Vents tourbillonnants

Nous sommes confrontés à un séisme international tel que notre génération politique n’en a jamais connu : sans aucun doute le bouleversement majeur depuis la Seconde Guerre mondiale.

I – Portée et dynamique de l’événement

1. Révolution et contre-révolution

Lors du dernier secrétariat unifié (SU), un camarade britannique a posé brutalement la question : les événements d’Europe de l’Est sont-ils un début de révolution antibureaucratique ou le coup d’envoi d’une vague contre-révolutionnaire telle que le monde n’en a pas connu depuis les années trente ?

Dans la Ligue comme dans l’Internationale, une écrasante majorité s’accorde à caractériser les soulèvements populaires d’Allemagne orientale, de Tchéco, de Roumanie, et l’essor des mobilisations indépendantes en URSS, comme un début de révolution politique. Pour ce faire, nous mettons l’accent sur ce qui nous paraît fondamental : l’entrée en action de millions de travailleurs jusque-là étouffés et atomisés, la libération d’une formidable énergie sociale d’en bas.

Cette remobilisation peut, dans les années qui viennent, déboucher sur d’authentiques crises révolutionnaires, dans la mesure où elle coïnciderait avec de véritables crises nationales, autrement dit avec la perte de fonctionnalité de l’État et des dispositifs étatiques, tant en Europe occidentale qu’orientale. C’est ce que nous envisagions dans les stages d’été 1986 (cf. Parti et stratégie, pages 20 et 66).

Cette éventualité est cependant hypothéquée par le prix que continue à payer le mouvement ouvrier international pour les monstruosités staliniennes. Que nous le voulions ou non, le stalinisme (c’est un de ses effets pervers et posthumes) a réussi à confondre les idées de socialisme et de communisme. Il nous lègue un champ de ruines politiques.

Cela dit, il importe de pondérer ces facteurs et de donner la prépondérance, non à la géopolitique ou à l’idéologie, mais à l’auto-activité des masses, sans renoncer à comprendre les aspects contradictoires de la situation. Quiconque prend pour guide l’idéologie et la géopolitique est en effet conduit à des positions campistes : ce qui existait apparaît alors comme un moindre mal, face à l’impérialisme, que le chaos actuel. Inversement, quiconque insiste unilatéralement sur la marche triomphale de la révolution politique se heurte aussi bien à la réalité infiniment plus complexe à l’Est (nous y reviendrons) qu’aux effets internationaux immédiats. Non tant l’échec de l’offensive de novembre au Salvador, l’intervention impérialiste à Panama, la défaite électorale au Nicaragua, que la faiblesse ou l’inexistence de la réponse internationaliste à ces événements.

L’histoire nous enseigne que la lutte pour le pouvoir se joue à deux. La Révolution n’est ni un dîner de gala ni une promenade solitaire : révolution et contre-révolution ne se lâchent guère que de quelques semelles, tantôt l’une précédant l’autre, tantôt l’inverse. Mais la possibilité de la révolution implique celle de la contre-révolution.

Qui l’emportera ?

Question toujours ouverte.

2. Ligne droite, ligne brisée

Certes, les événements se bousculent. Il y a huit mois à peine qu’a été formé le gouvernement Mazowiecki, quatre mois qu’est tombé le Mur de Berlin, deux mois que Ceaucescu a été renversé.

Pourtant, un constat s’impose déjà, par-delà les questions de rythmes. La dynamique de la lutte antibureaucratique n’a pas suivi, pour la pousser plus loin, la trajectoire dessinée par les mobilisations de Hongrie en 1956, de Tchéco en 1968-1969, de Pologne en 1980-1981. La classe ouvrière a été active dans la lutte démocratique, mais sans organisation collective comme classe. Son indépendance politique et syndicale reste encore à conquérir. Encore moins a-t-on vu apparaître des formes de dualité de pouvoir comparables à ce que fut la coordination des conseils ouvriers de Budapest en 1956 ou même le congrès de Solidarnosc en 1981.

Il est normal que la lutte antibureaucratique libère des forces centrifuges, y compris procapitalistes ou restaurationnistes. Mais dans les expériences antérieures ces forces semblaient marginales par rapport à la logique dominante de la révolution politique, conduisant des revendications démocratiques et de la remise en cause des privilèges à l’exigence de contrôle voire d’autogestion (cf. la République autogérée dont le congrès de Solidarnosc avait fait son mot d’ordre). Aujourd’hui, les rapports de forces, tout du moins initiaux, semblent modifiés. Les courants socialistes (pour ne pas dire marxistes-révolutionnaires) sont à l’évidence minoritaires (pour ne pas dire marginaux ; voir le rapport de Z.B. sur le congrès du PPS RD, la Gauche unie en RDA, l’Alternative gauche en Tchéco, la Roumanie…).

L’explication purement chronologique en termes « de retard » (du facteur subjectif sur le facteur objectif) ne résout rien. Par définition, le subjectif est toujours en retard au rendez-vous de l’objectif. Mais si l’écart entre les deux est trop grand, ils risquent de ne jamais se rencontrer, de se croiser chacun sur son trottoir. La question ici posée ne se réduit pas aux forces de tel ou tel courant mais à l’état de conscience plus global de la classe, qui fait que ces courants soient si minoritaires, du moins au début.

Deux hypothèses explicatives combinées :

a) Il faut s’interroger sur les conséquences politiques des changements sociaux intervenus dans les vingt dernières années à l’Est, sur les effets de la crise spécifique du mode d’accumulation bureaucratique. Dans les pays capitalistes, nous connaissons grosso modo les effets de la crise économique. La dynamique des luttes n’est plus la même sous un chômage massif que sous un quasi plein-emploi, la confiance de la classe en ses propres forces non plus ; des divisions apparaissent qu’il faut surmonter… De même, nous savons repérer les inflexions à l’Est qui marquent l’entrée dans « la stagnation ». La chute des taux de croissance correspond à la chronologie de la crise à l’Ouest : 1973-1975. (Voir cahier de l’URF.) Nous en avons donné souvent les éléments explicatifs : l’incapacité de la planification bureaucratique à développer impétueusement les forces productives au-delà de la phase d’accumulation extensive. Mais en avons-nous mesuré les implications sociales : détérioration de la santé, de l’éducation, du logement, blocage des espérances de mobilité professionnelle et de promotion sociale, régression de l’espérance de vie… ? Toutes sortes d’éléments qui entament la confiance en même temps qu’ils aiguisent l’exaspération, qui rendent moins évidents les fameux « acquis » du « socialisme réel », et renforcent en conséquence les mérites comparatifs de « l’économie de marché ». On est bien loin des promesses khrouchtcheviennes sur le rattrapage et le dépassement du capitalisme à l’horizon des années quatre-vingt. Au contraire, l’écart se creuse à nouveau.

b) Le second élément explicatif, c’est la capacité qu’ont eue les puissances impérialistes de transférer l’essentiel du coût de la crise sur les pays dépendants et d’infliger des reculs significatifs, bien que non décisifs, à leurs propres classes ouvrières. Il est évident que la dynamique est tout autre, pour le mouvement ouvrier tchèque, en 1968, quand il peut regarder vers la grève générale en France et en 1990 !

3. Qui a le pouvoir ?

La bureaucratie a subi sans aucun doute une défaite majeure. Mais qui a le pouvoir en Pologne, en RDA, en Tchéco, en Roumanie… ?

• Certainement pas la classe ouvrière. Elle n’en est qu’aux premiers pas de la reconquête de son indépendance politique et syndicale. Pas de formes, même embryonnaires, de dualité de pouvoir à ce jour. La seule perspective immédiate est celle d’élections démocratiques de type parlementaire, sans combinaison avec des éléments de démocratie directe. Surtout, le soulèvement antibureaucratique ne s’est encore que partiellement et faiblement exprimé sur les lieux de production.

• Certainement pas la bourgeoisie. Pour la bonne et simple raison qu’elle n’existe pas en tant que classe sociale ayant la force de s’imposer. Il existe sans aucun doute des secteurs restaurationnistes. À commencer par des fractions de la bureaucratie, désireuses de transformer en capital leurs privilèges, de racheter leur propre entreprise et leur propre coopérative mise en vente. On peut y ajouter, selon les pays, une petite bourgeoisie marchande ou agraire, et encore des couches significatives de l’intelligentsia, et même des secteurs de la classe ouvrière trompés par les mirages de la consommation occidentale. Le compte n’y est pas. À moins de penser que ces États sont tels, que la restauration puisse être un processus graduel et pacifique. Si l’on pense au contraire que la remise en cause de la structure sociale implique « rupture » (ce dont convient Stoleru dans son article du Monde), autrement dit épreuve de force, défaites sociales significatives (pas forcément un « grand soir » à l’envers), alors cette proto-bourgeoisie en miettes ne fait pas le poids… sans le renfort de la bourgeoisie réellement existante de l’Ouest. C’est une autre histoire, ou la même, mais vue d’un autre angle.

• Alors ? Alors la bureaucratie a subi des défaites majeures, mais elle est toujours au pouvoir. Cas de figure qui pose de nombreux problèmes théoriques et politiques. Mais non !, diront les champions des fausses évidences, qui n’auraient pas hésité, il y a quelques mois à peine, à caractériser la dictature bureaucratique par le monopole du pouvoir politique et le parti unique ! Il faut se faire à l’idée que le stalinisme est l’une des manifestations politiques et historiques (spécifique) de la bureaucratie, mais que le phénomène bureaucratique, en tant que phénomène social est plus large (et sans doute plus flexible) que le stalinisme. D’autres camarades demanderont si cette bureaucratie coriace, malgré la perte de son monopole politique, n’a pas des racines sociales plus fondamentales qu’on n’a bien voulu le dire. Classe en formation ? Nous y reviendrons. Mais il n’y a pas besoin d’aller aussi loin pour rendre compte de la situation transitoire actuelle. La politique a parfois des raisons que l’économie ne connaît pas très bien. La bureaucratie a partie liée à l’État et à la division du travail. Dans une situation « d’équilibre catastrophique » ou « d’équilibre négatif » entre des classes (prolétariat et bourgeoisie), dont aucune n’est dans l’immédiat en mesure de l’emporter, la bureaucratie peut continuer à jouer un rôle bonapartiste dans le cadre transitoire de nouveaux compromis (l’évolution « présidentialiste » des institutions participe de ce phénomène). Ou d’une situation hybride tant du point de vue économique que politique. Reste à savoir si cet équilibre et cet hybride peuvent durer un peu, beaucoup, passionnément… ?

4. Restauration rapide ?

Ce qui nous renvoie à l’hypothèse de restauration rapide. Les paris sont lancés. L’éventualité est réelle, qui pourrait le nier. Mais les obstacles sont aussi majeurs.

Il faut d’abord s’entendre à nouveau sur les critères, bien qu’il n’y en ait pas d’absolu. Ils ne se réduisent pas à la part de la propriété sociale ou étatique dans l’économie. Le seuil serait-il ici quantitatif ? 10 %, 20 %, 33 %, dans quel secteur, avec quelle taille d’entreprise (rappelons qu’on estime aujourd’hui à moins de 1 % la part des sociétés mixtes dans la production nationale en URSS, et que même en Pologne elle reste très faible) ? C’est bien l’un des critères, mais à mettre en rapport avec un ensemble (contrôle et mécanisme du crédit, formation des prix et du salaire, droit à l’emploi et chômage, contrôle du commerce extérieur), qui définit une économie dirigée et planifiée. Sinon… Sinon, nous donnerions l’idée que notre modèle de planification n’est autre que celui du communisme de guerre ; ou bien nous serions tentés de voir la restauration déjà accomplie sous la Nep, ou en 1968 en Yougoslavie (comme le prétendaient alors les dirigeants chinois). La transition au socialisme commence pour Trotski avec « les incursions despotiques dans le domaine de la propriété privée ».

Pour restaurer le capitalisme à l’Est (pas en Allemagne orientale ou en Pologne, ou en Hongrie… mais dans l’ensemble des pays de l’Est), il y a donc de nombreuses conditions. Et quelques conséquences.

On entend parler de plan Marshall pour l’Europe de l’Est ? Rappelons que l’équivalent actuel du plan Marshall serait de 170 milliards de dollars. L’ensemble des joint-ventures conclues en Europe de l’Est et en URSS en 1989 correspond à un total de 5 milliards de dollars ; l’aide envisagée par la Banque mondiale pour la Pologne monte à un milliard ; l’aide globale pour l’Europe de l’Est envisagée par la Communauté européenne s’élève à 20 milliards…

Il faudrait pour atteindre les objectifs une masse de capitaux disponibles. Une volonté politique unifiée. Une stabilité monétaire. Une garantie relative de paix sociale et de stabilité politique. Tout cela pose à la fois le problème de la crise économique et de la redéfinition du projet européen.

a) Concernant la crise, il est vrai (les capitalistes en sont d’ailleurs conscients) que la reconquête des marchés de l’Est pourrait constituer le facteur exogène qui manque pour amorcer une nouvelle onde expansive (peut-être moins impétueuse que celle de l’après-guerre, mais néanmoins durable). Les taux de profit ont été redressés dans les centres impérialistes, l’investissement productif a été relancé. De nouvelles technologies, de nouveaux produits, une nouvelle organisation du travail s’esquissent. Normal, le nouveau commence dans l’ancien. Le problème, c’est de savoir s’il peut se systématiser et se généraliser dans un nouvel « ordre productif » ou un nouveau mode de régulation.

Ici plusieurs problèmes :

– Il ne suffit pas de réinvestir, il faut des débouchés, des marchés en jachère. L’Est pourrait les fournir. Mais tous les bourgeois éclairés en sont conscients (cf. Attali, Stoleru), cela impliquerait de profondes différenciations sociales, une explosion des inégalités, difficilement concevables – sauf dans les scénarios optimistes de transition pacifique sur vingt ans – sans confrontations sociales à l’issue aléatoire. D’où le peu d’empressement actuel des investisseurs, au-delà des efforts de crédit public.

– Il ne suffit pas de reconquérir des marchés à la hussarde, il faut encore instaurer un mode de régulation qui assure, pendant un temps au moins, la vertu de la vicieuse spirale. Autrement dit, l’économie ne saurait ici marcher de son côté, en ignorant le politique : le réaménagement d’un espace économique européen ne peut être stabilisé et couronné que par la refonte du système de domination étatique à l’échelle paneuropéenne. On en est loin, et cela nous renvoie à la question de l’Europe. (Ce sont ces obstacles sociaux et politiques que me semblent sous-estimer, tout en posant correctement un problème bien réel, les conclusions de l’article sur la crise paru dans Critique communiste.)

– Enfin, réorienter les flux de capitaux (non illimités) vers l’Est signifie les tarir vers le Sud. Or l’embellie apparente dans la crise, vue des métropoles impérialistes, tend à masquer sa continuation (voire son approfondissement) d’un point de vue mondial. La croissance par tête d’habitant au niveau planétaire continue à un rythme ralenti de moitié par rapport aux années cinquante et soixante. La croissance du revenu par habitant est négative en Afrique, au Moyen-Orient, en Amérique latine pour la décade écoulée. Surtout, les écarts se creusent entre continents et grands ensembles économiques depuis le milieu des années soixante-dix. Pour ne donner qu’un exemple : si la France est alléchée par les perspectives à l’Est, elle est tout autant inquiète des risques d’explosion qui s’accumulent en Afrique et au Maghreb. Pour la bourgeoisie française, l’Algérie est encore une question de politique intérieure à plus d’un titre.

b) La clef est peut-être européenne. Mais l’effet immédiat de la secousse venue de l’Est a été la remise en chantier du projet européen. Impossible désormais de se murer dans la moitié d’Europe à Douze. Plusieurs hypothèses se dessinent et beaucoup d’inconnues.

– La réponse de Mitterrand, qui peut être celle de la social-démocratie, en tant qu’aile marchante de la construction d’une Europe impérialiste, est logique. Il faut accélérer la construction et la consolidation politiques de l’Europe capitaliste (Fédération), forger les instruments monétaires, politiques, diplomatiques, militaires, communs, pour s’engager dans la périlleuse reconquête progressive de l’Est (Confédération).

– L’autre hypothèse, celle d’une vaste Europe marchande, avec des variantes (Europe fermement amarrée à l’Atlantisme du plan Baker, ou zone de libre-échange ouverte aux appétits du capital international) favoriserait l’émergence dans ce poulailler libre d’un renard dominant, l’Allemagne renforcée par son unité consommée ou amorcée.

Entre les deux, toute une gamme d’éventualités intermédiaires et de contradictions encore à peine perceptibles (dans toutes les hypothèses, la question allemande est au cœur du scénario) : quelle politique de défense européenne ? risques de déséquilibres régionaux accrus, par exemple au détriment de l’Espagne et du Portugal ? problèmes toujours non résolus de l’harmonisation fiscale, pour ne pas parler de la charte sociale… Les dirigeants bourgeois sont conscients de l’énormité des obstacles et se rassurent en pariant que la raison politique et l’intérêt historique commun de la bourgeoisie l’emporteront sur les rivalités et concurrences qui la déchirent.

Personne, de leur côté, ne semble envisager à haute voix, l’hypothèse où la crise rebondirait dans les mois ou années à venir : quelles conséquences pour l’Europe des Douze, pour les projets à l’Est ?

c) L’énormité du morceau à avaler et l’instabilité non résolue de l’édifice européen constituent donc deux obstacles majeurs sur la voie d’une restauration rapide du capitalisme en Europe de l’Est. Le troisième n’est autre que l’avenir de l’URSS elle-même. Il faut tirer à ce propos les conséquences de nos arguments politiques traditionnels, qui imputent la relative friabilité des régimes de l’Est à leur origine, « la révolution exportée bureaucratiquement ». Réciproquement, il faudrait en conclure, que les transformations structurelles en URSS ont une autre portée, plus difficilement réversible. Or, il serait pour le moins hâtif de considérer que le sort des pays dits de l’Est est d’ores et déjà découplé, économiquement, politiquement, militairement, de celui de l’URSS. Cela peut arriver. Mais pour l’heure le Comecon se survit, et aucun nouveau partage d’alliances militaires n’est encore dessiné. Par de nombreux liens, ces pays sont encore tributaires des évolutions politiques passablement incertaines en URSS.

Ajoutons que la privatisation du secteur public dans les pays de l’Est ne ressemblerait guère à celle de Balladur. Faute d’un capital et d’une bourgeoisie nationale développée, la privatisation serait en même temps une dénationalisation, une vente de pans de l’économie nationale aux multinationales impérialistes, comparables aux opérations de modernisation en cours dans plusieurs pays du tiers-monde. Autrement dit, le processus de restauration conduit à son terme signifierait probablement l’apparition de formes de dépendance inédites au sein même de l’Europe, entre le cœur impérialiste et la périphérie de l’Est. Situation lourde d’explosions nationales et de différenciations sur la question de défense de la souveraineté.

Conclusion ?

Quand il dit que le monde sort d’un équilibre, celui qui a prévalu depuis la fin de la guerre, mais qu’il est loin d’avoir trouvé les appuis d’un nouvel équilibre, Mitterrand fait preuve d’une certaine sagesse. La restauration capitaliste à l’Est est un projet et une possibilité. Mais il y a encore loin de la coupe aux lèvres. Son accomplissement présuppose des affrontements sociaux d’ampleur (quelle que soit l’idéologie de ses protagonistes). Il implique une issue enfin trouvée à la crise, non seulement dans un nouvel essor économique, mais dans un nouvel ordre politique. Dans ce contexte, le cas de l’Allemagne orientale est spécifique, du fait de l’existence d’un cadre national commun et de la puissance du capital ouest-allemand. S’il est douteux que le capital européen puisse absorber à court terme l’Europe orientale, il n’est pas exclu que l’Allemagne occidentale puisse annexer la RDA, encore que cette perspective n’aille pas sans puissantes contradictions.

Tout cela signifie, non pas un jeu de cache-cache entre optimistes et pessimistes, mais un effort pour prendre la mesure du facteur temps. Si le plus probable est une crise prolongée, des convulsions de longue durée, il faut accorder toute son importance à l’idée des rythmes. Un processus révolutionnaire a son tempo. Ses avancées et ses reculs, ses enthousiasmes et ses dépressions. Il ne relève pas d’une temporalité plane. Que l’on pense à la révolution allemande de 1918 à 1923, à la révolution russe de 1905 à 1917, à la révolution espagnole de 1931 à 1938… L’entrée en scène des masses d’Europe de l’Est s’est annoncée en Pologne. Mais elle ne date à proprement parler que de quelques mois. À l’étape actuelle, le rapport de forces n’est pas celui que nous espérions ou escomptions. Il faut chercher les explications politiques ou théoriques qui en rendent compte. Sans perdre de vue le mouvement d’ensemble, ses virtualités encore non tranchées, les accélérations et les retournements possibles.

II – La grille de lecture ?

Il y a des trous dans la grille ? Par définition. Nous avons du stalinisme et des pays de l’Est une approche théorique qui demeure la moins mauvaise jusqu’à ce qu’elle soit remplacée par une théorie supérieure, pas par un chaos empirique.

Quelles sont donc les premières grandes interrogations qui se sont exprimées.

1. Sur la nature de la bureaucratie

Le débat caste/classe n’est pas nécessairement le plus fécond et le mieux à même de résoudre les énigmes.

D’une part, il n’y a pas chez Marx de théorie achevée des classes. Seulement une esquisse, au livre III du Capital. Pas par hasard. Une théorie des classes ne se déduit pas en effet du seul niveau de production, du rapport capital/travail dans l’usine. Elle présuppose la reproduction du capital dans son ensemble, autrement dit le rapport d’exploitation dans la production, mais aussi la circulation et la distribution du revenu. La classe ne se réduit pas à son squelette, elle n’apparaît réellement qu’avec le retour au concret et supposerait probablement pour prendre chair les livres sur l’État et le marché mondial annoncés dans le plan initial du Capital et abandonnés ensuite.

D’autre part, il y a encore chez Marx une double notion de classe, la classe au sens large qui embrasse tous les rapports sociaux à travers les âges, et la classe au sens strict ou spécifique, au sens « moderne », qui se rapporte précisément au mode de production capitaliste. (Cf. Marx, Critique de la philo de l’État de Hegel, et Godelier, L’Idéel et le matériel). Par rapport aux sociétés hiérarchiques (L. Dumont sur l’Inde, Wittfogel sur la Chine, Pla sur les Aztèques) qui distribuent la société en ordres et états (fermés dans la plupart des cas, héréditaires) à partir d’une hiérarchie politique et souvent religieuse, la société capitaliste fait mine d’opérer une répartition des classes en fonction d’un strict automatisme économique. Cela suppose une relative autonomie de l’économique envers le politique, de la société envers l’État, du public envers le privé… Bref la grande fracture. D’où une mobilité sociale théorique et partiellement effective, et l’avènement de l’individualité moderne comme protagoniste du rapport contractuel. Même si l’État et les institutions continuent à intervenir dans la reproduction des classes (famille, éducation, etc.).

Dire que, dans les sociétés hiérarchiques, le pouvoir politique commande et organise les fonctions économiques ne signifie pas que le politique fonctionne en lévitation. Au contraire, politique et économie, société et État sont plus étroitement soudés. Le contrôle du pouvoir politique commande donc l’appropriation du surproduit social. Marx a eu une intuition forte en comparant la bureaucratie d’État aux anciennes castes et en la définissant comme la principale survivance des castes.

Jusqu’à présent, l’analyse de la bureaucratie par Trotski a été la plus féconde. Caste parasitaire. La brutalité même de sa crise actuelle illustre (à l’encontre de toutes les âneries récentes sur le totalitarisme – Morin, Castoriadis…) la faiblesse de ses racines sociales et son manque d’autonomie. La bureaucratie ne peut se regarder dans la glace, disait Bahro. La bourgeoisie peut s’assumer comme telle, avoir même une certaine fierté de son rôle historique. Le prolétariat aussi. La bureaucratie, elle, est innommable. Nul bureaucrate ne se revendique bureaucrate. La bureaucratie n’a pas de légitimité propre, mais nécessairement une légitimité déléguée et usurpée. Elle parle au nom de… Et quand le mandant supposé se met à parler pour lui-même (« nous sommes le peuple »), la bureaucratie est nue.

Le terme de bureaucratie s’est largement imposé. Les auteurs de l’Est ont le plus grand mal à aller au-delà des analyses de Trotski. Vozlensky parle bien de classe, mais pour préciser aussitôt « classe parasitaire » (dans la Nomenklatura). Zaslavskaya (dans Actuel Marx) dit seulement que ni caste ni classe ne sont pas des notions satisfaisantes, etc.

Dans la crise du système, la bureaucratie, fondamentalement hétérogène, se déchire et se disloque. Apparaissent des fractions restaurationnistes, mais aussi des fractions pour lesquelles la restauration effective signifierait la perte des privilèges. Politiquement peuvent surgir des fractions « Reiss » et « Boutenko », conformément au pronostic du programme de transition, à ceci près que les sources héroïques de la révolution sont éloignées dans le temps, qu’il y a peu de Reiss, et qu’il peut y avoir pas mal de Boutenko (précisant que l’aile « Boutenko » n’est pas tant chez Trotski libérale-restaurationniste que populiste-fascisante).

L’idée d’une bureaucratie proto-classe ou classe en formation fait-elle avancer le bouchon ? Cela impliquerait qu’avançant dans sa cristallisation de nouvelle classe, elle développe un mode de production spécifique. C’est plutôt le contraire qui se passe, et l’alternative « révolution politique »/restauration semble vouer la bureaucratie à l’écartèlement et à l’éclatement par rapport aux classes fondamentales.

Le fait que la bureaucratie (en tout cas gorbatchevienne) ait entrepris des réformes audacieuses et même risquées pour elle, qu’elle ait aboli sous la pression le monopole du pouvoir et le parti unique dans presque tous les pays, prouverait que son pouvoir ne dépend pas exclusivement du contrôle du pouvoir d’État, mais reposerait sur des fondements sociaux économiques propres ?

Curieusement, cette idée nous tire dans le sens d’un déterminisme économique étroit au lieu de traiter le problème d’un point de vue politique. La bureaucratie gorbatchevienne a entrepris des réformes, non de bon gré, mais parce qu’il y avait urgence (détérioration économique, fardeau des dépenses militaires, creusement du retard technologique, montée de l’impérialisme européen et de l’impérialisme japonais…). Devant la poussée populaire, la bureaucratie des différents pays cherche à négocier de nouveaux compromis. En Pologne d’abord, puis dans les autres pays. Situation hautement instable.

D’où il faut conclure que le régime bureaucratique, non réduit à l’archétype stalinien, a plus de plasticité que certains ne l’imaginaient. Rien ne prouve d’ailleurs que cela puisse durer longtemps. Mais faut-il, pour expliquer cette capacité de manœuvre défensive, recourir à une base socio-économique autonome de la bureaucratie ? Encore une fois, le contrôle du pouvoir politique n’est pas un strict phénomène politique. Il implique le contrôle d’une part importante du surproduit social (« consommé » sous forme de privilèges, non de capital). Peut-on considérer ces privilèges comme une forme d’accumulation primitive ?

C’est certainement ce que suggère, par analogie, le livre d’Isaac Joshua La Face cachée du Moyen-Âge (cf. critique d’Antoine Artous à paraître) dans son étude sur le « capital seigneurial ». Il y aurait non seulement accumulation de capital à la périphérie de la société médiévale, par le commerce et le pillage, mais accumulation endogène de « capital seigneurial ». Bien sûr, il y a appropriation voire accumulation d’un surproduit social. Mais cela ne dit pas comment, et surtout à quelles conditions (formation d’une main-d’œuvre libre, dissolution des veilles formes communautaires, marché du travail), ce surproduit peut commencer à fonctionner comme capital. Il faut pour cela un bouleversement social. De même, une part des privilèges peut certainement réapparaître sous forme de capital, mais cette métamorphose suppose un changement des rapports sociaux, leur permettant de fonctionner comme capital. On n’en sort pas.

Remarque annexe : dans l’hypothèse où la situation actuelle se prolonge, on risque d’assister à des phénomènes inédits dans la réorganisation de la société politique à l’Est. Ainsi, derrière les mêmes mots, peuvent apparaître des réalités nouvelles. Il y aura des partis sociaux-démocrates, peut-être électoralement puissants. On annonce déjà une social-démocratie allemande majoritaire. Mais une chose est une social-démocratie chargée de gérer la rigueur ou l’austérité dans une société capitaliste, autre chose une social-démocratie chargée de conduire un processus de restauration capitaliste en démantelant la structure sociale existante. Une telle formation sera exposée à de puissantes contradictions et vraisemblablement à des différenciations. Parallèlement, si des lambeaux ou fractions des anciens partis communistes parviennent à conserver une réalité significative, une fois découplés de l’État, ils devront chercher à reconquérir leur propre espace social en opérant comme des partis classiques. Tout cela annonce peut-être (probablement) une instabilité du paysage politique (électoral ?) plus proche de certains pays du tiers-monde que des vieilles démocraties parlementaires.

2. « Rien n’est jamais acquis à l’homme… »

Une bonne part des interrogations tourne autour de la notion d’acquis ou de conquêtes dans les États ouvriers bureaucratisés. La notion est, par définition, relative. Dans un premier temps, d’un point de vue historique, elle permettait de comparer, malgré le gâchis et le coût social de la planification bureaucratique, la capacité de l’économie planifiée et celle du marché à développer les forces productives. D’où les fameuses comparaisons pédagogiques entre Chine/Inde, Cuba/Amérique latine, sans oublier la formidable mutation sociale et économique de l’URSS sous Staline et Khrouchtchev (cf. M. Lewin, La Formation de l’URSS).

Ce type de comparaison perd de son efficacité avec la crise spécifique des économies bureaucratiques et l’entrée dans la stagnation. Du fait de la détérioration sociale, il devient impossible d’opposer terme à terme, dans une comparaison quantitative, les systèmes de santé, d’éducation, de consommation, en Europe de l’Est et de l’Ouest.

Ceci nous oblige à cerner plus précisément en quoi consiste, par-delà les arguments pédagogiques de circonstance, le noyau de ces fameux acquis. Question importante, puisque, lorsque nous parlons de défense des États ouvriers, nous ne défendons pas la bureaucratie, en fonction de considérations géostratégiques (campisme), ni le « système » en tant que tel (ce qui nous ferait endosser pêle-mêle le meilleur et le pire). Nous défendons les fondements de conquêtes sociales.

Or, s’il n’y a rien à défendre, il faut changer de ligne, considérer indifférent du point de vue de la révolution, que les pays de l’Est rejoignent ou non l’économie de marché, et en conclure logiquement que, si un tel processus venait à son terme, il ne signifierait en rien une défaite ou une évolution négative des rapports de forces mondiaux.

Notons que le problème est posé, y compris derrière les professions de foi orthodoxes. En effet, que signifierait une unification capitaliste de l’Allemagne dans le cadre d’un plan Kohl ou d’un plan Genscher ? Sans aucun doute, le démantèlement de l’État ouvrier est-allemand et le renforcement de l’Allemagne impérialiste. À moins de miser sur une synchronisation immédiate de la révolution socialiste à l’Ouest et de la révolution politique victorieuse à l’Est, l’hypothèse est loin d’être exclue. Donc, les camarades qui défendent (dans le cadre du droit à l’autodétermination que nous avançons tous) une unité de l’Allemagne tout court (Allemagne unie… dans laquelle les révolutionnaires continueraient la propagande socialiste ; de même que nous sommes pour l’indépendance de L’Irlande sans condition ni préalable ; à ceci près que le cas n’est précisément pas le même) manifestent ainsi pratiquement qu’il n’y a rien de particulier à défendre en RDA. Dans leur tribune de Rouge, Dietrich et H. Viken ont le mérite de le dire avec franchise. Les camarades de la TI3 sont beaucoup plus incohérents.

Cette affaire des acquis, comparative, pose la question des termes de comparaison. C’est là que les dés sont pipés. Le voisinage géographique et le bon sens poussent à comparer le niveau de vie des deux Allemagne, ou encore celui de l’Europe de l’Est et de l’Europe de l’Ouest. Mais si on cherche, à travers ces comparaisons, à tester des systèmes (marché et économie planifiée) pourquoi comparer la RDA à l’Allemagne impérialiste et non pas à l’Argentine ou au Portugal. On peut évidemment, pour des raisons pédagogiques, dire que les travailleurs des pays de l’Est, qui ne voient dans le mirage du marché que les avantages de consommation, n’ont pas pour avenir le niveau de vie de la Suède mais plutôt celui de la Turquie. C’est une approximation, car une restauration capitaliste ne signifierait pas une baisse générale de niveau de vie, mais une profonde différenciation sociale (certains envisagent dans un premier temps l’établissement de zones franches comme dans le tiers-monde). Comme toujours dans ces cas, il y aurait des « gagnants » de la restauration (et pas seulement les nouveaux capitalistes) et une majorité de perdants. Reste à déterminer les proportions. C’est la lutte sociale qui le fera.

Mais, plus généralement, cette question des acquis ne peut être discutée statiquement (par des comparaisons terme à terme entre pays), mais de façon dynamique (en perspective historique) ; ni par des parallèles entre deux pays échantillons, mais en fonction de ce que d’autres appellent « l’économie-monde ». De ce point de vue macrosocial, le problème n’est pas de savoir si la RDA est à un niveau de vie 30 % inférieur à celui de la RDA, mais quelle est la situation globale des économies planifiées par rapport à la situation globale des pays capitalistes (incluant la RFA aussi bien qu’Haïti, le Japon aussi bien que le Bangla Desh) tant il est vrai que l’économie capitaliste est un tout, et que la vitrine impérialiste n’existe pas sans l’arrière-cour des miracles de la dette, de la misère, des famines.

C’est de cette façon que doit être posée la signification de l’éventuelle restauration. Et, de ce point de vue, il ne fait aucun doute qu’elle signifierait une défaite historique de la classe ouvrière au profit de l’impérialisme, avec des conséquences en chaîne aussi bien dans les pays du tiers-monde que dans les métropoles impérialistes elles-mêmes.

Certains camarades objecteront que la validité d’une telle approche devrait être corroborée par l’attachement des travailleurs, fût-ce sous une forme idéologiquement confuse, à la traduction matérielle de ces conquêtes dans leurs propres pays. Sur ce point, la démonstration n’est pas faite, ni dans un sens ni dans l’autre (on pourrait même considérer que la prudence de la classe ouvrière vis-à-vis de la Perestroïka exprime une résistance passive aux conséquences des réformes). À l’étape actuelle, il est difficile et hasardeux de spéculer sur les « mouvements d’opinion ». Disons, en première approximation qu’un grand nombre de travailleurs ont probablement l’idée (l’illusion) de pouvoir combiner les avantages de consommation des pays impérialistes avec les garanties sociales de leurs propres pays. Reste à voir leur réaction face à un éventuel passage à l’acte.

D’ores et déjà, de multiples articles des économistes soviétiques réformateurs (Aganbeguian, Chemlov, cité par C. Samary dans Actuel Marx, Latsis dans la RIS) témoignent de la difficulté, voire de la paralysie, de la réforme des prix, non pour des raisons techniques, mais en raison des risques d’explosions sociales. Les voitures coûteraient peut-être moins cher pour une minorité, mais les produits subventionnés deviendraient inabordables. D’où l’idée qu’il faudrait préalablement saturer les besoins de consommation, avant de pouvoir entreprendre une réforme radicale des prix. (Stoleru : « Ce basculement vers le prix de marché peut être possible et immédiat pour nombre de produits banaux, il ne l’est certainement pas pour les produits correspondants aux fonctions de première nécessité : se nourrir, se chauffer, se loger… »). Même problème sur l’emploi, les travailleurs peuvent voir d’un bon œil les investissements étrangers, mais non les clauses de productivité et de rentabilité avec le retour d’un chômage massif. Les capitalistes ne s’y trompent pas, qui estiment souvent que les conditions sociales de rentabilisation de leurs investissements ne sont pas encore réunies.

En 1979, nous résumions la substance de la défense de l’État ouvrier, même dégénéré, par l’opposition résolue « à toute tentative de rétablissement de la propriété privée, qu’elle vienne de l’intérieur ou de l’extérieur ». C’est en effet ce qui fonde, par-delà le rapport salarial, le caractère non marchand de la force de travail. Nous nous orientons en fonction des classes, non des États ou des camps. Nous sommes des adversaires aussi résolus de l’État bureaucratique que de l’État bourgeois. Cela n’empêche pas que la restauration du capitalisme dans tout ou partie des pays de l’Est serait une défaite majeure du mouvement ouvrier international.

3. Trois problèmes politiques

Par-delà l’examen critique de la théorie, il convient de revenir aux questions politiques. Une partie du malaise vient en effet de la difficulté à traduire la théorie en réponses politiques pour les pays de l’Est. Je prendrai rapidement trois questions, sur lesquelles nous aurons souvent à revenir.

a) Plan et marché

Nous n’irons guère plus loin, dans l’état actuel des expériences, que les thèses de C. Verla (livre Yougo, cahier d’Amsterdam) ou de Mandel (polémique avec Nove). En substance :

l Plan et marché ne sont pas des techniques de gestion ou de pilotage de l’économie dosables à loisir, mais l’expression d’intérêts et de logiques sociales incompatibles. Nos ennemis le disent (Rocard au forum de L’Expansion dès 1977 : « la logique du marché est globale » ; Stoleru dans son article du Monde). Il faut les croire exceptionnellement sur parole. Il doit y avoir une logique de régulation dominante. Les formules du type « socialisme de marché » ne sont que la couverture de la confusion ou d’une révision masquée.

– Cela dit, nous ne sommes pas des tenants du « communisme de
guerre » et de la nationalisation à outrance. Même dans un pays capitaliste développé (voir le dialogue imaginaire de Trotski à propos du socialisme aux États-Unis). L’économie de transition implique donc la possibilité d’un secteur marchand encadré par les
mécanismes de l’économie dirigée et par l’auto-organisation des producteurs associés.

– Au-delà de ces lignes directrices, de l’opposition de la planification démocratique et de l’autogestion au marché et à la planification bureaucratique, nous ne pouvons guère définir de recettes à distance. C’est ce qui peut paraître frustrant. Mais il serait contradictoire d’affirmer, d’un côté, que les réponses pratiques en termes d’options, de choix, de priorités (industrielles, énergétiques, de communication) ne peuvent surgir que d’une démocratie de masse et de prétendre, de l’autre côté, détenir ces réponses a priori. Ce qui pèse ici, c’est la faiblesse des courants révolutionnaires dans les pays de l’Est à l’heure actuelle. La préoccupation immédiate de nombreux militants, c’est de trouver une sortie pacifique au marasme économique. Pour eux les réponses principielles générales ne suffisent pas. D’où les tentations souvent illusoires de trouver des solutions dans les expériences passées : néo-Nep, curiosité pour Boukharine, problème du secteur coopératif.

b) Démocratie parlementaire et démocratie directe

Sur ce point, nous partons d’une tradition claire. Dans la polémique contre les austromarxistes, Lénine excluait « la démocratie mixte » en tant que combinaison plus ou moins harmonieuse entre formes de démocratie représentative et formes de démocratie directe. Non en vertu d’un dogme, mais d’une logique stratégique. Si l’édification socialiste présuppose la destruction de l’État bourgeois, elle présuppose aussi l’émergence de formes de démocratie ou pouvoir populaire capables d’opposer aux mystifications de la démocratie bourgeoise, des formes de dualité de pouvoir, en remembrant notamment le producteur et le citoyen. C’est l’essentiel de la question.

À partir de là on peut raffiner par rapport à des idées simplistes de la démocratie directe réduite à une pure pyramide soviétique, en discutant l’articulation entre formes territoriales et formes enracinées sur les lieux de production, en discutant des modalités d’élection et des mandats, en tirant toutes les conséquences du pluralisme. (Nous l’avons fait à plusieurs reprises ; ce n’est pas ici le lieu.) L’expérience polonaise a introduit un nouvel élément. Avec le problème de la double chambre (la Diète de type parlementaire et une chambre autogestionnaire directement issue des organisations sociales). Donc une forme de démocratie mixte dont la dynamique particulière renvoie à l’existence des fondements d’une économie socialisée.

La situation actuelle est encore différente, puisque la revendication démocratique, juste et légitime, d’élections libres se réduit à la réactivation ou à la mise en place de formes représentatives parlementaires sans existence, et encore moins centralisation, d’organes de démocratie directe.

En conséquence, ou bien nous revenons sur un aspect central de notre critique de la démocratie bourgeoise et sur les principes élémentaires de L’État et la Révolution, ou bien nous devons poser vigoureusement la question de la démocratie directe, à contre-courant des vents dominants. En effet, l’un des effets pervers de la crise du stalinisme consiste en la revalorisation unilatérale non de la démocratie en général, mais des institutions de la démocratie bourgeoise.

Le problème se pose d’ailleurs sous un autre angle à partir des élections nicaraguayennes. Ce ne serait pas en effet le moindre paradoxe que de nous voir patauger nous-mêmes dans le crétinisme parlementaire en nous contorsionnant pour imaginer a posteriori une bonne politique économique et sociale qui aurait garanti le franchissement du seuil fatidique des 50 % dans des élections parlementaires, même sous un régime révolutionnaire.

Peut-être une autre politique économique aurait-elle été possible. Mais il n’y a en tout cas aucun lien mécanique entre cette question et celle du résultat électoral.

Une « bonne » politique (que personne n’a proposée d’ailleurs) aurait pu tout aussi bien (et plus vraisemblablement) accélérer la confrontation interne, régionale, internationale, et aboutir au communisme de guerre et à pas d’élections du tout.

Nous devons donc saluer à l’actif des sandinistes le maintien de la démocratie, du pluralisme politique et syndical, comme une démonstration de haute portée, malgré dix ans de guerre et d’agression, mais non identifier cette démocratie à la seule tenue d’élections parlementaires libres, mais néanmoins frauduleuses de la part de l’impérialisme. La fraude ne se réduit pas en effet au bourrage des urnes : un vote après dix ans de guerre et d’agression, en situation de blocus, et de suspension de crédits est aussi un vote truqué. Face à cela, il y a la position de Fidel : en situation de guerre, la démocratie est un luxe impossible, unité de commandement dans le politique comme dans le militaire !

Nous devons explorer la troisième voie, qui ne garantit pas la victoire mais permet en tout cas de concilier la démocratie et l’affirmation d’une autre légitimité que celle des institutions parlementaires, la construction d’un pouvoir populaire démocratique. La question avait d’ailleurs été évoquée timidement dans l’Internationale lors des précédentes élections au Nicaragua, lorsque les sandinistes (après discussion en leur sein d’ailleurs) avaient décidé de supprimer le Conseil d’État formé de l’ensemble des organisations sociales (y compris patronales) mais sous hégémonie des organisations syndicales et populaires. La composition de ce Conseil d’État avait été au centre de la première crise du premier gouvernement provisoire au printemps 1980 et de la sortie de Violetta Chamorro et A. Rebelo dudit gouvernement. Le maintien d’un organe de ce type ne résoudrait pas tout aujourd’hui mais représenterait une autre source de légitimité populaire (une forme de dualité de pouvoir), dépositaire des conquêtes sociales, face au nouveau gouvernement, au lieu de laisser à nu l’armée sandiniste face à la majorité électorale.

La question doit aussi se poser à l’avenir dans les pays de l’Est, face à des majorités parlementaires votant des mesures massives de privatisation, la question centrale doit être la centralisation sous une forme ou une autre, d’organes sociaux indépendants autour de la défense des acquis.

c) Un autre problème d’orientation politique qui va se poser à l’Est, dans la situation transitoire qui se dessine, est celle des alliances politiques, en rapport avec la réorganisation d’ensemble de la vie politique, la reconstitution de partis, la différenciation inévitable dans les fronts démocratiques initiaux. Ce problème n’est ici rappelé que pour mémoire. Il devrait être discuté cas par cas, avec celui de l’indépendance politique de la classe ouvrière et de la construction de courants ou d’organisations révolutionnaires.

Vents d’Est, certes, mais au pluriel, et fortement tourbillonnants. D’un côté, ils signifient la mise en mouvement de masses prolétariennes. C’est fondamental, mais non suffisant pour déterminer la trajectoire de ces masses (à moins d’un spontanéisme angélique et quelque peu mystique, qui n’est pas notre hostie quotidienne). Car, d’un autre côté, les effets internationaux de ces vents sont loin d’être à sens unique, à en juger par la suite d’événements en Amérique centrale ; par le fait que la crise des PC en Europe de l’Ouest ne se traduit ni par des ruptures significatives à gauche (à part le cas récent de la Grèce) ni par la constitution de courants gauches substantiels dans la social-démocratie ; par le fait que les rapports de forces électoraux qui s’annoncent à l’Est sont loin d’être favorables pour l’immédiat aux pôles classistes.

Ceci devrait d’ailleurs nous inciter à une rediscussion sur la social-démocratie, non pour remettre en cause sa caractérisation de parti ouvrier très très bourgeois, mais pour mieux définir sa fonction vis-à-vis de l’impérialisme européen en formation et dans le monde.

Quant aux tâches, nous aurons l’occasion d’en discuter plus précisément à travers les documents du congrès mondial. Il suffit ici d’insister sur le fait que notre priorité internationaliste est double. Vers les pays de l’Est (développement de liens et contacts, exploration des possibilités de construction) bien sûr, mais tout autant anti-impérialiste (dette, défense du Nicaragua, du Salvador, de Cuba), dans la mesure où les redéploiements en cours se traduiront sans aucun doute par une aggravation de la situation du tiers-monde.

Le Courrier du CC n° 71, 8 mars 1990

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