Université des homosexualités

1. Intérêts en commun, similitude, identité… Les incertitudes du dictionnaire sont significatives. La notion d’identité m’apparaît la plus inquiétante. Elle sent la panique identitaire et les appartenances exclusives. Chacun et chacune constitue plutôt un nœud de relations, plus ou moins compatibles, plus ou moins contradictoires. Une trame.

Un brigadiste international dans la guerre d’Espagne était-il là en tant qu’ouvrier, communiste, juif – ou homosexuel ? Probablement pour plusieurs raisons inégalement accentuées selon le lieu et les circonstances. L’identité tend à naturaliser, essentialiser, absolutiser une dimension au détriment des autres, ce qui revient à dépolitiser l’ensemble.

Plutôt que l’identité, vive donc la singularité qui fait passage, la rencontre de la particularisation et de l’universalisation, qui maintient au lieu de l’abolir la tension féconde du particulier et de l’universel. Et vive la différence qui se différencie à son tour, contre la tentation de s’absolutiser à son tour en norme (ou en anti-norme sournoisement normative).

2. Communauté ? Intérêts en commun ? « Communauté juive », « communauté scientifique », « communauté homosexuelle »… Il y a derrière cet élan communautaire, à la fois, indissociablement, une revendication légitime d’autodéfense (le besoin d’imposer un rapport de forces) et une tentation de délimitation, de frontière, de clôture.

« Foyers clos, portes refermées, possession jalouse »… Une pulsion corporatiste identitaire. Je préfère donc « l’en-commun », dont parle le poète Jean-Christophe Bailly, qui s’ouvre sur la multiplicité et la pluralité, qui ne se satisfait pas d’une morne diversité sans différences (celle de la gauche plurielle par exemple) et qui fait signe vers le communisthme (avec un h), lequel est encore un lien et un passage.

3. Communautarisme. Dans les vieilles légendes juives, il suffisait d’une lettre mal tracée pour que le monde s’anéantisse, ou d’une lettre effacée pour que le redoutable Golem tombe en poussière.

Le communautarisme risque fort d’être la ruine de l’en-commun, sa fermeture sectaire et vindicative. Dans le réseau (ou la pelote) d’alliances et de conflits, où chacun (chacune) est engagé(e), il est sans doute nécessaire de trouver le fil (rouge) du dénouement, celui qui permet de démêler l’ensemble, à un moment donné, dans une conjoncture donnée, ou dans une situation historique déterminée, sans pour autant que toutes les formes du conflit, de la discorde et de la dissidence soient réductibles à ce fil unique. Ils cheminent, se déroulent, se croisent, se tressent, chacun à son rythme, selon sa temporalité sociale, psychique ou sexuelle.

Craignons donc cet « avenir identitaire » aux forts relents totalitaires. On est toujours le différent de quelqu’un ou de quelqu’une.

4. Intégration républicaine. Il y a, par les temps qui courent, une injonction autoritaire dans la sommation à s’intégrer, version « citoyenne » de l’enracinement. On connaît la réplique de Gide à Barrès : « Né de papa breton et de maman picarde, où voulez-vous, M. Barrès, que je m’enracine ? ». Chômeur, exclu, précaire, sauvageon de toutes les banlieues, où voulez-vous, M. Chevènement (M. Pasqua, M. Debray, M. Gallo…) que je m’intègre…

Il y a une « intégration » d’en haut, verticale et descendante, disciplinaire et normative, à laquelle s’oppose une intégration (un autre mot serait préférable – une association, une « union libre ») d’en-bas, où s’inventent dans la différence un devenir-égal et un devenir-universel, où joue pleinement la dialectique de la loi et du contrat (dont l’amitié réciproque conçue naguère comme une « institution républicaine), irréductible à la conjonction fragile des égoïsmes propriétaires.

5. Universalisme. « Ce ne sont pas seulement les sociétés, mais les personnes qui sont multiculturelles » (Amy Gutman).

L’universalité proclamée est généralement celle des dominants. Celle que propose la « mondialisation » n’est pas indéterminée, sans adjectif, mais une universalité marchande, donc mutilée et abstraite.

L’universalité concrète n’est pas une donnée mais un devenir-universel fondé sur une commune appartenance à la nature. Bien que « l’espèce humaine » elle-même n’ait pas toujours été conçue comme universelle : souvenons-nous des controverses pas si anciennes pour savoir si les Indiens ou les femmes avaient une âme.

Contre cette universalité et contre les formes d’oppression auxquelles elle sert de masque, l’aspiration à l’égalité passe par une rébellion nécessaire des différences, par les discriminations positives, au risque toujours présent de l’enfermement dans un statut qui essentialise une singularité circonstancielle, au risque de voir une tyrannie ressentimentale des minorités répondre à la tyrannie de la norme majoritaire. L’invocation de la sacro-sainte tolérance ne suffit pas à surmonter ces périls. Elle définit par défaut une liberté négative, le consentement indifférent à une simple coexistence. Mieux faudrait fouiller les formes sociales d’une reconnaissance réciproque inscrite dans un horizon fuyant d’universalité aussi nécessaire qu’improbable.

2002
www.danielbensaid.org

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