Puisse l’affaire Battisti tirer des oubliettes le cas d’un autre Italien extradé : Paolo Persichetti

Un kidnapping sarkozien

La publication de Ma Cavale de Cesare Battisti, préfacé par Bernard-Henri Lévy, relance la controverse sur le sort des réfugiés italiens en France. Certains chroniqueurs se piquent à cette occasion de refaire le procès et de jouer les procureurs. Solidaires de Battisti dans son échappée, tel n’est pas notre propos. La décision d’extrader Battisti, condamné en Italie in absentia, rompt la parole donnée au nom de l’État français par un président et un Premier ministre en exercice.

Le 20 avril 1985, François Mitterrand avait écrit à la Ligue des droits de l’homme : « J’ai dit au gouvernement italien que ces Italiens étaient à l’abri de toute sanction par voie d’extradition. » Le 4 mars 1998, Lionel Jospin, alors Premier ministre, confirmait cette « doctrine Mitterrand » : « Mon gouvernement n’a pas l’intention de modifier l’attitude qui a été celle de la France jusqu’à présent. C’est pourquoi il n’a fait et ne fera droit à aucune demande d’extradition d’un des ressortissants italiens qui sont venus chez nous à la suite d’actes de nature violente d’inspiration politique réprimés dans leur pays. » Confiants dans cette parole donnée au nom de la France, plusieurs dizaines de réfugiés ont reconstruit leur vie au grand jour. C’est cette confiance qui est aujourd’hui bafouée, fragilisant plusieurs dizaines de personnes contre lesquelles, depuis leur arrivée dans ce pays, aucun grief n’a été établi.

On a pu lire dans la presse, à l’occasion de la parution du livre de Battisti, que l’engagement pris par François Mitterrand avait été respecté jusqu’à l’arrestation de l’écrivain en 2004. C’est avoir la mémoire bien courte. Il existe en effet un scandaleux précédent. Le 22 août 2002, à la faveur de la distraction estivale, Paolo Persichetti fut lâchement enlevé et livré dans la nuit même aux autorités italiennes sous le tunnel du Mont-Blanc, « métaphore, écrit l’extradé avec un humour grinçant, d’un accord souterrain, signé sans aucune transparence dans les chambres obscures du pouvoir et accompli dans le centre de la terre après une course folle au bout de la nuit ». Ce kidnapping sarkozien n’a hélas pas bénéficié du même émoi dans le milieu littéraire que l’envol de Battisti. Or, si Cesare Battisti est en cavale, Paolo Persichetti, condamné sans appel sur le seul témoignage d’un repenti à vingt-deux ans de détention, est enfermé depuis quatre ans déjà à la prison de Viterbo. Son livre Exil et châtiment : coulisses d’une extradition (Textuel 2005), est un démontage méticuleux de la théorie italienne du complot, du mécanisme de collaboration policière, des incohérences de l’instruction. À quelques exceptions près, les médias français ont gardé sur cet impitoyable réquisitoire un assourdissant silence.

Le cas Persichetti est pourtant exemplaire de ce qui est aujourd’hui en jeu. Arrêté en 1987 pour « organisation de bande armée » dans le cadre de l’enquête sur les Brigades rouges, il fit l’objet d’une seconde inculpation pour participation à l’attentat mortel du 20 mars 1987 contre le général Licio Gorigieri. Lavé de cette accusation en décembre 1989 par la cour d’assises, il fut condamné à cinq ans pour organisation de bande armée et remis aussitôt en liberté pour avoir accompli plus d’un an de préventive. En 1991, il fut condamné en appel à vingt-deux ans sur le seul témoignage d’un repenti. La sentence n’étant pas immédiatement applicable en vertu d’un recours en cassation, il s’est alors exilé en France. En novembre 1993, il fut arrêté dans les locaux de la préfecture de police où il s’était présenté volontairement pour renouveler son permis de séjour. En 1994, Édouard Balladur signait son décret d’extradition. Le président Mitterrand étant intervenu en faveur de sa remise en liberté, il fut libéré en janvier 1995. Il vivait depuis en pleine légalité, avait terminé ses études de sciences politiques, et enseignait à Paris-VIII.

Son extradition, sept ans plus tard, sur ordre du tandem Sarkozy-Perben, constituait une violation flagrante de l’article 14 de la Convention européenne d’extradition du 13 septembre 1957. Il est en effet avéré qu’elle répondait à la demande des autorités judiciaires italiennes, en quête de coupable pour l’assassinat, au printemps 2002, d’un conseiller du gouvernement Berlusconi, Marco Biagi. À peine incarcéré à Ascoli, Persichetti fit en effet l’objet d’une nouvelle instruction de la part des juges de Bologne. Or, la Convention européenne stipule que « l’individu qui aura été livré ne sera ni poursuivi ni jugé pour un fait autre que celui ayant motivé l’extradition ». Au terme de deux ans d’enquête sinistrement grotesque, le juge des enquêtes préliminaires dut prononcer, le 5 novembre 2004, un non-lieu définitif en faveur de Persichetti, car « le bien-fondé de l’hypothèse d’accusation doit être considéré exclu », étant donné que les recherches n’ont fait émerger « aucun élément impliquant la personne soumise à enquête ».

Il n’en demeure pas moins que Persichetti est toujours en prison et que toutes ses demandes d’assouplissement des conditions de détention ont à ce jour été rejetées. Comme l’écrivait Erri De Luca dans sa préface à Exil et châtiment, « la cellule refermée sur Paolo Persichetti est soudée à la flamme froide de la rancune ». Si l’on doit se réjouir de l’émoi suscité par le cas Battisti, il ne faudrait pas qu’une infamie puisse en effacer une autre. Puisse la mobilisation autour de Cesare Battisti tirer des oubliettes le cas Persichetti, otage de deux déraisons d’État ! Puisse aussi, l’arrivée d’une coalition de centre gauche en Italie ouvrir enfin le débat sur l’amnistie !

N’est-il pas grand temps de tourner la page de ce passé qui ne passe pas, comme en témoigne encore l’acharnement judiciaire contre Adriano Sofri ? Pourquoi l’amnistie semble-t-elle inconcevable en Italie ? Pourquoi la droite et la gauche italiennes, à de rares exceptions près, semblent-elles partager la même crispation tétanisée à ce sujet ? Et pourquoi entretenir la légende d’une fausse symétrie entre « deux démons », alors que la balance est aussi inégale entre un terrorisme d’État où se croisent les réseaux d’extrême droite, la loge P2, la mafia, des experts en guerre froide de l’Otan, et une poignée de militants qui se sont clairement expliqués sans se renier sur leur passé (voir La Révolution et l’État, d’Oreste Scalzone et Paolo Persichetti, Dagorno, 2000). En Argentine même, à l’occasion du trentième anniversaire de l’instauration de la dictature militaire, le président Kirchner vient de renoncer officiellement, au soulagement d’une partie des Mères de la place de Mai, à ce mythe d’une responsabilité équivalente de l’État et de ses victimes. Romano Prodi et sa majorité seront-ils capables d’un geste analogue ?

Mais comme l’écrit encore Erri De Luca : « Je suis dans un pays qui ne considère jamais la condamnation comme purgée. L’ennemi que nous avons été est encore inavouable pour notre pays » qui a « la rancune intacte » et conserve le temps passé « dans une icône de haine ». L’extradition de Battisti après la livraison de Persichetti ne serait qu’un sacrifice supplémentaire consenti à cette icône, « au nom du peuple français » !

Libération du vendredi 19 mai 2006
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