Marx et Michelet, les dévoreurs de siècles

Par Gilles Heuré

Daniel Bensaïd. « Marx l’intempestif. Grandeurs et misères d’une aventure critique (XIXe-XXe siècles) ». Fayard

Jules Michelet. « Cours au Collège de France », deux tomes. Gallimard

Éric Fauquet. « Jules Michelet ou la gloire du professeur d’histoire ». Éditions du Cerf, 1990

« D’autres ont été applaudis ; moi, j’ai été cru. » Le mot est de Jules Michelet, historien français né en 1798 et mort en 1874. Il eût pu être de Karl Marx, publiciste allemand né en 1818 et mort en 1883. Du premier, dont on réédite les cours au Collège de France, il faut écouter le verbe qui ressuscite les peuples oubliés. Des œuvres du second, dont on connaît surtout la postérité délicate, il faut lire la relecture qu’en fait Daniel Bensaïd qui débroussaille la masse des textes pour révéler un travail critique où les sociétés sont sans cesse en mouvement.

Le pape et le tsar, Metternich et Guizot, les radicaux de France et les politiciens d’Allemagne… C’était, souvenons-nous-en, la Sainte Alliance destinée à combattre le spectre. Le spectre ? « Un spectre hante l’Europe : le spectre du communisme. » Ce sont les premiers mots du Manifeste du Parti communiste de Karl Marx et Friedrich Engels. Religion et Russie, Français et Allemands partagent encore cette commune victoire d’avoir tiré un trait sur le communisme, le stalinisme et, presque, le marxisme. Pour compléter le tableau de famille des fossoyeurs, il faudrait bien sûr convoquer les Américains, les libéraux purs et durs, les commentateurs qui se sont, à juste titre, réjouis de l’écrasement du Mur de Berlin et aussi le Parti communiste français qui n’a jamais, c’est le moins qu’on puisse dire, figuré parmi les vigilants et enrichissants commentateurs d’une pensée dont, pourtant, il s’est réclamé et nourri jusqu’à l’étouffement. La pensée du Parti communiste s’est en effet souvent apparentée à une vieille montgolfière qui, pressée de ne pas disparaître au profit des avions supersoniques, n’a su que se délester à la va-vite de quelques concepts trop lourds de sens.

Aborder le « marxisme » aujourd’hui ? D’emblée une difficulté : la langue française ne dissocie pas, en utilisant le terme de « marxisme », le corpus théorique, le marxisme-léninisme, ou l’idéologie d’État qui a sévi à l’Est. D’où le double problème qu’énonçait ainsi récemment, dans Le Monde, Jacques Bidet, universitaire qui travaille sur le marxisme : « On ne peut pas tout confondre. Mais on ne peut pas non plus s’en tirer par des distinctions parce qu’il y a évidemment quelque rapport entre toutes ces choses. » (Le Monde du 1er au 2 octobre 1995).

Tout le monde s’accorde à dire que Marx est mort trop tôt. Eût-il pu incorporer un peu de la nécessité du « marché » ? Eût-il pu reconnaître et prendre en compte une certaine humanisation des rapports sociaux, soulignée et propagée par, pêle-mêle, l’économie sociale, les courants réformistes du mouvement ouvrier ou consentis par le patronat ? Eût-il pu, surtout, travailler davantage sur les hypothèses politiques de remplacement laissées en blanc ? D’actualité marxiste ou marxienne, le livre de Daniel Bensaïd, maître de conférences de philosophie à l’université de Paris-VIII, est surtout une formidable invitation à retourner dans l’œuvre d’un penseur qui reste un des plus importants pour notre époque contemporaine.

Walter, Rosa, Antonio et les autres

Il ne faut pas voir dans cet ouvrage un essai nostalgique ni – prenons les précautions d’usage – la tentative maquillée de renouer avec un passé « communiste » qui enterrait les hommes avec tant de savoir-faire. Il s’agit en revanche de s’étonner qu’à une époque où l’on chante avec tant de candeur les vertus oubliées de Adam Smith ou Hayek et où l’on trouve raisonnable de s’en remettre aux bénéfiques arabesques de la main invisible du marché, censée tisser avec harmonie le lien social, une pensée comme celle de Marx soit considérée comme définitivement évacuée par la chute des régimes communistes de l’Est. S’il y a dépoussiérage de la part de Daniel Bensaïd, c’est celui de la complexité d’une pensée et certainement pas de la scintillance chromée d’un dogme. Le philosophe, on le sait, n’a pas pour fonction de faire les cuivres mais de questionner leurs gammes. Et s’il s’investit dans une relecture critique de ce qui fut une des œuvres les plus importantes, c’est parce que le marxisme est sans doute mieux connu, ou méconnu, par les innombrables écrits de ses exégètes que par ceux de son auteur. Et pour mieux connaître ou reconnaître les seconds, il convenait que les dissonances des premiers fussent mises en sourdine.

Le marxisme fut en effet un des grands phénomènes d’appropriation collective, engendrant luttes et conflits entre marxistes de tous genres et marxiens de tous bords.

C’est aussi ce par quoi ce livre est précieux : une information dense sur les travaux des exégètes, des critiques, des émules, des disciples, des pilleurs, des réactualisateurs. Les compagnons de route, responsables d’une critique avisée ou obtuse, sont nombreux : Walter Benjamin, Kautsky, Rosa Luxemburg, Boukharine, Louis Althusser, Antonio Gramsci, Karl Popper…

Actuel Marx ? L’auteur s’en explique : « Devenu effectivement planétaire, il [le capital] est plus que jamais l’esprit de notre époque sans esprit et le pouvoir impersonnel du règne de la marchandise […]. Aussi longtemps qu’il dominera les rapports sociaux, la théorie de Marx restera actuelle, sa nouveauté toujours recommencée constituant l’envers et la négation d’un fétichisme marchand universel. » L’auteur entreprend alors un voyage critique dans un océan. C’est qu’il faut être un peu scaphandrier pour s’aventurer dans une telle production intellectuelle, multiforme, changeante, ballottée par les remous d’une pensée constamment en éveil et régulièrement balisée par des poseurs de méthode.

Pour une histoire re-politisée

Sous la plume de Daniel Bensaïd, Marx apparaît comme un prodigieux virtuose qui travaille, non pas sur des catégories ou conceptions figées, mais au contraire sur des cycles sociaux, économiques, politiques, historiques, en perpétuelle évolution et mutation. Entre le certain et le nécessaire, il y a toujours du conditionnel. Ce dont on a dit qu’ils étaient des scénarios construits, certes, mais fermés, redeviennent des récits ouverts, constamment offerts aux retouches, aux modifications et aux pistes nouvelles. Le retour au « marxisme savant » est donc la démarche inverse d’un marxisme trop idolâtre pour être critique.

Ce livre, disons-le tout de suite, n’est pas une lecture de plage. Il faut prendre son élan pour suivre l’auteur dans les méandres de l’œuvre de Marx. Mais son talent d’écriture et le soin pointilleux qu’il met à ne jamais s’avancer dans une hypothèse de lecture qui ne s’appuie sur un texte, encouragent le lecteur.

L’auteur décortique notamment deux points forts de la pensée de Karl Marx qui ont été souvent figés : le sens de l’Histoire et les classes sociales. La philosophie de l’Histoire qui semble se dessiner dans l’œuvre de Marx est moins déterministe qu’on ne l’a dit. Il ne s’agit pas d’établir un sens unique mais d’explorer une nouvelle écriture de l’Histoire. La suppression du capital que Marx appelle de ses vœux n’implique donc pas « la fin de l’Histoire » mais rend possible une nouvelle « pré-histoire ». L’Histoire qui « ne fait rien » – c’est l’homme « réel et vivant » qui la fait – n’obéit donc pas à des préceptes d’ordre moral mais politique. Une Histoire démoralisée est donc une Histoire re-politisée. L’auteur montre que Marx « ne poursuit pas un idéal de prédictibilité historique. Le Capital n’est pas la science des lois de l’histoire, mais « la critique de l’économie politique ». Il ne cherche pas à vérifier la cohérence d’une Histoire universelle mais à démêler des tendances et des temporalités qui se contrarient sans s’abolir. » Ce sont les rapports conflictuels qui donnent une texture historique à ce qui ne pourrait être qu’une « succession de générations ».

Pas seulement un face-à-face

Les révolutions « prolétariennes » sont-elles un aboutissement ? Pas plus. Elles « se critiquent elles-mêmes constamment, prévient Marx, interrompent à chaque instant leur propre cours, reviennent sur ce qui semble déjà être accompli pour recommencer à nouveau, raillent impitoyablement les hésitations, les faiblesses et les misères de leurs premières tentatives, paraissent n’abattre leur adversaire que pour lui permettre de puiser de nouvelles forces de la terre et se redresser à nouveau formidable en face d’elles, reculent constamment à nouveau devant l’immensité infinie de leurs propres buts… », (Le Dix-huit Brumaire). Évaluer les amplitudes d’une « rythmologie » du capital, c’est donc d’abord et avant tout permettre à une « intelligibilité de l’histoire » de s’épanouir. Marx s’emparerait donc plutôt de l’Histoire fétiche pour la jeter dans le mouvement perpétuel des sociétés.

De ce mouvement perpétuel, participent les classes sociales qui sont longtemps apparues comme des catégories pétrifiées en binôme et qui ont servi d’argument à ceux qui entendaient dénoncer et condamner une vision mécaniste de l’évolution des sociétés. Ces classes sont d’abord plus nombreuses et mouvantes qu’on ne le pense. Daniel Bensaïd rappelle que « les rapports de classe ne peuvent […] se réduire au face-à-face entre patron et ouvrier dans l’entreprise ». Les socialistes français du début du siècle reconnaissaient d’ailleurs eux-mêmes, dans leurs écrits sur le « collectivisme », que les intermédiaires étaient trop nombreux et que les risques de déclassement étaient trop réguliers pour s’en tenir à une simpliste opposition entre « bourgeois » et « prolétaires ». Petits commerçants, petits propriétaires paysans, artisans ou employés des multiples petites entreprises dont le patron était un ancien ouvrier, faisaient déjà comprendre aux propagandistes socialistes qui sillonnaient la France de « La Belle Époque » que le tissu social et économique était bien plus complexe que ne le laissaient entendre les préceptes des premiers catéchismes marxisant. Dans l’œuvre de Marx, souligne Daniel Bensaïd, les démarcations trop strictes sont bien congédiées par le constat de la mouvance sociale et des diversités de situations qu’elle permet. La lutte politique entre classes est donc d’abord une articulation continuelle entre différents conflits et différentes formes de contradiction.

Penseur mais pas greffier

Le marxisme apparaît bien comme une œuvre critique immense dans laquelle on pourra, sinon s’immerger, du moins puiser afin de rendre plus lisible la complexité des sociétés d’aujourd’hui qui, toutes, sont placées sous le sceau du libéralisme. Les innombrables écrits de celui qui est plus un « penseur du possible » qu’un greffier du nécessaire restent donc disponibles pour un lecteur curieux qui sera confronté à une difficulté de méthode ou aidé par le style d’un auteur qui, on l’avait un peu oublié, est à la hauteur de l’épopée philosophique. La première difficulté sera d’appréhender une œuvre incroyablement dense. Un Marx en chasse toujours un autre et un Marx convoque toujours, pour la compréhension de ce qu’il écrit, un Hegel ou un Proudhon, la philosophie allemande ou les philosophes de la misère. On ne prend jamais Marx par un bout. Il faut le prendre dans sa totalité : ses œuvres publiées, ses correspondances, les contributions et réflexions qu’il projetait d’écrire en quelques « placards d’imprimerie ». Et l’incroyable difficulté réside dans la compréhension de la cohérence d’un corpus. Il reste que, rebuté par l’aridité des démonstrations du Capital, on pourra être harponné par l’écriture de Marx qui mérite, à elle seule, d’être redécouverte.

Ce sont d’ailleurs l’Histoire et l’écriture qui peuvent inciter à redécouvrir également Jules Michelet à travers ses cours au Collège de France qui viennent d’être publiés. Ce sont aussi les deux seuls points communs qui peuvent faire figurer côte à côte Marx (1818-1883) et Michelet (1798-1874).

Le professeur français avait ce culte d’une Histoire à faire renaître, d’une Histoire qu’il fallait faire sortir des entrailles de l’oubli : « Les traces du vieux temps, elles sont dans nos âmes, confuses, indistinctes, souvent importunes. Nous nous trouvons savoir ce que nous n’avons pas appris, nous avons mémoire de ce que nous n’avons pas vu ; nous ressentons le sourd prolongement des émotions de ceux que nous ne connûmes pas. » Ce dévoreur de siècles, qui voulait châtier la scolastique pour que les humbles pussent ressusciter et aiguillonner une citoyenneté républicaine, ne cherchait aucunement à séparer l’histoire de la morale. « Anachorète de la science », hanté par un véritable « sacerdoce professoral », il chercha, lui, à dépoussiérer les vertus fondatrices de la Révolution française, corrompues par des régimes ultérieurs qui se sont respectivement placés sous l’empire de l’épée, du droit divin et de la banque. Le professeur natif de Paris avait cette formule qui eût inspiré le professeur natif de Trêves : « Cercle vicieux : il faut des hommes pour faire la révolution, il faut la Révolution pour faire des hommes.

De 1838 à 1852, où il est destitué du Collège de France quatre mois après le coup d’État du 2 décembre 1851, Michelet, au cœur des événements politiques qui secouent la France, brasse siècles et nations, écrit, publie et porte la parole, « création d’actes », du haut de sa chaire. Régimes, États, Révolution, Clergé, Rome, Bastille, Liberté, coulent de son verbe devant un public souvent subjugué par un historien « devin » et qui ne s’étonne pas que l’orateur convoque autant le génie des nations pour louer la grandeur de l’âme humaine. Le projet de Michelet est bien de voyager à travers les siècles et de faire renaître les peuples qui n’avaient pas d’histoire : « Nous voulons faire l’histoire de cette pauvre créature muette dont personne ne s’est soucié, l’histoire de ceux qui n’ont pas eu d’histoire, de ceux qui ont souffert, travaillé, langui, fini sans pouvoir dire leur souffrance. C’est l’histoire des castes laborieuses et méprisées, utiles et foulées : grand peuple, peuple innombrable. C’est presque l’histoire du genre humain. Sauf quelques cris de douleur, déchirants mais rares, inarticulés, qu’on entend de loin en loin dans le cours des siècles, ce peuple n’a pas parlé. Sa pensée même, inerte et comme étouffée sous la pesanteur de ses maux, n’a presque jamais été distincte. Comment ferons-nous pour retrouver ce qui n’a pas été dit, ce qui à peine fut pensé ? Cela, Messieurs, n’est peut-être pas si difficile qu’il semble. Savez-vous pourquoi ? C’est que ce grand peuple souffrant et silencieux que nous voyons venir à nous depuis l’origine du monde, il n’est autre que nous-mêmes. Nous en sommes, ou nous en étions hier […]. Les âmes de nos pères vibrent en nous pour des douleurs oubliées, à peu près comme le blessé souffre à la main qu’il n’a plus. […]. J’ai besoin de prouver à moi, à cette humanité dont j’esquisse les apparitions éphémères, qu’on renaît, qu’on ne meurt pas. J’en ai besoin, me sentant mourir. Aimer les morts, c’est mon immortalité. »

Gilles Heure
Espace social européen du 3 novembre 1995

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