Un cavalier à la mer

“À elle, j’avais répondu que je méditais d’ouvrir sur mes vieux jours une école de la mélancolie dans laquelle j’enseignerais l’anecdote. Ne voudriez-vous pas m’en raconter une ? J’accepte, mais à une condition. Laquelle ? Que vous ne me réclamiez pas d’explications, car les anecdotes n’éclairent le dessous des choses que si l’on prend garde de ne pas éteindre la flamme qui les protège de l’oubli.”

C’est l’histoire d’un type qui voulait ouvrir une école de mélancolie et qui, d’engagements en ruptures, de livres en rencontres, fait son école buissonnière en marchant, sans en avoir l’air, sans peut-être même s’en rendre compte. Ça donne un livre bizarre, un livre de la cinquantaine non résignée, d’errance et de remémoration.

Une autobiographie ? Pas vraiment… Un puzzle.

Une explosion de temps et d’espace. Une initiation brisée. Un inventaire sans bilan des amitiés et des trahisons, des amours et des déceptions. Un voyage d’aventure dans une France en miettes. Voilà : “un projet sur la France”, et sur des Français en marge, voués corps et âme à leur singularité. Un projet sur la France de Guégan.

L’autobiographie a quelque chose d’une confession et d’une conclusion. “Or, juste avant qu’on franchisse le Rhône, entre Beaucaire et Tarascon, une kyrielle de cerisiers enrosés me rappelle que j’aurai beau faire, jamais, après ce livre, je ne pourrai me remettre au cahin-caha de cette fin de siècle.” Pas Henri Brulard pour deux sous, ce journal d’un homme de cinquante ans a quelque chose d’une renaissance. Il ne s’agit pas d’une trêve, d’une paix des braves, d’une réconciliation, mais d’un nouvel élan, contre la routine gloutonne et son train-train ravageur.

Quant à la confession d’un enfant du demi-siècle, Guégan a beau promettre de se mettre à nu, faire un livre “où on apparaît tel qu’on est et non tel qu’on voudrait être”, c’est plus fort que lui, il ne cesse de mentir. C’est un menteur impénitent, par séduction, par omission, par esprit de contradiction. Il l’avoue tout simplement : “Quand je songe à la fin de ce livre, je suis mécontent. Moi qui voulais tout dire, ne me suis-je pas laissé, chapitre après chapitre, gagner par l’artifice de la fausseté ? N’ai-je pas reculé devant l’objectif que je m’étais fixé ? Où sont les détails qui m’auraient perdu ?” Mais que croire d’un menteur qui dit qu’il ment. Vieux paradoxe irrésolu.

Il arrive à être exaspérant, Guégan, avec ses vrais-faux aveux, son ego a drapeau déployé, sa libido en bandoulière, et cette manière de circuler dans le tout-Paris du microcosme coco-situ-libertaire en disant du mal des gens (qui ne l’ont pas volé). C’est à prendre ou à laisser. On prend. Parce qu’il y a dans cette langue de vipère, plus d’amour que dans les sucreries littéraires, et pas un pouce de cynisme, pas une once de ressentiment. Une capacité de colère et d’indignation intactes. Et une tendresse à fleur de peau pour les femmes qui lui ont appris à voir le monde tel qu’il est.

En ces temps, où il est de bon ton d’avoir des amis communs et ordinaires, on se découvre avec Guégan des ennemis communs, ce qui est plus précieux. Pas un ou deux, par hasard. Un chapelet, un monôme, une galerie d’ennemis plus patibulaires, plus reniés, plus relégués les uns que les autres. Guégan n’a pas cette “faculté d’oubli qui arrondit les angles”. Tout en angles et en arrêtes, en coins et en saillies. Affûté, plus à l’aise dans les ruptures et les cassures nettes que dans les promiscuités floues. Outsider jusqu’au bout des ongles dans un pays qui “ne tire sa singularité que de sa capacité à adopter tout ce qui se présente à lui. Comme l’Amérique d’ailleurs. Mieux, les dessins de Wolinsky, en décalquant l’air du temps, reflètent cet esprit des comptoirs et des stades, qui fait préférer Voltaire (“le prédicateur de concierges”, disait déjà Baudelaire) à Diderot. Chacun son programme. Wolinski s’accroche au sien (tout le monde est con, tout le monde est dégueulasse), et moi au mien (les cons et les dégueulasses ne sont pas de mon monde).”

Justicier, cow-boy solitaire qui a pris le parti des Indiens une fois pour toutes, de la guerre d’Algérie à celle du Golfe, Guégan traverse le présent sans trop zigzaguer, dans un entre-monde où réalité et fiction se chevauchent parfois. Il joue sa rose pourpre du Caire. Et lorsqu’il longe les quais de la Loire dans une grosse américaine, la tête farcie d’images hollywoodiennes, “tout Nantes sait déjà que l’amant de Lola, fortune faite, est de retour en ville”. Dans son univers de “cavalier à la mer”, on retrouve les manifs d’hier et d’aujourd’hui, L’Huma et les éditions Champ libre, des ouvriers rouges et des rugbymen atypiques, July et Debord, les Éditions du Sagittaire, Rivette et la librairie de la Vieille Taupe… Et on “voit”, plus qu’on n’entend, des dialogues qui sont des petites merveilles : dans les genres les plus contrastés, les plus incompatibles, celui, écorché, avec Juliet Berto, et celui, dérisoire, avec Edern-Hallier.

Élitiste, Guégan ? Un brin. Dandy ? On n’est pas impunément hanté par Baudelaire. Mélancolie oblige. Toute avant-garde, après tout, a sa dose d’élitisme. L’important, c’est le critère. En matière de connerie et de dégueulasserie, l’égalité des chances est démocratiquement respectée. Pas question ici d’hérédité ou de diplômes. On est toujours responsable de sa bêtise, de sa vulgarité, de ses bassesses.

Paris, 22 janvier 1992

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