Prendre le présent par les cornes

Antonia Birnbaum et Bruno Tackels évoquent incidemment la dimension utopique de l’œuvre de Benjamin. Ni l’une ni l’autre ne s’attardent cependant à élucider le rapport, de synonymie ou d’opposition, entre utopie et messianisme. Dans L’Utopie de Thomas More à Walter Benjamin, Miguel Abensour admet que l’association des deux auteurs peut surprendre, tant sont rares les éléments susceptibles de les rapprocher, « sinon peut-être l’essentiel, à savoir l’utopie1 ». Il existe bien des façons de concevoir le sens et la fonction de l’utopie, dont celle, pertinente, retenue par Abensour, de « nécessaire complication de la politique ». Pour soutenir sa thèse d’un Benjamin utopiste, il insiste, non sur l’anticipation d’un avenir rêvé, mais sur l’identification de l’utopie à « l’image dialectique » qui apparaît « lorsque la pensée s’immobilise dans une constellation saturée de tensions ». L’utopie benjaminienne ne serait donc pas projection dans le futur, mais plutôt interruption de la course à la catastrophe, « arrêt » au présent.

Les occurrences de l’utopie sont pourtant rares, y compris dans le Livre des passages, où elle n’intervient même pas au chapitre (K) traitant du « rêve d’avenir ». Bien présente dans l’Exposé de 1935, elle apparaît résiduelle dans l’Exposé de 1939. Imputant cet effacement aux critiques d’Adorno, Abensour se demande si l’on peut dire pour autant que Benjamin aurait « renvoyé l’utopie du côté du mythe », ou s’il lui fait encore une place en tenant compte de la mise en garde contre un retour masqué à l’âge d’or archaïque dont elle pourrait être porteuse. Soulignant que « l’utopie ne serait plus seulement pensée du côté des images oniriques, mais du côté de l’énergie du réveil », il soutient que le mouvement des Thèses sur le concept d’histoire « dessine la nouvelle tâche de l’utopie contre la catastrophe », sans toutefois confronter la catégorie d’utopie, pratiquement absente des Thèses, à celle du Messie qui significativement les conclut. Il n’est donc pas inutile de revenir sur les apparitions du terme utopie dans les exposés de 1935 et de 1939, et sur ce qu’elles peuvent signifier.

Benjamin écrit en 1935 que le verre, dans le livre de Scheerbart, L’Architecture de verre, « fait encore partie du domaine de l’utopie ». L’utopie, comme anticipation, exprimerait ici un sens non (encore) pratique du possible. Dans ce même texte, l’utopie fouriériste participe du rêve par lequel chaque époque a sous les yeux en image l’époque suivante. Ainsi, l’apparition des machines aurait-elle inspiré « les engrenages des passions » et cette « machinerie faite d’hommes » qui « produit le pays de Cocagne auquel l’utopie de Fourier a donné une nouvelle vie ». De même, l’opérette d’Offenbach est-elle perçue comme « l’utopie ironique d’une durable domination du capital ». Dès cet exposé, cependant, la notion d’utopie s’apparente à la « fantasmagorie » que dissipe le réveil brutal : « La Commune met un terme à la fantasmagorie qui domine les premières aspirations du prolétariat. » On trouve là, chez Benjamin, l’écho de la critique de Marx : l’épreuve des journées de juin 1848 et de la Commune clôt le moment utopique de l’émancipation. La pensée dialectique, et non l’utopie, devient « l’organe du réveil historique ». Chaque époque ne rêve plus seulement la suivante, elle cherche d’abord à s’arracher pratiquement au sommeil.

Dans L’Exposé de 1939, reconnaît Abensour, le terme d’utopie a presque disparu, à l’exception d’une évocation de « l’utopie fouriériste » à laquelle Benjamin rend hommage pour avoir exclu l’exploitation de la nature par l’homme. Le concept de fantasmagorie, encore discret en 1935, où il n’intervient qu’à propos de l’aménagement de l’espace privé, occupe en revanche une place de plus en plus importante. Désormais, « les formes de vie nouvelle entrent dans l’univers de la fantasmagorie », le flâneur « s’abandonne aux fantasmagories du marché », avec l’hausmannisation de Paris « la fantasmagorie s’est faite pierre ». Enfin, le cauchemar d’une Éternité par les astres2 parachève chez Blanqui « la constellation des fantasmagories du siècle par une dernière fantasmagorie cosmique, la fantasmagorie de l’histoire elle-même », devenue vision d’enfer d’un éternel retour des défaites.

Benjamin reprend en revanche, mot pour mot, le passage de 1935 selon lequel la « forme enfin trouvée » (Marx) de la Commune « met un terme à la fantasmagorie qui domine les premières aspirations du prolétariat ». Avec la Commune, un point de retournement dialectique est atteint. L’utopie se perd dans la fantasmagorie dont elle ne peut plus représenter la négation effective. Les Thèses sur le concept d’histoire n’évoquent plus « l’utopie fouriériste », mais les « fantastiques imaginations (die Phantastereien) d’un Fourier ». Le Messie qui, « à chaque seconde3 », peut surgir par la porte étroite n’est plus le messager d’un futur harmonieux, mais celui qui décide dans la lutte au présent d’un point de bifurcation, seul encore ouvert, disait Blanqui, à l’espérance. Il ne promet rien, il oblige. Nous n’attendons plus, nous sommes attendus. C’est pourquoi « la politique prime désormais l’histoire », et c’est aussi pourquoi l’autrefois ne doit plus être étudié « comme avant, de façon historique, mais de façon politique, avec des catégories politiques4 ».

On ne saurait donc confondre le « principe espérance » de Bloch et le pessimisme organisé de Benjamin, pas plus que l’expectative utopique et l’attente messianique, non plus d’une délivrance promise, mais « d’une conjoncture propice5 ». Rêver vers l’avant ou se réveiller du cauchemar de l’époque ne relève pas de la même temporalité et n’engage pas à la même pratique politique. C’est l’une des raisons probables des réticences de Benjamin à la lecture de L’Esprit de l’utopie, dont l’optimisme maintient une suspecte complicité avec les illusions du progrès. Le différend fait écho à l’histoire même du messianisme, telle que l’évoque Scholem : « Le fait important à signaler est que le rationalisme juif, en abordant la question du messianisme, a mis l’aspect de restauration au premier plan. Après que cette tendance eut été formulée par Maïmonide et eut pris de l’influence, les facteurs de la restauration devinrent l’élément central du messianisme. En revanche, les facteurs utopiques furent laissés tout à fait au second plan et réduits au minimum ». À partir du XVIe siècle, pour la tradition kabbaliste, « la réparation (tikkun) n’est pas un événement utopique subordonné à une action miraculeuse, mais la conséquence logique et nécessaire d’un long processus intérieur au monde6 ». Chez Benjamin, ce messianisme historique l’emporte sur le messianisme apocalyptique ou utopique qui hante l’œuvre de Bloch7

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Pour l’imaginaire utopique, projeté depuis la Révolution française dans le temps plutôt que dans l’espace, le futur tracte le présent. Pour la raison messianique, le présent est le point critique autour duquel se redistribuent les cartes qui donnent une nouvelle chance aux vaincus de toujours. Ce présent est par excellence le temps de la politique qui prime l’histoire. Il n’y a plus, dès lors, de théorie intemporelle : « L’image authentique peut être ancienne, la pensée authentique est neuve, elle est d’aujourd’hui. Cet aujourd’hui peut être indigent, c’est vrai. Mais quel qu’il soit, il faut le prendre résolument par les cornes pour pouvoir interroger le passé8. »

La dernière Thèse sur le concept d’histoire, rappelant qu’il était interdit aux juifs de prédire l’avenir, éclaire a posteriori les réticences à propos de la consultation de cartomanciennes, exprimées dans l’article de 1929 sur le surréalisme. Elle rappelle la différence entre l’oracle grec et l’ancienne prophétie juive qui n’annonce pas ce qui fatalement doit advenir, mais ce qu’il est encore possible d’éviter, à condition d’agir. Sa prophétie conditionnelle est en quelque sorte un « messianisme de l’aujourd’hui », écrit Gérard Bensussan, pour qui le prophétisme serait « le nom le plus juste de l’irruption messianique9

», de la percée événementielle dans le cercle vicieux des défaites, ou de la bifurcation blanquiste seule ouverte à l’espérance.

De cette prophétie stratégique, Benjamin tire tout un programme messianique : arracher la tradition au conformisme qui toujours la menace ; combattre au nom des générations vaincues et non pour le confort des générations futures ; retrouver la vigueur éphémère du spartakisme ; faire éclater le continu de l’histoire et la brosser « à rebrousse-poil » ; maintenir l’idée d’un présent qui n’est point passage ; désenchanter l’avenir… Et garder à tout prix ouverte la porte étroite par où peut passer le messie.

Fin 2008, probablement dans la revue RiLi
www.danielbensaid.org

Documents joints

  1. Miguel Abensour, L’Utopie, de Thomas More à Walter Benjamin, Paris, Sens et Tonka, 2000.
  2. A. Blanqui, « L’éternité par les astres », Maintenant, il faut des armes…, Paris, La Fabrique, 2007.
  3. Pour Terry Eagleton, l’idée d’une possible irruption messianique « à chaque seconde » est inacceptable pour un matérialiste : détaché de toute détermination historique, l’événement politique rechute dans le miracle théologique inconditionné.
  4. W. Benjamin, Paris, Capitale du XIXe siècle, Le Livre des passages, Paris, Éditions du Cerf, 1989, p.. 404/409.
  5. Antonia Birnbaum, op. cit., p. 193.
  6. G. Scholem, Le Messianisme juif, Paris, Calmann-Lévy, 1974, p. 53 et 100. Terry Eagleton souligne pour sa part que « la poésie du futur » dont parle Marx dans Le Dix-huit Brumaire, « ne doit pas être conçue comme un modèle auquel le présent devrait se conformer, mais plutôt comme l’espace dans lequel le changement social se projette. De même que la venue messianique, elle ne saurait être pensée comme un telos » (Terry Eagleton, op. cit., p. 69).
  7. Daniel Bensaïd, « Bloch, Benjamin, et le sens du virtuel », La Discordance des temps, Paris, éditions de la Passion, 1995.
  8. Walter Benjamin, Œuvres II, op. cit., p. 226.
  9. Gérard Bensussan, « L’impatience messianique », dans la revue Lignes n° 27, Temps historique, temps messianique, octobre 2008.
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