Negri, Hardt : un Empire sans dehors

Aux antipodes des pensées en miettes et des résignations micrologiques, l’effort de synthèse de Michaël Hardt et Antonio Negri a reçu un accueil chaleureux dans la gauche intellectuelle anglo-saxonne. Ainsi, Fredric Jameson y voit-il « la première grande synthèse théorique du nouveau millénaire ». L’hommage salue notamment la consistance d’une pensée développée par Tony Negri de Marx au-delà de Marx (L’Harmattan, 1979) au Pouvoir constituant (Puf, 1997), qui débouche aujourd’hui sur une approche, nourrie de Spinoza et de Machiavel, de Deleuze et de Foucault, du grand « passage » dans lequel le monde est embarqué.

Il est impossible d’embrasser dans une brève recension le vaste champ des questions traitées. Hardt et Negri enregistrent cette « transition capitale dans l’histoire contemporaine » comme l’avènement d’une libération et comme l’opportunité d’une politique du métissage et du nomadisme, aux antipodes des logiques binaires et territoriales. À la différence des impérialismes « classiques » du XXe siècle, ce nouveau dispositif « supranational, mondial, total, nous l’appelons Empire ». Il n’est pas américain – ni d’ailleurs européen – mais « simplement capitaliste ». La mutation « de l’impérialisme à l’Empire et de l’État-nation à la régulation politique du marché global » signifierait la mise en forme directe des rapports de production par le capital. Abolissant la frontière entre un intérieur et un extérieur, l’Empire serait sans dehors. Cette nouveauté rendrait obsolètes les préoccupations tactiques de « la vieille école révolutionnaire » et mettrait à l’ordre du jour une contre-mondialisation animée d’un désir immanent de libération. Si l’hypothèse est séduisante, sa justification empirique et conceptuelle invite à discussion. L’analyse de l’accumulation capitaliste actuelle demeure en effet évasive, et le marché mondial se réduit souvent à une abstraction.

Quel est le rapport entre la concentration mondiale du capital, sa localisation territoriale et ses logistiques étatiques (monétaires et militaires) ? Quelles sont les stratégies géopolitiques à l’œuvre ? Comment opère la tension entre un droit supranational émergent et un ordre mondial reposant encore sur une structure fondamentalement interétatique ? Quel est le rapport entre mobilité des capitaux et des marchandises, contrôle des flux de main-d’œuvre et nouvelle division internationale du travail ? Que les dominations impériales ne puissent plus être pensées dans les termes où elles le furent au début du siècle par Rosa Luxemburg ou Rudolf Hilferding, qu’il soit utile de reprendre à nouveaux frais le débat entre Lénine et Kautsky sur l’ultra-impérialisme, ne saurait dispenser d’un examen comparatif permettant de faire au présent la part du nouveau et de l’ancien.

Les firmes, même transnationalisées, continuent à s’adosser à la puissance militaire, monétaire et commerciale des États dominants. La fracture Nord-Sud n’est pas effacée. Si l’Empire fonctionne désormais « sans dehors », le développement inégal et combiné nécessaire à son métabolisme est « internalisé » sous forme d’une production différenciée des espaces de mise en valeur. Si le marché des capitaux et des marchandises est ouvert, le marché du travail reste fortement segmenté. Loin d’une homogénéisation du monde, le système de dominations et de dépendances hiérarchiques demeure. Récusant toute prophétie sur une crise finale d’effondrement systémique, Hardt et Negri se demandent plutôt comment les résistances et les actions de la multitude peuvent « devenir politiques » : « cette tâche de la multitude reste plutôt abstraite », admettent-ils avec modestie. Quelles pratiques concrètes vont animer ce projet politique ? « On ne peut le dire pour le moment. » Contre les effets généralisés de la réification et de l’aliénation marchandes, on ne saurait se contenter en effet de formules opposant la multitude au peuple, le jaillissement insaisissable du désir à l’emprise du pouvoir, les flux déterritorialisés au quadrillage des frontières, la reproduction biopolitique à la production économique.

Hardt et Negri soulignent bien que la mercatique, « postmoderne avant la lettre », peut investir la pluralité et transformer « chaque différence en opportunité » de consommation, ou « la gestion de la diversité » en opération lucrative. Ils savent que l’apologie de contre-pouvoirs locaux et des actions « de proximité » peut aussi exprimer une impuissance face au pouvoir tout court. Ils savent que « l’hybridation, la mobilité et la différence ne sont pas libératrices en elles-mêmes » et qu’il ne suffit pas d’opposer au « peuple » mythique, « synthèse instituée préparée pour la souveraineté », une multitude « faite d’individualités et de multiplicités irréductibles ».

Ils utilisent pourtant sans examen critique la notion fort problématique de postmodernité. Modernité et postmodernité se présentent alors comme des époques successives et non comme deux logiques culturelles complémentaires et contradictoires de l’accumulation du capital : centralisation d’un côté, fragmentation de l’autre ; cristallisation du pouvoir et dissolution généralisée ; pétrification des fétiches et fluidité de la circulation marchande. La séparation dans le temps de ces tendances jumelles fait apparaître le nouvel ordre impérial comme « postmoderne », « post-colonial » et « post-national ». Et si l’ordre impérial mondialisé, au lieu de remplacer l’ordre ancien des dominations interétatiques, s’y superposait dans une nouvelle constellation impériale ?

Le Monde du 23 mars 2001
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