Penser où ça fait mal…

Un livre à la première personne autorise une lecture à la première personne. Je considère donc La Part d’ombre1 comme la réponse à un vieux défi amical. Il y a une douzaine d’années, Edwy Plenel se trouvait au carrefour de choix personnels et professionnels. Doué pour – et tenté par – le journalisme, il se disait capable de risquer l’aventure sans déroger à ses principes ni renoncer à ses convictions.

J’avoue mon scepticisme. Envers la presse et ses professionnels, j’ai toujours été du côté de la méfiance balzacienne. Exposée à la corruption rongeuse des mondanités, des connivences, et des renvois d’ascenseurs, la corporation n’est sans doute pas la seule. On y trouve peut-être autant de probité et de vertu qu’ailleurs. Mais les bonnes volontés individuelles ne peuvent cependant pas grand-chose contre le fait qu’un journal est d’abord une marchandise – une pensée faite marchandise – réduite par la loi tyrannique du tirage au rang de « maculature ». Ce fut, à quelques variantes près, le jugement de Mallarmé, de Péguy, de Proust, de Musil. Mais aussi, avec plus de profondeur, de Lukacs : « Le virtuose spécialiste, le vendeur de ses facultés spirituelles objectivées et chosifiées ne devient pas seulement un spectateur à l’égard du devenir social, il prend également une attitude contemplative à l’égard du fonctionnement de ses propres facultés objectivées et chosifiées. Cette structure se montre sous les traits les plus grotesques dans le journalisme, où la subjectivité elle-même, le savoir, le tempérament, la faculté d’expression, deviennent un mécanisme abstrait, indépendant tant de la personnalité du “propriétaire” que de l’essence matérielle et concrète des sujets traités, mis en mouvement selon des lois propres. L’absence de conviction des journalistes, la prostitution de leurs expériences et de leurs convictions personnelles ne peut se comprendre que comme le point culminant de la réification capitaliste. »

Plenel a toujours tenu pour sa part qu’une autre idée du journalisme, illustrée naguère par Albert Londres ou Bernard Lazare, Kurt Tucholsky ou Tetriakov, était possible. En sauvant de la mécanique abstraite l’expérience personnelle, le tempérament et la faculté d’expression, La Part d’ombre prend mon entêtement sceptique à défaut.

Pari tenu.

Les affaires sont les affaires

Il serait superficiel de s’en tenir à l’honnêteté du journaliste pris dans le tourbillon vertigineux des affaires. Edwy Plenel n’a pas le monopole de la conscience professionnelle. Résister à l’air du temps est certes méritoire, mais ne suffirait pas à faire un livre digne de ce nom. Le véritable piège est plus caché que celui, somme toute banal, de l’autocensure et des indulgences mondaines. Il est inhérent à l’exercice quotidien (ou hebdomadaire) de l’écriture, à l’émiettement arbitraire du temps, au découpage imposé des faits, antithétique aux complexités et aux ramifications de la durée. L’histoire s’y dissout dans l’instant. L’événement s’y réduit au fait-divers, surnageant à la surface des choses comme les yeux sur le bouillon gras.

Plenel parvient à arracher le journalisme à sa quotidienneté, à le tirer vers une sorte d’arythmie, de travail péguyste : « à la quinzaine ». Cette inscription du journal dans l’anti-journal déjoue l’attente du lecteur en appétit de révélations sensationnelles sur les scandales et les affaires. Il se retrouve embarqué dans un va-et-vient entre la chronique méticuleuse, l’essai et la critique politique, entre récit, méditation et engagement. L’anecdotique reprend ainsi racine dans les épaisseurs de l’histoire.

Qu’est-ce en effet qu’une « affaire », mot emblématique du mitterrandisme finissant ? Un simple fait divers grossi à la dimension de la raison d’État ? Un phénomène d’entre-mondes, coincé entre la sphère privée et la sphère publique ? Un délit ordinaire élevé par les médias à la dignité d’information ? Ici, les affaires sont avant tout des fragments révélateurs – pour peu qu’on les examine – du système dans lequel ils s’emboîtent. Plenel ne part pas de l’idéologie ou de la morale. Il ne juge pas a priori, à l’aune d’une promesse ou d’un programme. Il commence par prendre les détails au sérieux, convaincu, à l’inverse du commandant Prouteau, que les détails ne sont jamais simples ni négligeables. Il a le respect démocratique de ces menus faits, pas toujours bavards et encore moins évidents, dont les patients recoupements et les étranges rencontres, finissent par produire du sens, « des vérités, partielles ou partiales, éphémères ou durables, discutables et aléatoires. Les seules qui soient acceptables ».

Ces modestes vérités sont dures à entendre. Même pour ceux qui peuvent se croire désillusionnés sur ce qu’il en est de l’État et de ses déraisons. C’est un livre noir, de part en part. Un parcours d’égoutier dans les sous-sols et les coulisses du pouvoir. La somme est accablante. De chapitre en chapitre, la plume s’enfonce dans la plaie. Et gratte impitoyablement. Pour obliger à « penser où ça fait mal ». En ces temps de discours autosatisfaits sur les démocraties triomphantes, le suffrage universel et les droits de l’homme, voici que surgit de l’ombre, le noyau dur et invariable de l’État, avec ses cercles infernaux de basse et de haute police, ses coups tordus et ses trafics d’indulgences, ses aventuriers et ses courtisans aussi inquiétants que minables. Ce noyau et ses fidèles serviteurs, on ne saurait trop le rappeler, demeurent tandis que les régimes et les majorités passent. Le chapitre introductif sur l’affaire dite des Irlandais de Vincennes et les « gendarmes du président » constitue sur ce point une impitoyable leçon de chose.

Les grandes questions naissent à ras de terre, à condition de ne pas y rester. Au fil des pages, la mosaïque se met en place. Sans quitter le cloaque des affaires, le livre prend de l’altitude. Il passe en revue les renoncements sur la justice (« La République des avocats »), les accommodements avec l’argent (« L’argent des autres »), les arrangements avec le passé (« Le trou de mémoire »). Il s’en dégage peu à peu la silhouette du mitterrandisme. Pas à pas, Plenel montre qu’il serait banal de traiter, comme par dépit amoureux, le phénomène sur le mode de l’imposture ou de la trahison.

Mitterrand au pouvoir et la décennie mitterrandienne relèvent plutôt de l’accomplissement. Au fil des reculades sur la rigueur et les droits sociaux, sur les libertés, sur la laïcité, il s’agit moins de capitulations que d’un pèlerinage aux sources. Si « le mitterrandisme avance en effaçant ses traces », c’est qu’il est « une fin et non un commencement. Il ne fonde ni ne crée, n’invente ni n’institue. Il répète et prolonge. Ce n’est pas un socialisme mais une réincarnation du radicalisme qui a réussi là où ses ancêtres de la IIIe République avaient échoué : réduire l’altérité sociale et la dissidence politique du monde du travail, vider de sa substance la gauche socialiste et l’enfermer dans le champ clos des combinaisons parlementaires ». Conformément à une prédiction lucide de Joseph Caillaux, le socialisme libéral serait ainsi conquis et absorbé de l’intérieur par le vieux radicalisme. D’où les affinités obscures du président avec Bousquet, d’où la référence affichée à Clémenceau, d’où les admonestations inconséquentes sur l’argent sale et les sermons dignes de La Sainte Famille : « C’est une pensée dissociée où l’énoncé moral ignore la pratique qui le contredit. C’est une pensée religieuse où la foi lave et purifie les péchés qu’elle dénonce. Et partant, ce ne peut être, face à cet adversaire éminemment laïque, qu’une impuissance politique ».

Dans ce livre, l’homme Mitterrand est omniprésent : dès lors que les individus sont tenus pour responsables de leurs actes il n’y a aucune indécence à faire ce que Péguy appelait « des personnalités ». Mais il y est avant tout l’incarnation portée à la quasi-perfection d’une certaine raison d’État en général et de ses manies policières en particulier : celle qui, de Ferry à Clémenceau, s’enracine dans la conjuration des grandes peurs bourgeoises et dans le culte positiviste de l’ordre rétabli. Reste à savoir ce que cet aboutissement tardif, à contretemps, d’un républicanisme bourgeois peut nourrir de chimères et couver de monstres. La presse a traité les faux pas à répétition devant la chute du Mur de Berlin, la tentative de coup d’État soviétique, ou la crise Yougoslave, comme des symptômes inquiétants de vieillissement chez un artiste qui perdrait la main. Il y a probablement davantage : le désarroi devant un monde familier, celui de Yalta, qui disparaît sous ses yeux.

Le triomphe crépusculaire du mitterrandisme laisse une gauche défaite et alimente les tendances récurrentes d’un douteux populisme à la française : « L’identification de la gauche au mitterrandisme est le chemin assuré de son déclin… Une politique se juge à son héritage. Que nous lègue le mitterrandisme sinon un désarroi accru dans un monde en désordre ? » Il aura « démoralisé la réforme » au même titre que le stalinisme a « démoralisé la révolution ». Entendons démoraliser non au sens faible de décourager mais au sens fort : vidé d’énergie morale. Il faudra du temps pour la reconstituer. Or, en politique comme en économie, le temps est toujours compté.

La fureur tranquille

Ce livre court le risque d’être jugé à ses intentions plutôt qu’à ses œuvres. On rendra hommage à la conscience et aux scrupules professionnels, sans se prononcer sur les conclusions de l’enquête. Comme si le dédoublement entre conviction et responsabilité, entre morale et politique, était permis. Plenel ne cesse d’affirmer le contraire. L’exercice solitaire du jugement, celui de l’homme aux colts d’or comme celui de l’homme à la plume d’or, est toujours périlleux. Il exige que l’on s’expose soi-même, en annonçant sa couleur, son code, et ses références. Le journalisme d’investigation, tel que Plenel le revendique, sera donc jugé à ses résultats et à ses conclusions. En rester à sa conception et à ses règles d’enquête viderait la forme du contenu.

Il ne s’agit donc pas d’un livre sur la police ou sur la presse (même s’il est gros de deux livres possibles sur ces institutions, qui compléteraient heureusement le travail entrepris sur l’École). Il s’agit bien d’un livre sur le mitterrandisme en tant qu’idée de la politique et système de gouvernement.

Porter la plume dans la plaie peut toujours faire le jeu de l’adversaire. Plenel l’aura souvent entendu dire, qui se réclame en exergue d’Albert Londres pour persévérer dans sa « mauvaise action ». Il s’obstine avec une fureur tranquille et méthodique, convaincu que la pente du moindre mal est toujours le plus court chemin vers le pire. Sachant qu’on ne tire pas d’une politique des bilans comptables et que la part d’ombre est indissociable des feux aveuglants de la rampe, il invite une génération, si versatile et oublieuse, à un examen de conscience : « Penser où ça fait mal, ce pourrait être nous regarder en face et contempler notre défaite, nous voir tels que nos enfants nous verront demain quand ils nous demanderont des comptes. Nous, cette génération confuse qui crut s’offrir un monde autour de Mai 68 et dut, en vieillissant, se contenter de provinces et de fiefs, de places et de situations, d’envies et d’ambitions. Nous, qui serons tenus pour responsables de notre impuissance à conjurer les périls… À l’incertitude du siècle qui s’annonce, nous avons ajouté l’obscurcissement de ce qui fut, hier et naguère. Porter la plume dans la plaie, c’est cela aussi : inscrire l’exigence du passé dans l’inquiétude du présent. »

Rouge n° 1514, 22 octobre 1992

Documents joints

  1. Edwy Plenel, <em>La Part d’ombre</em>, Gallimard, 1993.
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