Naufrage historique et cinématographique du film « grand public » consacré à 1789

Révolution de série B

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Point d’anniversaire digne de ce nom sans gâteau surchargé de crèmes indigestes et de colorants suspects. Voici donc, en clôture du Bicentenaire, La Révolution française, grande fresque cinématographique en deux épisodes de Robert Enrico et Richard Heffron. Comment filmer une Révolution « grand public », exportable sous toutes les latitudes (il faut bien amortir la mise), sans patauger dans le marais des idées reçues ? Après plus de cinq heures, équitablement partagées en « Années lumières » et « Années terribles », les coauteurs n’ont pas résolu le problème. D’abord, de quelle Révolution s’agit-il ? De la vraie, cela va de soi, et la brochure de présentation le certifie : « Je suis en mesure d’évoquer les événements en toute objectivité », affirme, avec humilité, le scénariste David Ambrose. Le « conseiller historique », Jean Tulard, apporte sa garantie d’authenticité de ce « regard objectif ».

On se frotte les yeux. Voilà une affaire dissensuelle par excellence, de celles si rares qui fracturent l’Histoire et divisent la société : une pomme de discorde et de guerre civile, dont chaque épisode nous somme de prendre parti. Et, sans sourciller, les fabricants d’images annoncent leur couleur, le gris froid de l’objectivité !

Souvenirs tiédis

bonnet_phrygien.jpgC’est perdu d’avance. Il n’y a pas de cinéma vérité qui tienne. Là où il aurait fallu réveiller des enjeux de mémoire, on égrène des souvenirs à peine tièdes. Comment prétendre à la fois au regard clinique de l’objectivité et à l’émotion d’une grande réminiscence ? Le nombre des figurants, la générosité des canonnades, la profusion des couleurs, la précision des costumes et des décors n’y suffisent pas. C’est doublement raté, du point de vue de l’Histoire et du point de vue du cinéma. À des années lumière de Renoir, de Griffith ou de Gance. Question d’engagement aussi. Faute de se jeter à corps perdu dans l’Histoire en fusion, de s’aventurer dans ses énigmes, on ne peut plus rien comprendre aux hommes ni aux idées. Il n’y a plus aucune commune mesure entre ces personnages transfigurés par une situation limite, et leur caricature sans substance.

Une mi-temps pour les lumières, donc ; et l’autre pour l’ombre. La première se feuillette comme un manuel d’instruction civique à la gloire de la nation. Robert Enrico déclare s’être inspiré d’un souvenir scolaire. L’objectivité promise se réduit donc à l’histoire officielle distillée sous la
IIIe République. Il ne manque à cette collection de vignettes ni un cliché, ni une petite phrase, ni un bouton de guêtres. Le bouquet de cette édifiante leçon, c’est la Déclaration des droits de l’homme, lue d’une voix sentencieuse et caverneuse pendant que la caméra descend avec compassion dans les chaumières, les sous-sols insalubres, les geôles blafardes, où des visages maculés se tournent radieusement vers cette lumière divine ! Ce réalisme républicain n’a rien à envier au réalisme socialiste.

Dégringolade

Dans la seconde mi-temps, passée l’apothéose de Valmy, on bascule de l’ascension lumineuse dans la dégringolade crépusculaire : Richard Heffron s’adonne généreusement au tragique de répétition. De Capet à Robespierre, tous les premiers rôles viennent poser leur tête en gros plan dans la lunette du docteur Guillotin : cheveux ébouriffés au vent, ralentis sur fond de couperet, grimaces de Photomaton et bruit lourd du couteau… Au suivant ! Ce Grand Guignol sanguinolent fait partie de l’Histoire. Pas question de l’escamoter.

Mais que reste-t-il de la Révolution ? D’un côté, une poignée de protagonistes en proie à la passion de la vertu ou du pouvoir, à l’attrait du gain ou du sexe ; de l’autre, des irruptions de populace vociférante. Entre les deux, le cordon est rompu. On glisse de la simplification obligée à l’inexactitude, puis à la falsification par omission. Quotidien par définition, le social ne fait pas événement. La guerre, si cruciale dans l’enchaînement des conflits politiques, n’est plus qu’une toile de fond. Tandis que défilent les faits et les dates, pas la moindre allusion aux mouvements agraires, à la Constitution de 1793, aux différenciations et conflits sociaux, à la mise au pas du mouvement populaire dès l’hiver 1793, aux décrets de ventôse. On oublie que Feuillants ou Girondins ont exercé le pouvoir et ce qu’ils en ont fait. On ignore que le doux Camille (seul héros, ici, pleinement positif) fut un accusateur impitoyable qui ne répugnait pas à l’amalgame. Rien sur les Enragés.

On ne peut pas tout dire ?

Certes. On choisit donc. On taille dans l’« objectivité ». Il reste une histoire d’en haut, où le peuple n’est plus qu’un figurant irrationnel. C’est encore un choix. Robespierre et Saint-Just y perdent toute dimension tragique : le premier est réduit à un insipide moulin à vertus ; le second, à un butor assoiffé de répression. On ne voit rien de l’abîme que le passage d’une société hiérarchique, d’ordres et de castes, à une société ouverte, d’individus et de classes, a creusé sous leurs pas. Dès lors, que penser de leur chute ? Qu’elle marque le terme chronologique (naturel) de la Révolution, ou qu’elle met seulement fin au mauvais dérapage terroriste ? Et si la révolution finit avec Thermidor, qu’est-ce donc qui s’annonce et commence au-delà ? La République apaisée ou la contre-révolution ? Rien, dans le film, ne permet de comprendre ou de deviner les ressorts de la machine thermidorienne.

« Dérapage »

Sans idée directrice, les auteurs expriment les mêmes hésitations que le Bicentenaire officiel : ils opposent la bonne Révolution, celle qui aurait pu et dû s’arrêter à l’apothéose des droits de l’homme, à la mauvaise Révolution terroriste ; ils flirtent avec le « dérapage » cher à Furet ; Heffron ajoute (à l’intention du public anglo-saxon ?) un zeste de propos antitotalitaires. La confusion de l’œuvre éclipse la complexité de l’événement. La scène de l’Histoire vire au théâtre d’ombres idéologiques. Le choc de l’image fait résonner la vacuité de l’idée.

Sans âme

Dans les cas désespérés, Danton reste le plus petit dénominateur républicain possible. Les artisans du premier centenaire l’avaient déjà compris. Certes, La Fayette occupe le sommet des sondages, mais il a fait tirer au Champ-de-Mars avec la même énergie que Li Peng sur Tien An Men. Si Mirabeau et Danton sont des corrompus notoires (on ne peut aujourd’hui l’ignorer), ils demeurent les bons vivants de la bande. Va donc pour Danton, qui bénéficie du premier rôle au générique et de la tirade finale.

Les auteurs de La Révolution française rejoignent ainsi l’indulgence de Mona Ozouf, pardonnant généreusement à Danton « de n’avoir pas été très scrupuleux avec les deniers de l’État, d’avoir couvert ses amis inavouables, d’avoir confondu la fortune de la République avec la sienne… car depuis Danton et un peu grâce à lui, nous avons appris que les hommes rangés peuvent être plus inquiétants et mauvais sujets, et la corruption individuelle moins redoutable que l’incorruptibilité au pouvoir1 ». Tant il est vrai, en ces temps d’initiés et d’auto-amnistie parlementaire, que l’incorruptibilité fait figure de vertu désuète et dérisoire, alors que le détournement de fonds appartient à la « realpolitik » bonhomme.

Résultat : La Révolution française est un spectacle sans âme, un album sur papier glacé qui ne parle ni au cœur ni à la tête. Qui ne parle plus du tout. Silence, on tourne à vide.

Politis, 1989

Documents joints

  1. Le Monde de la Révolution, n° 2, février 1989.
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