite aurait également signifié un rebroussement du chemin parcouru par Marx, au profit du discours philosophique et moral de la culture bourgeoise traditionnelle (hypertrophie des préoccupations éthiques et esthétiques au détriment de la recherche économique et sociale). Le déplacement du centre de gravité de la recherche théorique vers les pays anglo-saxons annoncerait selon lui une normalisation prometteuse, le foyer théorique rejoignant enfin le foyer d’activité du capital lui-même, après que les « trois sources » classiques du marxisme (la philosophie allemande, la politique radicale française, et l’économie anglaise), aient joué pendant plus d’un siècle à cache-cache ou à saute-mouton, sans jamais parvenir à une synthèse véritable. Les productions du « marxisme analytique » et son « individualisme méthodologique » doivent cependant plus au pragmatisme et à la théorie des jeux qu’à la critique révolutionnaire de l’économie politique.

2000

Documents joints

  1. F. Rosenzweig, Hegel et l’État, Puf ; E. Fleischmann, La Philosophie politique d’Hegel, Gallimard.
  2. G. Labica, Le Statut marxiste de la philosophie, Puf 1976.
  3. M. Löwy, La Théorie de la révolution chez le jeune Marx, Maspero ; F. Claudin, Marx, Engels et les révolutions de 1848, Maspero.
  4. Voir L’Eternité par les astres de Blanqui et les Considérations inactuelles de Nietzsche, pratiquement contemporaines.
  5. « L’histoire de la pensée marxiste semble constamment reproduire une décomposition antinomique du rapport dialectique originel du subjectif et de l’intersubjectif chez Marx : décomposition (a) en théorie d’un « processus sans sujet » (c’est le mérite philosophique d’Althusser d’avoir exprimé cette interprétation du marxisme sous une forme purement théorique, mais il nous semble évident que dans sa tendance fondamentale sa conception est la continuation de la tradition de ce marxisme scientiste dont les racines remontent à la IIe Internationale) et (b) en théorie du « sujet collectif » (Lukacs, Gramsci, Goldmann, etc.). Il est assez apparent que ces deux tendances opposées de la pensée marxiste sont généralement rattachées à des interprétations antithétiques du paradigme de la production lui-même : la première tendance le réduit à la notion de travail en tant que processus technologique entre l’homme et la nature, tandis que la seconde lui fait subir une généralisation philosophique excessive par le concept de praxis en tant qu’activité d’autocréation humaine illimitée. Et, s’il est permis de discuter la conformité de ces deux tendances aux intentions théoriques originales de Marx, il faut admettre que leur résurrection historique constante apparaît comme un signe de tension interne à la propre théorie de Marx. » (G. Markus, Langage et production, Gonthier 1982, p. 80).
  6. K. Korsch, L’Anti-Kautsky, Champ Libre, 1973 : « de la triple signification dont Marx et Engels avaient doté le concept du développement en le renouvelant, Kautsky n’en conserve qu’une seule : le développement comme devenir historique objectif dans la nature et la société ».
  7. « Finalement, le point de vue de Kautsky peut se résumer ainsi : améliorons d’abord le capitalisme, le socialisme nous est de toute façon garanti par les lois de l’histoire. Que la supériorité morale du socialisme soit indémontrable n’est pas grave : il se trouve simplement que ce qui est historiquement nécessaire coïncide avec ce qui me paraît bon, et bon non seulement de mon propre point de vue, mais aussi de celui du simple bon sens. Ayant apporté au marxisme la foi des Lumières en un progrès continu et la théorie darwinienne de la conscience comme organe biologique, Kautsky n’était plus sensible aux contradictions dramatiques du progrès et il ne pouvait croire que la conscience elle-même soit à l’origine de ruptures dans la continuité historique, qui s’expliquent toujours aisément après coup, mais qui sont toujours imprévisibles (L. Kolakowsky, Histoire du marxisme, tome II, Fayard, 1987, p. 72). Voir aussi Salvadori et la polémique Kautsky/ Bauer sur la morale.
  8. Voir J.-P. Pottier, Lectures italiennes de Marx, PUL, 1986. Labriola puis Gramsci ont cherché chez Machiavel et chez Vico les racines d’une interprétation originale. Voir Labriola, Essais sur la conception matérialiste de l’histoire, Giard et Brière 1902 ; G. Labica, J. Texier, Labriola d’un siècle à l’autre, Klincksieck 1988. Correspondant de Labriola, anti-positiviste résolu, et pourfendeur lui aussi des « illusions du progrès », Sorel combat en solitaire la pétrification de la théorie. C’est l’une des raisons pour lesquelles, lors du grand débat dans la social-démocratie allemande, il se sent plus proche de Bernstein dont le primat du mouvement paraît s’opposer non seulement au « but final » de la stratégie, mais aussi à la fin hégélienne de l’histoire.
  9. L. Kolakowsky, op. cité, p. 262 : Ludwig Krzywicki (1859-1941), Stalinslas Brzozowsky (1878-1911). Brzozowsky fut aussi l’un des premiers à souligner des directions de pensée sensiblement divergentes entre Marx et Engels : « Il n’y a pas eu un concept, pas une approche, pas une méthode qui ne soit sortie complètement transformée de son passage de la tête de Marx à celle de Engels, et même pour ce qui est de la nature philosophique des concepts, transformé en son contraire exact. »
  10. P. Anderson, Le Marxisme occidental.
  11. Voir G. Labica, Le Marxisme-léninisme, op. cité.
  12. J.-M. Vincent, Critique du travail, Puf, 1987, p. 126.
  13. K. Korsch, Marxisme et philosophie, Minuit.
  14. R. Boyer, L’École de la régulation, La Découverte 1987.
  15. P. Anderson, On the tracks of historical materialism.
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